Campus n°103

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n° 103 avril-mai 2011
Recherche | psychologie

Les jeux en ligne, du plaisir à l’addiction

Jeux en ligne

Identifier les facteurs qui poussent certaines personnes à devenir des joueurs problématiques: tel est l’objectif de l’étude effectuée auprès de plus de 1000 adeptes de «World of Warcraft» par des chercheurs issus de la Faculté de psychologie et des sciences de l’éducation et du Service d’addictologie des HUG

On les appelle les MMORPG*, acronyme anglais pour «jeux de rôle en ligne massivement multijoueur». Apparus il y a une vingtaine d’années, ils regrouperaient aujourd’hui plus de 20 millions d’abonnés dans le monde pour un chiffre d’affaires estimé à plusieurs milliards de dollars. Leur innocuité est pourtant de plus en plus discutée. En Chine, où la presse a relaté le cas de plusieurs joueurs décédés après avoir passé trois, cinq ou dix jours d’affilée devant leur écran d’ordinateur, des camps de désintoxication à Internet ont ainsi été mis sur pied, tandis que des mesures restrictives ont été prises pour limiter le nombre d’heures de jeu quotidiennes par abonnement. La Corée du Sud, où un couple trop absorbé par un jeu consistant à élever un enfant virtuel a laissé mourir de faim son propre bébé âgé de 3 mois, a suivi le même chemin en instituant un couvre-feu destiné à forcer les joueurs compulsifs à une pause nocturne d’au moins six heures.

Eviter la stigmatisation

Même si la Suisse, qui compterait environ 70 000 cyber-addicts**, a jusqu’ici été épargnée par ce genre de comportements extrêmes, la dépendance aux jeux en ligne commence également à préoccuper les autorités nationales. Après plusieurs interpellations du Parlement, le Conseil fédéral a ainsi demandé, en août 2009, qu’un rapport soit élaboré sur la question de la cyber-addiction. D’où l’intérêt des travaux que mène depuis juin 2010 un groupe de chercheurs issus de la Faculté de psychologie et des sciences de l’éducation et du Service d’addictologie des Hôpitaux universitaires de Genève (HUG). Une étude qui a permis d’identifier deux profils de joueurs à risques: les «escapers» et les «achievers».

«Notre objectif n’est pas de stigmatiser les MMORPG, explique Joël Billieux, maître assistant au sein de l’Unité de psychopathologie et neuropsychologie cognitive de la FPSE et psychologue dans le service d’addictologie des HUG, mais de mieux comprendre le comportement des joueurs compulsifs en tentant d’identifier les prédicteurs psychologiques et sociodémographiques susceptibles d’engendrer un engagement excessif dans ce type de jeux.»

Portant sur plus d’un millier d’utilisateurs de World of Warcraft (WoW), le plus emblématique des MMORPG, qui réunit à lui seul plus de 12 millions d’abonnés, cette enquête inédite en Suisse consiste à suivre le comportement des joueurs sur une période de six mois. Elle repose, d’une part, sur un questionnaire permettant de déterminer le profil socio-économique, les habitudes de jeu et les motivations affichées par les participants. Et, d’autre part, sur l’analyse des données fournies par une base de données propre au jeu. Baptisée l’armurerie, cette dernière recense les moindres faits et gestes de chaque joueur, fournissant aux chercheurs des informations objectives sur les pratiques réelles des participants à l’étude.

Selon les premiers résultats de ces travaux, les aficionados de WoW sont principalement des hommes (87% de l’échantillon). Employés (56%), étudiants (38%) ou chômeurs (6%), ils sont jeunes pour la plupart (26 ans de moyenne d’âge) et s’adonnent le plus souvent à leur passion depuis leur domicile (99,5% des cas) ou dans des cybercafés (6%), voire au travail (3,5%). Signe d’un attachement durable, la moitié des participants pratique WoW depuis cinq ans au moins. Quant au temps passé derrière l’écran, la moyenne se situe à vingt-cinq heures par semaine, les plus assidus dépassant les dix heures par jour.

Garder le contrôle

«Même si ce chiffre est spectaculaire, le temps passé à jouer n’est pas forcément un critère significatif pour repérer un engagement problématique, explique Joël Billieux. Ce qui fait la différence, c’est la capacité du joueur à garder le contrôle sur son agenda, à ne pas jouer plus qu’il ne le souhaiterait. On peut réellement parler d’addiction lorsque le fait de jouer a des répercussions négatives sur la vie quotidienne, professionnelle ou sociale: querelle avec les proches, manque de sommeil, prise ou perte de poids excessive, sensation de manque, perte de la notion du temps… »

A ce stade de l’étude, environ 20% des participants correspondent à ce type de comportement problématique. Deux types d’hypothèses peuvent être avancés pour expliquer leurs difficultés. La première est liée à la nature même du jeu. «Comme tous les MMORPG, World of Warcraft a été conçu pour retenir le joueur le plus longtemps possible derrière son écran d’ordinateur, explique Joël Billieux. L’une de ses principales caractéristiques est de prendre place dans un monde virtuel persistant, ce qui veut dire qu’il continue même si vous n’êtes pas personnellement connecté. Pendant votre absence, d’autres individus vont continuer à interagir et un certain nombre d’événements vont donc survenir sans vous. C’est un grand changement par rapport aux premiers jeux vidéo où le joueur gardait le contrôle de l’évolution de sa partie.»

Autres facteurs susceptibles de déclencher des processus addictifs: la possibilité de faire progresser son avatar en fonction du temps passé à jouer, le nombre et la variété quasiment infinis de missions proposées par les concepteurs du jeu, ainsi que les éléments permettant des interactions sociales entre les joueurs. «World of Warcraft est équipé d’un système de «chat» facilitant les échanges, explique Joël Billieux. D’autre part, il existe à l’intérieur du jeu de nombreuses guildes, soit des associations de joueurs, qui ont parfois une hiérarchie et des règles très strictes, comprenant notamment l’obligation de participer à certains rendez-vous qui peuvent prendre la forme de compétitions mondiales.»

La seconde explication tient compte de la personnalité et des motivations des joueurs. Tout le monde n’est effectivement pas égal face aux attraits des jeux en ligne. Un grand nombre de facteurs sont en effet susceptibles d’influencer le degré de vulnérabilité des joueurs. Ces derniers peuvent être d’ordre psychologique (capacité à s’autocontrôler, à se concentrer, à maîtriser ses émotions) ou liés à des aspects circonstanciels tels qu’un deuil, un divorce, un traumatisme émotionnel ou encore la perte d’un emploi. Enfin, des éléments plus sociétaux comme le marketing et l’influence des pairs peuvent également avoir une importance.

«Escapers» et «achievers»

Globalement, les chercheurs sont malgré tout parvenus à identifier deux types de profils particulièrement exposés. Le premier correspond à une catégorie baptisée «escapers», soit des individus qui sont principalement motivés par les possibilités d’immersion offertes par le jeu (entrer dans la peau d’un personnage fictif, explorer un monde virtuel, s’échapper des soucis du quotidien) et ses aspects sociaux. Privilégiant la découverte et les rapports sociaux avec les autres joueurs, les escapers se caractérisent également par une grande instabilité émotionnelle et une tendance à perdre la maîtrise de leur engagement. Ils utilisent fréquemment le jeu pour échapper à leurs inhibitions ou réguler leur affect (par exemple lorsqu’ils sont tristes ou anxieux) et souffrent généralement d’une faible estime d’eux-mêmes. Le temps qu’ils consacrent à WoW a en outre dans la plupart des cas un impact fortement négatif sur leur vie quotidienne.

Représentée par les achievers, l’autre population à risque regroupe des personnes qui sont avant tout intéressées par l’aspect ludique du jeu et son côté compétitif (disposer d’un personnage très puissant, trouver un objet rare, acquérir un statut dans une guilde renommée, vaincre d’autres avatars). Bénéficiant d’une estime d’eux-mêmes assez élevée, voire plus élevée que la moyenne, ces joueurs sont motivés par la quête de récompenses immédiates et ont des difficultés à évaluer les conséquences à long terme de leurs actes. Cherchant à se dépasser au travers d’un monde virtuel, ils sont généralement moins conscients des problèmes liés à leur dépendance au jeu et donc moins enclins à demander de l’aide pour en venir à bout.

Vincent Monnet

* Massively multiplayer online role-playing game.

** Selon une étude publiée en 2008 par l’Institut suisse de prévention de l’alcoolisme et autres toxicomanies.