Campus n°102

Chimie

Avec «Emodor», le nez prend du cœur

Décrypter les liens qui existent entre l’odorat et les émotions, tel est l’objectif du projet conduit depuis 2005 par une équipe réunissant des spécialistes des sciences affectives et des neurosciences. Une recherche menée en étroite collaboration avec Firmenich, qui vient de déboucher sur la création d’un nouvel outil: l’olfactomètre

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De la madeleine de Proust au Flacon de Baudelaire, en passant par le Parfum de Süskind, la littérature a abondamment exalté le pouvoir émotionnel de l’odorat. Restait à le démontrer scientifiquement. C’est la tâche à laquelle s’emploie depuis 2005 un groupe de chercheurs de la Faculté de médecine et de la Faculté de psychologie et des sciences de l’éducation conduit d’abord par le professeur Klaus Scherer, directeur du Centre interfacultaire en sciences affectives (CISA), puis par David Sander, professeur au CISA et Patrick Vuilleumier, directeur du Centre interfacultaire de neurosciences. Le tout grâce à un financement provenant de Firmenich.

Au croisement de la chimie, des sciences affectives et des neurosciences, le projet «Emodor» a pour principal objectif de développer des outils permettant de mesurer beaucoup plus finement qu’auparavant les interactions qui existent entre le nez et le cerveau. Il a déjà donné lieu à une petite dizaine de publications dans des revues internationales de haut niveau et vient de déboucher sur la conception d’un appareil permettant de diffuser des senteurs à l’intérieur d’un scanner, l’olfactomètre, dont il n’existe que très peu d’équivalents au monde.

«Jusqu’ici, pour évaluer l’impact d’une odeur, on se contentait généralement de tests de type «j’aime/je n’aime pas», explique David Sander. Grâce à nos travaux, aussi bien les chercheurs qui travaillent sur les émotions que les chimistes qui conçoivent des arômes ou des parfums peuvent obtenir des analyses nettement plus fines dans la mesure où elles donnent davantage d’informations sur le ressenti.»

Carte sémantique

Compte tenu du peu de vocabulaire disponible pour décrire l’impression causée par une odeur, une des premières étapes du projet a consisté à dresser une sorte de carte sémantique répertoriant les termes les plus appropriés pour ce type d’exercice. Baptisé GEOS (pour Geneva Emotion and Odor Scale), cet outil a été construit à partir d’une liste de près de 500 termes qui a été soumise à un panel de volontaires avant d’être épurée par différents moyens statistiques. Au final, une trentaine de mots ont été conservés par les chercheurs avant d’être regroupés selon six axes thématiques: tranquillité–apaisement, sensualité–désir, dégoût–irritation, nostalgie–ravissement, énergique–rafraîchi et bonheur-bien-être.

Utile pour distinguer les senteurs appréciées de celles qui apparaissent comme désagréables à la plupart des gens, GEOS permet également de mettre en évidence le caractère fédérateur ou, au contraire, segmentant d’une odeur. Depuis sa mise au point, il a d’ailleurs été utilisé pour tester de nouveaux produits dans le domaine de la parfumerie fine.

Dans le cadre d’«Emodor», l’équipe du CISA a obtenu un autre résultat qui intéresse au premier chef les chimistes. Elle a en effet montré que le fait d’être exposé plusieurs fois à une même odeur peut créer une préférence pour cette dernière. Le travail de thèse de Géraldine Coppin, doctorante au CISA, a également permis de démontrer que le simple fait de devoir désigner une préférence entre deux odeurs également appréciées suffit à renforcer cette préférence et ce, même lorsqu’on a oublié le choix que l’on a fait. Autre découverte: ce changement de préférence se stabilise dans le temps.

«Cette idée constitue un élément central dans le débat sur la question des liens entre chimie et émotions, explique David Sander. Selon certains, il y a en effet un lien direct entre la structure chimique d’une odeur et les émotions qu’elle déclenche, indépendamment de l’environnement. Pour d’autres, en revanche, il y a beaucoup de raisons de penser que les réactions dues aux odeurs sont très flexibles et que la même fragrance peut déclencher des émotions très différentes selon le développement d’un individu et le contexte auquel l’odeur en question a été associée.»

La vérité, comme souvent, se situe probablement quelque part entre les deux. Il n’y a en effet pas de raison de douter que l’évolution a conduit à ce que certaines substances, notamment celles qui sont très nocives pour l’organisme, génèrent un rejet très marqué, comme c’est le cas pour le soufre ou l’ammoniac. D’un autre côté, les travaux menés par David Sander et ses collègues montrent une certaine plasticité des circuits neurologiques impliqués dans l’odorat qui sont capables de se modifier chez un individu au cours du temps mais qui varient également d’un individu à l’autre, ainsi qu’en fonction de la région du monde concernée.

Dans un article qui vient d’être accepté par la revue Emotion, les chercheurs du CISA, en particulier Camille Ferdenzi et Didier Grandjean, ont en effet utilisé GEOS pour comparer la sensibilité olfactive des habitants de Singapour, de Liverpool et de Genève. Il en ressort qu’il existe à la fois des réponses émotionnelles aux odeurs communes à toutes les cultures et d’autres qui sont plus spécifiques. C’est par exemple le cas pour la spiritualité, souvent évoquée en Asie et inexistante ailleurs.

«Si on admet l’hypothèse que tout est dans les molécules, on ne devrait pas trouver de différences interculturelles, résume David Sander. Or elles existent. A l’inverse si tout était dû au contexte, on devrait trouver des différences majeures et très fréquentes. Or ce n’est pas le cas non plus.»

A défaut de trancher définitivement la question, les chercheurs du CISA se sont dotés récemment d’un outil qui devrait leur permettre de pousser plus loin leurs investigations. Fruit d’une année de conception, en étroite collaboration avec les techniciens de Firmenich, l’olfactomètre est un appareil permettant de diffuser jusqu’à 28 odeurs différentes (contre 4 ou 5 habituellement) qui a été couplé avec le scanner IRMf (imagerie par résonance magnétique fonctionnelle) du Brain and Behaviour Laboratory pour permettre d’enregistrer la manière dont le cerveau perçoit et évalue des odeurs.

Contourner le champ magnétique

«Le summum en matière d’étude sur l’olfaction, c’est de pouvoir envoyer des odeurs directement dans l’IRMf, explique Sylvain Delplanque, collaborateur scientifique au CISA et coordinateur du projet «Emodor». Le problème, c’est qu’il faut parvenir à contourner le champ magnétique très puissant que génère l’IRMf. On ne peut en effet rien introduire de métallique dans l’environnement direct de l’appareil. Nous avons donc dû placer tous les éléments qui servent à ouvrir ou à fermer des vannes ou encore à laisser passer des fluides dans une régie qui se trouve à quelques mètres du sujet. A partir de là, le principal défi consistait à transporter le signal odorant le plus rapidement possible de façon à éviter un trop grand décalage entre l’envoi du produit et la mesure de son effet sur le cerveau.»

La solution développée avec l’appui de Firmenich consiste à placer les odeurs dans des diffuseurs positionnés juste à côté du sujet, ce dernier étant relié au dispositif par des canules à oxygène placées directement dans son nez. Les différentes odeurs sont envoyées, puis évacuées, grâce à un système complexe gérant les flux d’air et permettant de cibler soit la narine gauche soit la narine droite, soit les deux. Actuellement en cours de test, le dispositif permettra notamment d’examiner la capacité des odeurs à influencer l’attention d’un sujet.

«On sait, notamment grâce aux travaux du professeur Patrick Vuilleumier, que notre attention est plus soutenue en présence d’une stimulation visuelle émotionnelle qu’en présence d’une stimulation visuelle non émotionnelle, explique David Sander. Nous allons tenter de vérifier si le même genre de mécanisme existe pour l’olfaction. Nous chercherons également à savoir dans quelle mesure nos sens et notre cognition sont plus fortement mobilisés par une odeur qui nous serait particulièrement importante sur le plan affectif. Grâce à l’olfactomètre, on pourra également mieux comprendre comment les émotions suscitées par les odeurs influencent la mémoire.»