Campus n°103

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n° 103 avril-mai 2011
Recherche | physique quantique

Mémoire intriquée

quantique

L’équipe de Nicolas Gisin a réussi à développer un dispositif capable de stocker l’intrication quantique dans un cristal. C’est le premier pas vers le développement de répéteurs quantiques, indispensables à une communication et une cryptographie quantiques sur de grandes distances

La communication sur de longues distances a besoin de relais. Dans le monde classique, cela prend la forme d’un dispositif qui reçoit un signal affaibli (optique ou électrique), l’amplifie et le retransmet plus loin avec une vigueur renouvelée tout en laissant inchangée l’information qu’il contient. Pour la communication dite quantique, basée sur le phénomène de l’intrication et qui permet déjà d’assurer une confidentialité absolue des transmissions d’information (la cryptographie quantique), le problème de la distance est encore plus crucial puisqu’on manipule des photons individuels noyés dans beaucoup de probabilités.

Une étape importante a récemment été franchie dans ce domaine par l’équipe de Nicolas Gisin, professeur au Groupe de physique appliquée (GAP) de la Faculté des sciences. Comme ils le montrent dans un article paru dans la revue Nature du 27 janvier, les chercheurs genevois ont en effet conçu ce qui commence à ressembler au premier prototype d’un «répéteur quantique», l’équivalent quantique d’un relais classique. Leur prouesse est d’avoir réussi à «stocker» durant une micro-seconde le premier membre d’une paire de photons intriqués dans un cristal et à le récupérer ensuite, sans que son intrication avec le deuxième ait été rompue. En termes informatiques, l’opération équivaut au stockage momentané d’un bit quantique – un qubit – dans une mémoire solide.

Contre-intuitif

L’intrication est un phénomène purement quantique et largement contre-intuitif. Il désigne le fait que deux objets distincts (des photons par exemple) peuvent être corrélés: une action sur l’un engendre un effet immédiat sur l’autre, qu’ils soient éloignés d’un millimètre ou de plusieurs kilomètres, alors qu’aucun lien tangible ne les unit. Même si l’un des deux était enfermé derrière 2 m de plomb, cela ne changerait rien à l’affaire. Dans une certaine mesure, deux photons intriqués peuvent être considérés comme deux manifestations, à deux endroits différents, d’un seul objet. Il s’agit là d’un phénomène de «délocalisation», qui n’existe pas dans le monde classique.

A cela s’ajoute le fait que, tant qu’ils n’ont pas été «mesurés», les deux photons intriqués sont dans un état parfaitement indéterminé ou, mieux, ne possèdent aucune structure. Ainsi, si l’on ne considère que leur polarisation (une des propriétés des grains de lumière), cette dernière demeure invisible pour l’expérimentateur avant le moment de la mesure pour la bonne raison qu’elle est alors, du point de vue de la physique quantique, intrinsèquement inexistante. Non pas cachée ou tournant à toute vitesse dans toutes les directions. Simplement inexistante.

A un certain moment, de cette absence de structure va néanmoins surgir une réalité palpable, comme si d’un nuage de poussière se matérialisait subitement une flèche pointant dans une direction précise. Car lorsque l’expérimentateur réalise sa mesure, il obtient en effet un résultat bien réel. Ce dernier est aléatoire et ne peut prendre, en l’occurrence, que deux valeurs possibles (polarisation «horizontale» ou «verticale»), chacune ayant exactement 50% de probabilité de sortir.

Une routine

Ainsi, pour en revenir à la paire de photons intriqués, si le premier à être capté s’avère «horizontal», le second donnera forcément le même résultat, même si les deux mesures sont réalisées loin l’une de l’autre et de manière parfaitement simultanée (ou presque).

La production de paires de photons intriqués est devenue une routine depuis quinze ans. Nicolas Gisin et ses collègues se sont spécialisés dans leur transmission via les fibres optiques utilisées par les entreprises de télécommunications en vue d’éventuelles applications futures. Ils ont ainsi réussi à conserver le phénomène d’intrication sur près de 20 km, un record en la matière.

Le problème, c’est que les photons intriqués ne survivent pas sur des distances qui permettraient de relier des grandes villes entre elles. Au-delà d’un trajet d’une certaine longueur, le signal devient indétectable. La création d’une mémoire transitoire pour relancer plus loin l’intrication devient dès lors incontournable.

«Dans notre expérience, nous avons commencé par créer deux photons intriqués, explique Nicolas Gisin. Nous avons ensuite séparé ces deux grains de lumière. Le premier demeure intouché alors que le deuxième est guidé vers un cristal spécial. Une fois à l’intérieur de ce solide, le photon a transféré son état quantique, y compris son intrication, à un grand nombre d’atomes du cristal avant de disparaître. Le photon restant s’est donc retrouvé intriqué non plus avec un congénère mais avec un cristal. Ce qui est parfaitement original.»

C’est en effet la première fois qu’un objet macroscopique de cette taille – le cristal mesure 1 cm de long – se trouve soumis à ce phénomène quantique jusque-là conscrit au monde de l’infiniment petit. Et même si ce n’est pas l’ensemble de l’objet qui est concerné par l’intrication, ce sont tout de même des centaines de millions d’atomes qui y participent.

Profitant de la microseconde que dure le phénomène, les chercheurs ont manipulé le cristal de manière à ce qu’il réémette un nouveau photon. Après vérification, ce dernier conserve son intrication avec le tout premier de la paire originale, demeuré à l’écart de l’expérience.

Pour réaliser cette prouesse, les physiciens ont dû créer des conditions particulières. Le cristal a été refroidi à -270° C de manière à ce que tous les atomes se mettent dans leur état fondamental, c’est-à-dire celui qui correspond à l’énergie la plus basse. Ensuite, la longueur d’onde du photon incident est ajustée pour qu’il puisse exciter l’un de ces atomes et le faire passer à l’état supérieur.

Des millions d’atomes intriqués

«En réalité, on assiste à une sorte d’absorption collective d’un seul photon par des centaines de millions d’atomes à la fois, précise le professeur genevois. Ce phénomène est permis en physique quantique mais très difficile à expliquer de manière classique. Quoi qu’il en soit, le résultat est que ces centaines de millions d’atomes sont tous intriqués entre eux. Et cela durant quelques fractions de seconde.»

Très fondamentaux, les travaux de Nicolas Gisin et de ses collaborateurs ne déboucheront pas tout de suite sur une application concrète. Le montage expérimental est trop lourd et trop délicat pour un quelconque développement industriel. Les chercheurs apportent néanmoins une preuve de principe – partielle – sur la faisabilité d’un répéteur quantique.

Une des stratégies imaginées pour développer la communication quantique consiste à placer des sources de paires de photons intriqués à distance régulière et d’envoyer chacun de leurs membres dans des directions opposées. On peut en imaginer une à mi-chemin entre Genève et Lausanne, puis une autre entre Lausanne et Berne et ainsi de suite (voire graphique ci-contre). A Lausanne serait installé un répéteur quantique chargé de «stocker», dès qu’il arrive, le photon issu de la première source le temps que survienne celui envoyé par la deuxième. Il est en effet impossible d’assurer une simultanéité parfaite dans cette opération.

graphique

Une fois les deux grains de lumière issus de deux sources différentes rassemblés dans le même lieu, les physiciens pensent pouvoir «téléporter» l’intrication de l’un à l’autre. Résultat de ce tour de passe-passe: le photon qui arrive à Genève est subitement intriqué avec celui qui débarque à Berne. En répétant ce dispositif un grand nombre de fois, il serait possible de couvrir de grandes distances. Mais pour cela, il faut que le répéteur soit non seulement capable de stocker l’intrication (ce qui semble possible) mais aussi de la téléporter d’un photon à l’autre.

Anton Vos

http://quantumrepeaters.eu/