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Biologie

Le génome humain, un outil trop formidable

Le déchiffrage du génome de l’être humain, commencé il y a vingt ans, et les progrès techniques qui l’ont accompagné ont apporté aux biologistes des outils d’une puissance inédite. Entretien avec Denis Duboule, professeur au Département de zoologie et biologie animale, Faculté des sciences

ADN

Campus: Que faisiez-vous en 1990?

Denis Duboule: Je travaillais au Laboratoire européen de biologie moléculaire à Heidelberg en Allemagne. J’ai donc vu arriver les trabants venues de l’Est juste après la chute du Mur en novembre 1989. Du point de vue professionnel, j’étudiais les gènes HOX, autrement dit les gènes architectes dont l’action au cours du développement embryonnaire permet, entre autres, aux bons organes et membres d’apparaître aux bons endroits. La génétique du développement est d’ailleurs toujours mon sujet d’étude principal.

C’est la même année que la décision a été prise de séquencer le génome humain…

L’idée, venue des Etats-Unis, remonte à 1985, mais c’est en effet en 1990 qu’un consortium international se lance dans l’aventure. Un premier brouillon est publié en 2000 et la version finale en 2003. Cela a changé la vie des biologistes. Pas du point de vue conceptuel, mais par le fait qu’on a fourni aux chercheurs un outil incroyablement puissant. Ou plutôt des outils, puisque désormais nous disposons non seulement du génome humain en entier (ainsi que celui d’un nombre croissant d’organismes vivants), mais aussi d’une technologie de plus en plus performante pour séquencer de nouveaux brins d’ADN.

Quel impact ces outils ont-ils eu sur votre travail?

A la fin des années 1980, quand nous parvenions à séquencer 50 paires de bases (une paire de bases est l’unité de base du code génétique) sur un gel de façon lisible avant la fin de la journée, nous étions contents. Aujourd’hui, il est déjà question de séquencer un génome entier en une journée (trois milliards de paires de bases pour l’être humain). A cela s’ajoute le fait que nous disposons du code entier sur Internet et que nous pouvons trouver immédiatement n’importe quelle séquence. Ce qui était évidemment impossible avant.

Vous pouvez donc travailler plus rapidement qu’avant…

Oui, certainement, mais ce saut technologique a également eu des répercussions inattendues qui posent des problèmes épistémologiques. En d’autres termes, nous disposons de trop de technologie et de trop de résultats par rapport à notre capacité à y réfléchir. On peut comparer le travail du généticien à la confection d’une broderie. Auparavant, son approche était très artisanale. Chaque point dans le tissu était réfléchi et ce qui était important était de le pratiquer au bon endroit. Aujourd’hui, le chercheur réalise des centaines de millions de trous n’importe où et ne conserve que ceux qui l’intéressent dans le cadre de son étude. Nous avons trop de données, alors qu’auparavant nous n’en avions pas assez. Du coup, il faut en éliminer. Mais lesquelles? Et pourquoi? Du point de vue scientifique ce ne sont pas des questions triviales. De plus, le biologiste se distancie de plus en plus du matériel qu’il étudie, que ce soit un animal, une plante ou des cellules en culture.

Comment cela?

Ces dix dernières années ont vu déferler une vague de «omiques»: la génomique, la transcriptomique, la protéomique, etc. Toutes ces nouvelles disciplines hautement informatisées (elles étudient respectivement l’ensemble des gènes, des ARN messagers et des protéines d’un organisme) éloignent le scientifique de son sujet de recherche. Si j’ose changer de métaphore et passer de la broderie à la charcuterie, le biologiste d’aujourd’hui est un charcutier industriel au tablier propre. Il a perdu le contact avec le matériel biologique, quel qu’il soit. Il importe des millions de petits morceaux dont on perd la traçabilité, il sous-traite une partie de son travail à des plateformes technologiques et il fait tourner des ordinateurs. D’ailleurs, on entend de plus en plus de gens – pas forcément les plus compétents – prétendre que l’on n’a plus besoin d’animaux pour comprendre la biologie.

Et vous, continuez-vous à travailler sur des embryons de souris?

Oui, et nous en avons beaucoup. Ces disciplines «omiques» nécessitent une quantité importante de matériel biologique au départ. Une biopsie de peau chez un être humain peut fournir suffisamment de matière. Mais un échantillon prélevé sur un embryon de souris (notre sujet d’étude de prédilection) n’en donne pas assez. C’est pourquoi il nous en faut un grand nombre.

En ce qui vous concerne, vous n’avez donc pas perdu le contact avec le «matériel biologique».

Notre situation est particulière. Ce qui se fait dans mon laboratoire ne peut pas se faire partout ailleurs. Nous possédons en effet une grande animalerie – destinée notamment à réaliser des croisements – qui serait difficile à maintenir ailleurs, par exemple aux Etats-Unis, où les coûts seraient prohibitifs. Il n’existe plus que quelques pays en Europe (dont la Suisse, l’Allemagne et l’Angleterre) où l’on peut encore se permettre de telles recherches en génétique des mammifères. Parce que les conditions de financement de la recherche fondamentale y sont encore favorables. La majorité de mes collègues embryologistes travaillent dans des conditions moins bonnes.

Le séquençage du génome humain a-t-il apporté des progrès en médecine?

C’est un outil qui a été très utile pour l’étude des contributions génétiques aux maladies. Grâce à des méthodes de comparaison entre génomes, les généticiens ont identifié de nombreuses variations génétiques prédisposant à certaines affections. Ce travail a porté ses fruits particulièrement dans le cas des maladies dites monogéniques, c’est-à-dire qui ne sont causées par la mutation que d’un seul gène. Mais jusqu’à présent, il s’est révélé un peu plus décevant en ce qui concerne les maladies plus complexes dans lesquelles plusieurs gènes sont impliqués (diabète, obésité, Alzheimer…). Il existe des explications à cela. Plus il existe de gènes impliqués, plus les études nécessitent de malades afin de localiser les mutations éventuelles, il faut des cohortes de patients bien organisées, etc. C’est un travail difficile. Dans les conférences spécialisées, on sent que l’optimisme des débuts s’est un peu refroidi. Les progrès ne sont pas venus aussi vite que l’on espérait. Mais ils viendront, même s’il n’est pas facile de savoir quand.

Et, du point de vue de la recherche fondamentale, le déchiffrage du code représente-t-il une révolution scientifique?

Non. Il représente un outil très puissant qui a permis à la biologie d’avancer à pas de géant, mais il n’a rien révélé de fondamental que l’on ne sache déjà. Que l’homme ne possède pas tant de gènes que cela (environ 25 000, autant que la souris) n’est en soi pas révolutionnaire. Certes, les biologistes ont découvert de nouvelles fonctions pour de petits brins d’ARN. Vingt ans en arrière, pour les chercheurs, l’ARN servait de messager entre l’ADN et la synthèse des protéines. Aujourd’hui, on s’aperçoit que la moitié de l’ARN sert à autre chose. Une partie de ces molécules est impliquée dans la régulation des gènes, mais la majorité d’entre elles possède une fonction encore inconnue. Mais cette découverte a été réalisée grâce au génome du nématode Caenorhabditis elegans et non celui de l’homme.

Reste-t-il encore beaucoup à découvrir en génétique?

Bien sûr. Depuis la fin des années 1990, les biologistes ont compris beaucoup de choses. Mais bien d’autres leur échappent toujours. Un exemple parmi tant d’autres: comment les gènes s’y prennent-ils pour donner une forme aux organismes? La morphogenèse demeure toujours un grand mystère.