Campus n°103

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n° 103 avril-mai 2011
Recherche | médecine

Les anti-œstrogènes protègent contre le cancer du poumon

Le Registre genevois des tumeurs a réussi à montrer qu’un traitement antihormonal, administré à des patientes atteintes par le cancer du sein, offre à ces dernières une protection très efficace contre un autre cancer, celui du poumon

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C’est une affaire de logique. Une étude récente a révélé que le traitement hormonal de substitution à base d’œstrogène et de progestérone, prescrit depuis des décennies pour lutter contre les symptômes de la ménopause, augmente, entre autres, la mortalité liée au cancer du poumon. L’administration de médicaments ayant l’effet inverse devrait donc, en principe, offrir une protection contre cette tumeur particulièrement maligne.

C’est en suivant ce raisonnement que Christine Bouchardy et Elisabetta Rapiti, respectivement responsable et épidémiologiste au Registre genevois des tumeurs de la Faculté de médecine, ont pu mettre en évidence que la prise de tamoxifen, un anti-œstrogène entrant dans le traitement des patientes souffrant du cancer du sein, réduit chez ces dernières la mortalité liée au cancer du poumon. Paru le 24 janvier dans la version électronique de la revue Cancer, leur travail montre que le risque de mourir de la tumeur pulmonaire diminue ainsi de 87%. Une protection d’une ampleur inédite qui ne se rencontre pas souvent en oncologie et qui est à même d’ouvrir des pistes thérapeutiques très prometteuses.

Puce à l’oreille

C’est une publication scientifique issue de la Women’s Health Initiative qui a mis la puce à l’oreille des chercheuses genevoises. Lancée en 1991 aux Etats-Unis, cette vaste étude portant sur 160 000 participantes a produit plusieurs résultats très importants pour la santé des femmes de plus de 50 ans. En 2002 notamment, un article issu de cette expérience a fait grand bruit en démontrant que le traitement hormonal de substitution, bien que bénéfique contre l’ostéoporose et les autres symptômes désagréables de la ménopause, est en réalité très nocif: il provoque une augmentation de l’incidence d’un certain nombre de maladies dont les cancers du sein, du foie et de l’endomètre.

Pour enfoncer le clou, un article, paru dans la revue The Lancet du 10 octobre 2009, démontre que ce même traitement hormonal provoque également une hausse d’à peu près 60% de la mortalité due au cancer du poumon.

Les chercheuses du Registre réagissent très vite à cette nouvelle et se tournent immédiatement vers leur précieuse base de données qui renferme les dossiers de plus de 100 000 patients touchés par le cancer à Genève depuis 1970. L’idée est de comparer, chez les femmes ayant eu un cancer du sein, le risque de décéder d’un cancer du poumon entre celles qui ont reçu un traitement à base de tamoxifen et celles qui n’en avaient pas reçu.

Tester l’hypothèse

«Le cancer du sein est hormonodépendant, précise Christine Bouchardy. C’est pourquoi dans le traitement de cette maladie intervient l’administration d’anti-œstrogènes comme le tamoxifen. Ce médicament est d’ailleurs la source chez la femme de nombreux inconvénients physiques similaires à ceux de la ménopause. Il a toutefois l’avantage de freiner la croissance de la tumeur. Et il nous offre la possibilité de tester notre hypothèse sur cette population de patientes.»

Les chercheuses sortent donc des tiroirs du Registre les fiches des 6655 femmes chez lesquelles a été diagnostiqué un cancer du sein entre 1980 et 2003 à Genève. Comme une partie des données, notamment sur le tabac, n’a pas été informatisée, l’équipe a dû éplucher un par un les dossiers médicaux pour y extraire les renseignements utiles. Tout le service s’y est attelé.

«Le cancer du poumon, c’est connu, est très dépendant de la consommation de tabac, poursuit Christine Bouchardy. Nous avons donc dû identifier toutes les fumeuses afin de nous assurer que nos résultats ne soient pas biaisés par ce paramètre.» Sur le lot, 40 patientes ont développé une tumeur dans les poumons avant 2007. Dix-huit en sont mortes. Parmi ces dernières, deux seulement avaient reçu un traitement anti-œstrogène.

Les chercheuses ont ensuite passé les données à la moulinette statistique et les ont comparées aux chiffres de l’incidence et de la mortalité liées à ce cancer dans la population genevoise générale. Résultat: le risque d’apparition du cancer du poumon n’est pas significativement différent entre les femmes sous tamoxifen et les autres. En revanche, l’évolution de la maladie, elle, semble suivre deux voies très distinctes. Les patientes ayant bénéficié d’un traitement antihormonal ont vu leur risque de mourir du cancer du poumon chuter de 85% par rapport au taux de mortalité qu’impose cette maladie dans la population générale. Le groupe des patientes sans traitement, quant à lui, n’a vu aucun changement de ce point de vue.

En moins de deux mois, l’étude est bouclée. L’importance de la découverte est rapidement reconnue. Elisabetta Rapiti présente oralement les résultats lors du Symposium sur le cancer du sein qui se tient en décembre 2009 à San Antonio aux Etats-Unis, une des rencontres internationales les plus importantes pour la discipline. La publication de l’article, elle, intervient une année après.

Sous influence hormonale

Le fait que le cancer du poumon soit sous influence hormonale n’est, en soi, pas une surprise. Selon les chercheuses genevoises, on assiste en effet depuis un moment à une convergence d’observations allant dans ce sens. On sait, par exemple, depuis longtemps que les femmes ont une meilleure survie (de 20 à 30%) que les hommes face à la maladie. Il existe également des preuves biologiques que certaines cellules cancéreuses du poumon possèdent à leur surface des récepteurs actifs pour l’œstrogène. Enfin, des études expérimentales sur des animaux rapportent de plus en plus d’indices suggérant que les œstrogènes promeuvent l’apparition et la progression de tumeurs pulmonaires. Sans parler des résultats de la Women’s Health Initiative.

Ce qui surprend davantage, c’est le degré de protection que les anti-œstrogènes semblent offrir. Le cancer du poumon est l’un des plus mortels et le troisième plus fréquent dans la population genevoise, chez les hommes comme chez les femmes. Chaque année, la ville du bout du lac compte en moyenne plus de 230 nouveaux cas et enregistre plus de 160 décès causés par cette maladie. Il n’arrive pas tous les jours qu’une piste aussi prometteuse soit ouverte contre un tel fléau.

Traitement approprié aux hommes

«Si les anti-œstrogènes confirment leur effet protecteur, cela ouvre des perspectives thérapeutiques très intéressantes, confirme Christine Bouchardy. Le tamoxifen est un médicament déjà ancien. Il a permis de diminuer considérablement la mortalité due au cancer du sein mais il entraîne de nombreux effets négatifs (bouffées de chaleur, douleurs articulaires, sécheresse vaginale, dépression, perte de la libido, etc.). Plusieurs nouvelles molécules sont sur le point d’entrer sur le marché. Peut-être seront-elles plus efficaces et provoqueront-elles moins d’effets secondaires. Il va sans dire qu’un tel traitement serait également approprié aux hommes. Ces derniers présentent en effet dans le sang des taux d’œstrogène non négligeables.»

La priorité consiste maintenant à analyser une nouvelle fois les études cliniques qui ont montré l’efficacité du tamoxifen sur la mortalité par cancer du sein afin de vérifier son bénéfice collatéral sur la prévention de la mortalité par cancer du poumon. La littérature fait état d’un essai actuellement en cours qui n’a donné lieu pour l’instant à aucune publication.

Anton Vos