Campus 100

Société

Les pauvres font courber la démographie

Les années 1990 représentent un changement radical dans la compréhension de la démographie mondiale. Elles sont marquées par la Conférence mondiale sur la population qui s'est tenue au Caire et la découverte d’un phénomène inattendu, le «malthusianisme de la pauvreté»

Démographie
Etat du Kerala, Inde, 21 avril 2010.

Jusqu’aux années 1980, les démographes prédisaient que la planète compterait 7 milliards d’individus en l’an 2000. Or, nous n’étions «que» 6 milliards au tournant du millénaire. Comment une telle erreur a-t-elle pu se produire? «Cette différence est due à un phénomène totalement inattendu: le malthusianisme de la pauvreté, explique Michel Oris, professeur au Centre interfacultaire de gérontologie et au Département de sociologie (Faculté des sciences économiques et sociales). Dans les régions pauvres du monde, des centaines de millions de personnes ont diminué leur fécondité de leur propre initiative. Le phénomène a probablement commencé dans les années 1980, mais nous ne nous en sommes rendu compte qu’au milieu des années 1990.»

Changer le futur

Du coup, le futur a changé. Car si la population mondiale, qui atteindra cette année les 7 milliards d’individus, continue d’augmenter (les femmes ont en moyenne 2,52 enfants, le taux minimum de renouvellement d’une population étant de 2,1 enfants par femme), le rythme de cette croissance diminue depuis trente ans environ. Et si la tendance se poursuit, les démographes prédisent que le nombre d’habitants de la Terre plafonnera à 9,5 milliards d’ici à cinquante ans.

Cette vision relativement «durable» de l’évolution de l’humanité tranche avec celle qui prévalait jusqu’il y a vingt ans et qui était marquée par la peur d’une surpopulation catastrophique. Thomas Robert Malthus, au début du XIXe siècle, considérait déjà qu’il fallait réduire la fécondité pour éviter d’épuiser des ressources qui sont limitées. La Révolution industrielle a temporairement rendu obsolètes les craintes du pasteur anglican. Mais l’explosion démographique du tiers-monde après 1945 les a remis au goût du jour. Les craintes de famines massives en Inde, prédites par le sociologue américain Kingsley Davis, mais qui ne se sont jamais produites, et d’autres disettes qui, elles, se sont réalisées en Afrique, ont alimenté la peur de la surpopulation. Le livre catastrophiste de l’Américain Paul R. Ehrlich, The Population Bomb en 1968, n’a fait qu’accentuer ce sentiment.

C’est alors que des programmes antinatalistes, parfois brutaux, ont émergé. Des stérilisations forcées, en violation des droits humains, ont ainsi eu lieu massivement en Amérique latine et en Asie, particulièrement en Inde et en Chine. Ces pratiques, soutenues au moins implicitement par les organisations internationales, étaient basées sur l’idée malthusienne selon laquelle les sociétés pauvres – dans lesquelles les enfants constituent une sorte de «bâton de vieillesse» – sont incapables de prendre en charge leur fécondité.

«La réalité a montré que cette vision est fausse, note Michel Oris. Dans les années 1980, le comportement des paysans et des habitants des bidonvilles s’est en effet mis à changer. Ces populations ont continué à se marier à un jeune âge et à faire très vite des enfants, mais il est apparu une limite au-delà de laquelle un enfant supplémentaire ne représentait plus une promesse de retour, mais une bouche de trop à nourrir.»

L'offre et la demande

Or, au cours des décennies antérieures, les gouvernements concernés avaient mis en place une infrastructure importante pour le contrôle des naissances, incluant la possibilité de se faire stériliser gratuitement. Tout à coup, cette offre a rencontré une demande. «Se méprenant, certains scientifiques occidentaux se sont d’abord outragés devant ce qu’ils pensaient être le retour des stérilisations forcées, souligne Michel Oris. Mais petit à petit, ils se sont aperçus qu’il s’agissait d’actes "volontaires". Majoritairement accomplis par des femmes, ce phénomène a été observé dans un très grand nombre de pays, qu’ils soient dictatoriaux ou démocratiques.»

Un des moteurs de ce malthusianisme de la pauvreté est probablement le passage, sous l’influence de la mondialisation, d’une agriculture de subsistance à une agriculture spéculative. Traditionnellement, le paysan pauvre cultive de quoi subvenir aux besoins de sa famille. Les mauvaises années, il reçoit, si besoin, de l’aide internationale pour joindre les deux bouts. Les bonnes, il vend le surplus de sa récolte. Mais depuis vingt ans, le même paysan consacre de plus en plus souvent ses terres à une culture unique dont il vend les fruits sur le marché national ou international. Et c’est avec cet argent qu’il nourrit sa famille.

«Ces populations s’en sortent mieux, en général, mais elles deviennent aussi plus vulnérables, explique Michel Oris. Si le prix de la tomate est élevé, par exemple, tout va bien pour le cultivateur des rives du fleuve Sénégal qui en a fait sa spécialité. Mais s’il baisse, le même cultivateur risque la famine. Idem lorsque le prix des aliments de base, que le paysan est désormais obligé d’acheter, explose.» C’est précisément ce qui s’est produit durant les «émeutes de la faim» qui ont touché un grand nombre de pays du Sud en 2008, après que les prix des produits alimentaires eurent brusquement augmenté.

Changement de paradigme

En même temps que le malthusianisme de la pauvreté, un autre événement a marqué la science de la démographie au début des années 1990. C’est la Conférence internationale des Nations unies sur la population et le développement qui s’est tenue au Caire en 1994. Les conclusions de ce sommet ont en effet durablement influencé l’action internationale, notamment en ce qui concerne le contrôle des naissances. Avant cette date, l’approche des pays occidentaux consistait principalement à imposer leur mode de vie aux populations des pays pauvres, sans égard pour leur système de croyances et de pensée.

Au Caire, les gouvernements ont élaboré un nouveau paradigme, celui de la «santé reproductive». Il vise à rompre avec les stérilisations forcées en s’efforçant de répondre aux besoins réels des populations, et en premier lieu des femmes (car c’est d’elles qu’il s’agit avant tout). En bref, si l’une d’elles demande un moyen de contraception, il faut le lui fournir, mais si elle désire être soignée contre un problème d’infertilité qui risque de lui attirer la répudiation de son mari par exemple, il faut l’aider également. «La logique qui prévaut maintenant est l’"empowerment" des femmes, précise Michel Oris. Les mœurs des organisations internationales et des gouvernements ont totalement changé. L’Inde, par exemple, a recomposé sa politique à la suite de cette conférence. Et comme ce pays compte plus d’un milliard d’habitants, cela s’est rapidement vu dans les statistiques.»