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Société

Du monde bipolaire à l’économie globalisée

Suprématie américaine, montée des «pays émergents», développement des services sont les principales caractéristiques du système économique mondialisé qui s’est mis en place suite à la disparition du monde bipolaire

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New York Stock Exchange, 28 novembre 2009.

La chute du mur de Berlin fut d’abord un immense choc politique. Mais la fin du monde bipolaire mérite aussi sa place dans les livres d’histoire économique. Elle marque en effet l’entrée dans une nouvelle ère: celle de la mondialisation. Une période marquée par une expansion des liens d’interdépendance et des échanges commerciaux entre les nations, le développement des services – et en particulier des services financiers –, l’apparition de «pays émergents» et, surtout, la confirmation de l’écrasante suprématie américaine. Explications avec Youssef Cassis, directeur du Département d’histoire économique (Faculté des sciences économiques et sociales).

La fin des «Trente glorieuses»

Les processus économiques étant par nature progressifs et donc difficiles à dater précisément, pour comprendre l’évolution suivie par l’économie mondiale au cours de ces vingt dernières années, il faut remonter un peu sur l’échelle du temps. «Les vingt dernières années sont la culmination de processus qui se sont engagés au cours des années 1970 déjà et qui ont largement contribué à transformer la configuration de l’économie mondiale», explique Youssef Cassis.

Le premier de ces éléments, c’est la fin de ce que l’on appelle souvent les «Trente Glorieuses», c’est-à-dire la période de forte croissance économique qu’a connue, entre 1947 et 1974, une grande majorité des pays développés. A partir du milieu des années 1970, en effet, avec le premier choc pétrolier, qui voit les tarifs de «l’or noir» brutalement quadrupler, la croissance se ralentit durablement, passant d’une fourchette de 4 à 6% à une moyenne de 2,5 à 3%.

A peu près au même moment, la fin du système de Bretton-Woods constitue un autre tournant important. Conclus au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, les Accords de Bretton-Woods instituent une nouvelle organisation monétaire mondiale: toutes les monnaies sont définies en dollar, la valeur du dollar étant la seule à être rattachée à l’or. Or, en août 1971, les Etats-Unis décident de suspendre la convertibilité de leur monnaie nationale en or. Deux ans plus tard, c’est tout le système qui vole en éclats avec l’écroulement des taux de change fixes. Dès lors, les taux de change des devises s’établissent en fonction des forces du marché uniquement. «Cette évolution s’est traduite par une réouverture des économies nationales et un développement des mouvements internationaux de capitaux, analyse Youssef Cassis. Deux éléments qui préfigurent le processus de globalisation qu’on voit se mettre en place dès le début des années 1980, et qui va prendre son envol dans le courant des années 1990.»

Troisième élément à prendre en compte: l’influence grandissante de l’idéologie néolibérale, marquée notamment par l’élection de leaders conservateurs tels que Margaret Thatcher en Grande-Bretagne et Ronald Reagan aux Etats-Unis. Deux personnalités prônant une libéralisation et une déréglementation toujours plus poussées de l’économie. Conception qui est devenue ultra-dominante après 1990.

«Suite à la chute du Mur, on constate un recul général du modèle capitaliste «germano-japonais», dans lequel les relations entre les banques et l’industrie, ainsi que le rôle de régulateur de l’Etat tiennent une place centrale, complète Youssef Cassis. Jusque-là, compte tenu des succès remportés depuis les années 1950, les économies allemande et japonaise suscitaient une certaine admiration. Mais la coûteuse réunification de l’Allemagne et l’entrée du Japon dans une longue période de récession, dont le pays n’est toujours pas sorti aujourd’hui, ont considérablement réduit le crédit dont jouissait l’économie de ces deux Etats.»

Bonus et délocalisations

Conséquence: l’idée que le système économique doit être essentiellement basé sur les résultats des marchés boursiers s’impose un peu partout. On constate dès lors une très forte augmentation des mouvements de capitaux internationaux et une multiplication des offres de rachat hostiles. Permettant d’obtenir une meilleure cotation, les licenciements explosent également, de même que les délocalisations. Du côté des dirigeants, les bonus atteignent des sommes de plus en plus faramineuses, ce qui contribue à creuser l’écart avec la moyenne des salariés.

Ce changement de paradigme est encore accentué par ce que l’on appelle souvent la troisième révolution industrielle. A partir des années 1990, les économies avancées se muent en effet en sociétés post-industrielles dans lesquelles ce sont les services – et en particulier les services financiers – qui connaissent les plus forts taux de croissance. Les industries qui ont longtemps été dominantes, comme l’automobile, l’acier ou la chimie lourde, sont ainsi progressivement délocalisées dans des zones moins prospères du globe, tandis que les technologies de l’information et les biotechnologies deviennent les nouveaux secteurs de pointe.

Le phénomène contribue largement au développement des pays dits «émergents», dont il est de plus en plus souvent question depuis 2000. Le terme de BRIC (pour Brésil, Russie, Inde, Chine) a d’ailleurs été forgé en 2001 par Jim O’Neil, alors chef économiste chez Goldman Sachs, pour désigner les pays qui semblent destinés à devenir de grandes puissances économiques.

Les états-Unis creusent l'écart

Cependant, même si la Chine, par exemple, peut aujourd’hui se targuer d’un PIB supérieur à celui de la France ou de l’Allemagne, ce sont les Etats-Unis qui restent les grands bénéficiaires des changements intervenus depuis la fin de la Guerre froide.

Dopée par l’émergence des nouveaux marchés que constituent les nouvelles technologies et les produits financiers, domaines dans lesquels elle s’est rapidement imposée comme leader, l’économie américaine sort de la récession au début des années 1990. Elle renoue alors, et pour plusieurs années, avec une croissance qui dépasse de loin celle de ses concurrents européens. «Alors que l’écart s’était quelque peu réduit durant les Trente Glorieuses, les Etats-Unis n’ont cessé de consolider leur avance au cours des deux dernières décennies», confirme Youssef Cassis.

Selon les données du Fonds monétaire international, les Etats-Unis produiraient ainsi aujourd’hui près de 20% de toutes les richesses de la planète. Et le PIB du pays, qui a augmenté de 32% entre 2000 et 2008, équivaut à celui des sept autres Etats du G8: Allemagne, Canada, France, Italie, Japon, Royaume-Uni, Russie.

«Les conséquences de la crise financière de 2007 sont encore difficiles à estimer, conclut Youssef Cassis. Si la situation n’empire pas, les Etats-Unis en sortiront affaiblis, mais cela ne suffira pas à remettre en cause leur leadership sur l’économie mondiale. Le passage de témoin n’est donc pas pour demain.»