Campus n°101

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Le Japon n’est plus ce qu’il était

Des origines à la récente crise économique, la «Nouvelle Histoire du Japon» que vient de signer Pierre-François Souyri propose de redécouvrir le passé complexe et profondément original de l’Empire du Soleil-Levant. Un récit érudit et captivant

«Quand donc l’Occident comprendra-t-il, ou essaiera-t-il de comprendre l’Orient? Nous sommes parfois épouvantés, nous autres Asiatiques, de l’étrange tissu de faits et d’inventions dont on nous a enveloppés», écrivait en 1906 Okakura Tenshin. A un peu plus d’un siècle de distance, le grand critique japonais a été exaucé. Dissiper les préjugés, balayer les idées reçues, mettre en évidence l’originalité et la complexité de la civilisation japonaise en s’appuyant sur les résultats les plus récents de l’historiographie nationale: tel est en effet le projet de la Nouvelle Histoire du Japon que vient de publier Pierre-François Souyri, professeur à l’Unité de japonais de la Faculté des lettres.

Un peuplement hétérogène

Cette somme, qui se lit comme un roman, s’ouvre logiquement sur la question longtemps controversée des origines. Durant toute la période coloniale du Japon, l’homogénéité ethnique et culturelle de l’Archipel a en effet été érigée en dogme. Selon la thèse officielle, les Japonais descendraient en droite ligne de populations venues du continent qui, grâce à leur supériorité technique, seraient parvenues à conquérir le pays et à en chasser les populations indigènes. Comme le montre Pierre-François Souyri, cette lecture ne tient pas face aux découvertes archéologiques récentes qui montrent que l’Archipel est habité depuis 40 000 à 30 000 ans et non depuis l’époque Jômon (-12 000 environ) comme on le croyait jusqu’au milieu du XXe siècle. Par ailleurs, le peuplement du Japon est plus hétérogène qu’on ne le pensait. Dans les faits, les Japonais de l’époque historique sont le produit du mélange de deux populations principales – l’une provenant de Sibérie orientale et d’Asie, l’autre venant de la péninsule coréenne – elles-mêmes partagées en de nombreuses sous-cultures spécialisées.

Pour justifier l’apparition de traits spécifiques à la culture japonaise à partir de l’époque Jômon, les historiens ont en outre longtemps défendu l’idée que le Japon préhistorique était un territoire isolé dont les frontières recouvraient presque parfaitement celle de l’Etat moderne. Or, de nombreux travaux montrent aujourd’hui que des échanges précoces au-delà de la mer du Japon existaient, preuve de contacts avec la Chine, la Corée, la Sibérie et l’Asie du Sud-Est. Comme le souligne Pierre-François Souyri, il reste cependant vrai que «les hommes qui vivaient sur l’Archipel ont longtemps ignoré la plupart des grandes innovations continentales: la métallurgie du bronze, l’élevage, l’agriculture sèche et inondée mettront des siècles à franchir l’obstacle de la mer». La culture du riz inondé, encore souvent considérée comme le fondement de la civilisation japonaise, ne devient ainsi un élément essentiel de l’alimentation des populations qu’à partir du XVIIe siècle.

Dans le long processus qui débute vers le IVe siècle et qui va conduire à l’unification politique du pays, achevée finalement au XIXe siècle, Pierre-François Souyri relève également l’influence considérable exercée par la Chine. L’écriture, les techniques d’administration, le calendrier impérial, l’organisation du territoire, le bouddhisme, le taoïsme et le confucianisme sont tous empruntés à l’Empire du milieu. «La monarchie japonaise se présente comme une réplique de la monarchie chinoise, résume l’auteur. Un monde en petit par rapport à son voisin, dont elle n’admet d’ailleurs pas la prédominance.» Et dont elle s’efforce de se démarquer.

Au VIIIe siècle, le Japon, qu’on nommait jusque-là Yamato, prend son nom actuel. Un siècle plus tard, on voit émerger une langue et un système d’écriture propres à l’Archipel. A la tête du pays, l’empereur n’a alors qu’un pouvoir symbolique. Dans les faits, ce sont les ministres et la noblesse qui dirigent le pays. Dans les provinces, où le contrôle de l’Etat central reste faible, les élites s’appuient sur des forces armées privées dont la multiplication donne naissance à un nouveau groupe social: les samouraïs. A la fin du XIIe siècle, le pays entre de plain-pied dans ce que les Japonais appellent «le temps des guerriers».

Caractérisée par un système féodal ­comparable à celui qui est alors en place en Occident, cette période est dominée par la figure du «shôgun». Maître du pays, ce dernier est le seul à avoir le droit d’assurer l’ordre. Il est suffisamment fort pour repousser les envahisseurs mongols, mais pas pour assurer durablement un équilibre politique intérieur. A partir de 1333, le pays connaît ainsi trois siècles de guerre quasi permanente. Cet «automne flamboyant» n’est cependant pas la période noire souvent décrite par les historiens. Certes la violence se banalise, mais l’économie connaît un important développement. Le niveau de vie augmente, les mœurs se débrident, l’art floral (ikebana) s’épanouit.

Le choc des canonnières

La marche vers l’unification du pays reprend vers 1600 avec l’émergence d’un nouvel Etat fort. De vastes travaux de régulation des fleuves et de mise en culture de nouvelles terres permettent d’élever la productivité et les rendements. Cette période de stabilisation est interrompue au XIXe siècle par la conjugaison de deux éléments: de graves famines débouchant sur des révoltes sociales sans précédent et l’évolution des relations internationales. Isolé depuis des siècles, le Japon reçoit un premier choc lorsque les Britanniques remportent la Guerre de l’opium contre la Chine en 1842. Et un second, bien plus brutal encore, quand les canonnières américaines de l’amiral Perry forcent les portes du pays.

Pour les anciens samouraïs, le seul moyen de dépasser la crise est de bâtir un Etat-nation à l’occidentale, capable de soutenir durablement le développement économique du pays. D’où un changement de cap radical. En 1868, l’empereur reçoit pour la première fois en audience les ambassadeurs des Pays-Bas, de la Grande-Bretagne et de France. Trois ans plus tard, la moitié du gouvernement japonais fait le tour du monde pour observer les progrès accomplis par les Occidentaux. Ils en reviennent persuadés de la supériorité des systèmes étrangers. Il s’agit donc de se mettre au travail. Des étudiants sont envoyés à l’étranger, tandis qu’on invite dans l’Archipel des ingénieurs, des techniciens et des professeurs occidentaux pour une mise à niveau. Sur le plan étatique, les ministères sont redéfinis et placés sous l’autorité d’un premier ministre. Un Parlement est mis en place et une nouvelle Constitution, influencée par celle dont s’est dotée l’Allemagne de Bismarck, est adoptée le 11 février 1889.

Le «demi-siècle terrible»

Menée tambour battant, la modernisation du pays apporte des résultats spectaculaires: la production est multipliée par deux entre 1895 et 1905, tandis que la proportion de personnes employées dans l’agriculture passe de 73% en 1872 à moins de 50% en 1930. Le volume de la flotte est, pour sa part, multiplié par sept entre 1914 et 1919.

Car cet essor est indissociable d’une politique extérieure de plus en plus agressive. De 1894 à 1945, le pays, rebaptisé «L’Empire du Grand Japon», se lance dans une série d’opérations impérialistes contre les pays voisins qui n’a aucun équivalent dans l’histoire de l’Archipel. Ce «demi-siècle terrible», qui fait du Japon la première puissance non occidentale colonialiste, s’ouvre sur une série de victoires. Taïwan, le sud de Sakhaline, la Corée, la Mandchourie, une partie de la Chine, puis Hong Kong, l’Indochine, la péninsule malaise, les Indes néerlandaises, les Philippines et la Birmanie tombent sous le giron impérial.

Sur le plan intérieur, cette course en avant s’accompagne d’une série de glissements qui conduisent à l’instauration d’une dictature dirigée par les «cliques militaires» au sein de laquelle le contrôle de l’opinion devient de plus en plus systématique. Ce qui n’empêche pas la voie de la guerre de déboucher sur une impasse.

Bloqué sur le continent par la résistance chinoise, repoussé par les Soviétiques, lâché par Berlin, confronté à l’hostilité croissante des Anglo-Saxons, le Japon n’a plus de véritable projet. C’est dans ce contexte et avec l’idée qu’une guerre courte et limitée pourrait faire plier les Américains, qu’est décidée l’attaque sur Pearl Harbor. Avec les suites que l’on sait. Le 14 août 1945, sans doute autant effrayé par la menace d’une invasion soviétique que par les bombes américaines, l’empereur Hirohito capitule.

«La sinistre épopée de l’Empire du Grand Japon s’achève sur un désastre historique comme rarement un pays en a connu, résume Pierre-François Souyri: une défaite militaire totale, deux bombardements nucléaires, l’effondrement de l’Empire colonial et l’occupation – pour la première fois dans l’histoire du Japon – du pays par une armée étrangère.»

Le long après-guerre qui commence alors constitue paradoxalement une sorte d’âge d’or. Doté de nouvelles institutions voulues par les vainqueurs, mais qui répondent aux aspirations populaires, le Japon profite pleinement des «Golden sixties». Guerre froide oblige, il s’agit pour les Etats-Unis de faire de l’Archipel un rempart contre le communisme et une vitrine du projet américain pour les sociétés d’Extrême-Orient.

L’archipel isolé

Dopée par les commandes militaires de l’occupant, l’économie de l’Archipel redémarre à plein régime. Entre 1955 et 1973, le PNB du pays est ainsi multiplié par cinq. Deuxième plus grande puissance économique au monde, le Japon est désormais le principal concurrent des Etats-Unis. Selon Pierre-François Souyri, ce bilan radieux, qui a donné à de nombreux Japonais le sentiment d’avoir enfin comblé leur retard sur les Occidentaux, doit toutefois être nuancé pour au moins deux raisons. La première tient aux conséquences écologiques de ce développement. Même si de nombreux progrès ont été accomplis depuis en la matière, Tokyo est en effet, durant les années 1970, la ville la plus polluée au monde.

La seconde porte sur la position dans laquelle se trouve aujourd’hui le Japon sur la scène diplomatique mondiale. «Méprisé par son principal allié, les Etats-Unis, à peu près ignoré par les Européens, incapable de s’entendre avec son voisin russe sur une frontière communément admise, suscitant toujours autant d’antipathie chez son voisin sud-coréen et menacé de ses fusées par Pyongyang, tenu à distance par une Chine prompte à raviver les cicatrices de la guerre, le Japon est pour ainsi dire inaudible sur les grands problèmes du monde contemporain», conclut Pierre-François Souyri.

Vincent Monnet

«Nouvelle Histoire du Japon», par Pierre-François Souyri, Editions Perrin, 627 p.