Campus n°102

Chimie

Un «lego» moléculaire qui défie les lois de la nature

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Capables de créer des composés n’existant pas à l’état naturel, les chimistes ont longtemps souffert d’une image d’apprentis sorciers. D’où l’importance qu’ils accordent aujourd’hui à la maîtrise des méthodes et des processus qu’ils utilisent pour déclencher des réactions. Entretien avec Jérôme Lacour, professeur au Département de chimie organique et vice-doyen de la Faculté des sciences

Campus: L’Année internationale de la chimie permettra de donner au public une autre image de la chimie que celle qui est liée aux catastrophes industrielles du XXe siècle (Seveso, Bhopal ou encore Bonfol). Quel message souhaitez-vous faire passer à cette occasion?

Jérôme Lacour: Que la chimie est partout. Pour fabriquer des objets aussi banals qu’un stylo jetable ou une batterie de téléphone, il faut de la chimie. Mais, ce dont le public ne se rend pas forcément compte, c’est que derrière le cachet que l’on prend pour soulager un mal de tête ou pour soigner une grippe, il y a le travail de 200 chimistes qui, en modifiant les substrats, en ajoutant de la polarité ici, en grattant quelques atomes par là pour que la molécule soit plus active, sont parvenus à produire la substance voulue. Quant à la question des risques et de l’image négative dont peut souffrir parfois la chimie, il me semble que c’est inhérent au pouvoir même de cette science.

Que voulez-vous dire par là?

Le travail du chimiste consiste à manipuler des matières qui peuvent avoir une grande puissance énergétique comme le fuel ou le kérosène. Mettre 10 litres d’essence dans une voiture semble tout à fait banal aujourd’hui. Mais, il faut réaliser que ce geste permet de propulser pendant plus de 100 kilomètres un engin qui pèse 2 tonnes à 150 kilomètres/heure. Ce qui suppose une énergie faramineuse, donc un danger potentiel. Tout le défi pour le chimiste, c’est de s’assurer de la maîtrise totale des méthodes et des processus qu’il utilise pour déclencher une réaction.

Si vous deviez mettre en avant un aspect de la chimie pour susciter de nouvelles vocations auprès des futurs étudiants, que diriez-vous?

La spécificité du chimiste est de pouvoir fabriquer son propre objet d’étude. La chimie permet en effet de concevoir de nouvelles molécules n’existant pas dans la nature, puis de produire ces objets nanoscopiques en quantité macroscopique. Nous disposons par ailleurs aujourd’hui d’outils avec lesquels nous pouvons analyser très précisément la structure des molécules afin de vérifier que le résultat obtenu correspond bien aux attentes. C’est une sorte de jeu de Lego infiniment petit qui nous permet parfois de faire ce que la nature ne veut pas ou de dépasser les contraintes qu’elle impose.

Avez-vous des exemples?

La bryostatine est une molécule sécrétée par une bactérie qui permet à des organismes marins proches du corail (les bryozoaires) de protéger leurs larves contre la prédation des poissons. Mais on s’est également aperçu que cette molécule avait des propriétés anticancéreuses. Le problème, c’est qu’elle se trouve en faible quantité à l’état naturel, qu’elle est délicate à cultiver et très compliquée à synthétiser. Cependant, des chercheurs américains se sont aperçus qu’on pouvait obtenir un produit beaucoup plus réactif en supprimant purement et simplement une partie de la molécule particulièrement ardue à reproduire en laboratoire. Du coup, une quinzaine d’étapes de synthèse ont été supprimées, ce qui permet de réduire considérablement les coûts d’un futur médicament. Un autre succès est celui du Taxol, un médicament utilisé pour le cancer ovarien. Il s’agit cette fois d’une molécule extraite à l’origine de l’if de Californie. Mais là encore, elle existait dans de très faible proportion à l’état naturel. Un peu par hasard, un chercheur français s’est aperçu que l’if européen contenait une molécule très proche, mais en beaucoup plus grande quantité. En laboratoire, on est ensuite parvenu, grâce à l’adjonction d’un produit de synthèse, à réaliser une molécule sept fois plus active que le substrat naturel. Ce genre de bricolage moléculaire est souvent assez empirique, mais il constitue le fondement même de la chimie.

Ce type de manipulation se rapproche-t-il du concept de «chimie verte», dont on parle de plus en plus depuis la fin des années 1990?

Un des problèmes actuels de la chimie est que certaines transformations qui ont l’air superbes de prime abord supposent l’utilisation de réactifs en grande quantité. Cela génère des déchets importants, ce qui est naturellement nuisible à l’environnement. La réflexion autour de la chimie verte vise donc à développer des outils et des méthodologies permettant de réaliser des synthèses aussi «propres» que possible et à accélérer les transformations en utilisant des catalyseurs. En d’autres termes, il s’agit de raccourcir le chemin qu’il faut parcourir pour arriver au produit final.

Concrètement comment vous y prenez-vous?

On peut réaliser un produit final identique en réduisant le nombre d’atomes impliqués dans une réaction grâce à des réactifs plus performants. On peut également travailler sur les solvants, chercher à réduire le nombre de manipulations nécessaires à la réalisation d’une molécule. On peut également tenter d’abaisser le niveau d’énergie requis pour provoquer la réaction souhaitée. Si, au lieu de chauffer votre four à 150° pendant quarante-huit heures, vous pouvez obtenir le même résultat en dix minutes, vous réduisez considérablement les coûts énergétiques (et donc l’impact environnemental) de l’opération et vous contrôlerez mieux votre réaction. Et c’est vrai dans des domaines aussi variés que la production de médicaments, de polymères ou de parfums.

Un de vos domaines de prédilection est l’étude des molécules chirales, c’est-à-dire des molécules qui possèdent deux formes énantiomères dont l’une est l’image miroir de l’autre et qui ne sont pas superposables, comme la main gauche est l’image symétrique de la main droite. Quel intérêt particulier présentent ces molécules?

Deux molécules composées des mêmes atomes, ordonnés selon la même séquence de liaison, mais dont l’arrangement dans l’espace est un peu différent, peuvent sentir soit le cumin soit la menthe selon leur forme énantiomère. Ces molécules sont donc naturellement très importantes pour l’industrie des arômes et des parfums. L’étude de la chiralité est aussi essentielle pour l’industrie pharmaceutique dans la mesure où, depuis 1993, il est interdit de mettre sur le marché un médicament contenant une molécule sous forme racémique, c’est-à-dire qui est composée d’un mélange des deux formes énantiomères d’une molécule chirale. Par ailleurs, avant de commercialiser un nouveau produit, il faut également s’assurer que celui-ci ne se racémisera pas une fois absorbé par l’organisme. Et cela même dans le cas de molécules très complexes ne pouvant passer d’un état à l’autre que par le biais de très nombreuses manipulations. Ce qui constitue une contrainte très lourde pour l’industrie pharmaceutique qui se voit du coup forcée, pour chaque produit, de fabriquer et de tester ces deux énantiomères.

Pourquoi de telles précautions?

C’est notamment dû au scandale causé par le Thalidomine. Ce médicament a été commercialisé à la fin des années 1950 notamment pour lutter contre les nausées matinales chez les femmes enceintes. Il a été retiré quelques années plus tard après avoir été la cause de malformations chez des nouveau-nés. Ce problème est survenu parce que ce produit contenait les deux formes énantiomères du produit. Or, il se trouve que l’une agit de manière positive tandis que l’autre cause de graves problèmes. Et même si on sépare les deux formes de la molécule, la forme favorable est capable de se transformer à nouveau dans la mauvaise. Le paradoxe c’est que cette substance, qui a le grand avantage de ne pas être chère à fabriquer, revient aujourd’hui en force pour le traitement de certains cancers de la peau. La question qui se pose donc désormais est de savoir si on peut se permettre d’utiliser cette molécule qui est à la fois ange et démon.

Vous travaillez également sur le développement d’une molécule «en roue de vélo». De quoi s’agit-il?

Le but est de développer une longue molécule composée de carbone et d’oxygène qui soit capable de se refermer sur elle-même pour former une boucle. C’est simple à énoncer, mais c’est très compliqué à réaliser. Naturellement, les atomes de carbones ont tendance à s’arranger de manière linéaire. On intercale donc des atomes d’oxygène, qui sont plus flexibles, pour orienter la molécule et la faire tourner de 60°. Dans les molécules qui sont produites ainsi, tous les atomes d’oxygène ont la particularité d’être orientés vers le centre, ce qui leur permet de fixer certains éléments comme du sodium ou du potassium. On peut donc s’en servir pour fabriquer des sondes ou des senseurs permettant notamment de détecter des métaux en très faible quantité. Le problème, c’est que jusqu’ici pour arriver à fermer la chaîne, il fallait isoler les molécules en les diluant dans de grandes quantités de solvants (3 à 5 litres pour 100 milligrammes du produit). Pour l’industrie, c’est un véritable cauchemar, parce que cela implique de nombreuses étapes de purification, ce qui est toujours très onéreux. Notre contribution a été de mettre au point une réaction qui fonctionne de manière exactement contraire. C’est-à-dire que plus elle est concentrée, plus les chaînes ont tendance à se refermer sur elle-même.

Au sein de l’Université, l’Année de la chimie sera principalement marquée par l’ouverture du chimiscope, prévue en septembre prochain. Quelle est la vocation de ce projet?

Tout simplement de motiver les jeunes à s’intéresser aux sciences et de mettre à leur portée une compréhension technique et scientifique du monde qui les entoure. Nous souhaitons montrer l’importance de la chimie dans notre société et rendre le public attentif à l’excellence de la chimie genevoise. Nous voulons également communiquer notre enthousiasme pour la chimie et souligner les perspectives d’emploi et de carrière passionnantes offertes par des études scientifiques à l’Université de Genève, mais aussi dans les entreprises genevoises. Concrètement, le chimiscope est destiné en priorité à recevoir des classes d’écoliers. Il sera équipé de moyens de communication audiovisuels de pointe, dont l’agencement permettra des démonstrations et des projections en lien avec la chimie, la biochimie, les matériaux, les sciences pharmaceutiques et les autres sciences de la vie.

La chimie, le Nobel et les Juifs

Au cours du XXe siècle, près d’un Prix Nobel de chimie sur cinq est revenu à un scientifique d’origine juive. Comment expliquer un tel succès pour une communauté qui ne représente que 0,25% de la population mondiale? Après s’être penché il y a quelques années sur le cas de la physique – discipline qui présente la même caractéristique – (lire Campus n° 69), Isaac Benguigui, privat docent au sein de l’Unité d’histoire et de philosophie des sciences de la Faculté des sciences, reprend le fil de sa réflexion dans un ouvrage qui se propose de rendre hommage à ces 23 personnalités ayant décroché la récompense suprême dans le domaine de la chimie.

En quelques pages, chaque portrait permet de découvrir non seulement l’environnement social et culturel dans lequel ces scientifiques ont évolué, mais également les épreuves et les obstacles qu’ils ont dû traverser, ainsi que des épisodes relativement peu connus de leur parcours personnel ou professionnel.

Au fil du parcours, on croise notamment la figure patriarcale d’Adolf Johann Friedrich Wilhelm Von Bayer, fils d’un officier prussien qui mit au point la synthèse de l’indigo et régna en maître sur son laboratoire jusqu’à l’âge de 80 ans. Celle d’Alan Jay Heeger, lauréat de l’année 2000, qui découvrit le principe des polymères conducteurs (utilisés notamment pour la fabrication de diodes électroluminescentes ou d’écrans vidéo) de manière tout à fait fortuite, suite à une erreur de manipulation en laboratoire. «Dominant son siècle de sa stature de géant», Ilya Prigorine y trouve également sa place, au côté de personnages parfois moins enthousiasmants, à l’instar de Fritz Haber, père de l’hypérite (le sinistre gaz moutarde utilisé durant la Première Guerre mondiale) qui fut distingué par le comité de Stockholm en 1918.

Tous les protagonistes du livre - ou presque - ont un cependant un point commun: celui d’avoir connu l’exil. Une expérience qui, selon Isaac Benguigui, n’est pas sans influence sur leur trajectoire: «A la douleur de cette séparation et de ce déracinement s’ajoute l’urgence d’une nécessaire intégration et d’un «dépassement de soi-même» qui s’exprime par une volonté surhumaine de s’adapter à un monde nouveau dans un contexte souvent hostile, angoissant, inhabituel et incertain», écrit ainsi l’auteur.

Quant à expliquer pourquoi ce rôle émancipateur est revenu à la science, Isaac Benguigui évoque d’une part le rapport très particulier que la tradition judaïque entretient avec le savoir et, de l’autre, un argument plus prosaïque: «Peut-être est-ce dû au fait que le savoir est la seule chose dont on ne peut pas se voir privé.»

Les Nobels juifs de chimie, par Isaac Benguigui, Slatkine, 235 p.