Campus n°103

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n° 103 avril-mai 2011
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Le ballet majestueux d’«Eta Carinae»

Eta carinae

Les deux étoiles géantes formant le système binaire le plus massif que l’on connaisse dans la Voie lactée génèrent des vents stellaires qui entrent violemment en collision. Ce phénomène est à l’origine de rayons cosmiques que l’on détecte sur Terre mais dont on ignorait l’origine jusque-là

La Terre est bombardée en permanence par un rayonnement cosmique composé de particules parfois très énergétiques. Aujourd’hui encore, on ne sait toujours pas avec certitude d’où une grande partie d’entre elles proviennent. Dans un article paru dans la revue A stronomy & Astrophysics du mois de février, l’équipe de Roland Walter, maître d’enseignement et de recherche au Département d’astronomie, Faculté des sciences, a identifié une source potentielle qui pourrait fournir une explication à cette énigme. Il s’agit de l’étoile Eta Carinae. Cette supergéante très photogénique se révèle en effet être un formidable accélérateur naturel de protons, au moins aussi efficace que celui construit par le CERN près de Genève, le LHC (Large Hadron Collider). C’est cette particularité qui fait de cet astre un émetteur de rayons gamma (des photons de très haute énergie) similaires à une catégorie de rayons cosmiques encore mystérieux pleuvant sur notre planète.

Eruption phénoménale

Située dans la constellation de la Carène, dans l’hémisphère Sud, Eta Carinae vaut la peine de s’y arrêter. Elle est l’étoile la plus massive et la plus lumineuse que l’on ait détectée dans notre galaxie. Elle est aussi très variable. Connue depuis le XVIIIe siècle, elle s’est brusquement rappelée au bon souvenir des astronomes en 1843 par une éruption phénoménale de matière (entre 10 et 20 masses solaires) qui en a fait durant quelques mois le deuxième astre le plus brillant du ciel après Sirius. Cet événement a créé autour de l’étoile une nébuleuse qui a gonflé avec le temps jusqu’à devenir cet énorme homunculus que le télescope spatial Hubble a photographié en 1995 (voir image ci-contre). Un deuxième sursaut, plus modeste, a été enregistré en 1890. Ayant éjecté l’équivalent d’une masse solaire, il est à l’origine d’une autre nébuleuse, plus petite, que les spécialistes appellent le petit homunculus.

Bien qu’elle semble proche de la fin – en termes astronomiques du moins –, les astronomes ne savent pas comment l’étoile terminera sa course, que ce soit sous forme de supernova, d’hypernova ou encore de sursaut gamma. «Ces grosses étoiles ont des vies relativement brèves: quelques millions d’années contre des milliards d’années pour le Soleil, précise Roland Walter. A cause de leur masse, elles brûlent rapidement leur combustible (hydrogène, hélium, carbone…) et leur luminosité augmente jusqu’au point où la pression radiative interne éjecte brutalement les couches extérieures. C’est ce qui s’est passé en 1843. Ensuite la luminosité redescend et le phénomène recommence jusqu’à la mort généralement violente de l’étoile. Dans le cas d’Eta Carinae, chaque cycle semble durer environ un siècle.» Il faut donc s’attendre à un spectacle imminent.

Un spectacle d’autant plus surprenant que les astronomes se sont aperçus en 2005 qu’il ne compte pas un mais deux protagonistes. Ce point dans la voûte céleste serait ainsi composé de deux étoiles distinctes et très rapprochées. Le couple cosmique est tellement massif que chacun de ses membres est toujours un géant du point de vue des standards en vogue actuellement dans la Voie lactée. Chacune correspond actuellement à environ 70 masses solaires et l’une des deux est 5 millions de fois plus lumineuse que notre astre du jour. Au total, le système éjecte l’équivalent d’une Terre de matière dans l’espace par semaine à cause des formidables vents stellaires (composés d’ions et d’électrons) qu’elle génère.

«Les étoiles de grande masse sont rares, note Roland Walter. Il en existe qu’une dizaine dans la galaxie, qui compte tout de même 100 milliards d’étoiles. En plus, Eta Carinae a la particularité d’être composée de deux de ces supergéantes. Il est unique de pouvoir les observer dans cet état de constante évolution.»

Le ballet que dansent ces grosses boules de feu est en effet majestueux. Elles se tournent autour en cinq ans et demi. Lorsqu’elles sont au périgée de l’orbite, elles se touchent presque. La distance qui les sépare à ce moment-là n’est pas beaucoup plus grande que la distance Terre-Soleil. Comme les étoiles sont dans une phase où elles émettent sans cesse de la matière, ces particules s’entrechoquent de manière très violente dans une zone intermédiaire.

«On ne sait pas très bien ce qui se passe au périgée, admet Roland Walter. Mais le vent d’une des étoiles est plus intense que l’autre et il est probable qu’à ce moment-là, il s’écrase carrément sur la surface de sa compagne. En plus, des forces de marée importantes entrent en jeu tout au long de l’orbite rendant le duo assez instable. Cela permet sans doute d’expliquer les énormes quantités de matières qui sont éjectées lors des explosions séculaires.»

De manière générale, les conditions tempétueuses qui règnent dans ce système binaire génèrent toutes sortes de phénomènes radiatifs que les astrophysiciens ont modélisés. Il y a d’abord le rayonnement thermique, sous forme de rayons X, qui résulte de l’échauffement (à quelques millions de degrés) des gaz interstellaires par les vents très intenses des étoiles.

Ensuite, les chocs de ces vents stellaires sont si puissants qu’ils parviennent à accélérer des particules, notamment des électrons. Ces derniers, par collision, augmentent à leur tour l’énergie des photons ultraviolets environnants. Ce phénomène, appelé la diffusion Compton inverse, est si fort que les grains de lumière passent de l’ultraviolet à des énergies bien plus élevées, jusqu’aux rayons gamma.

Mais ce n’est pas tout. Les protons, beaucoup plus lourds, sont eux aussi accélérés de la même manière que les électrons. Ils atteignent des énergies encore plus élevées, similaires à celles des protons qui tourneront dans le LHC du CERN lorsqu’il fonctionnera au maximum de sa puissance. Ces particules circulant à très haute vitesse entrent alors en collision avec les nombreux atomes ou ions du vent stellaire et produisent des particules exotiques appelées des pions (p0). Ces derniers se désintègrent en émettant de nouveau des photons encore plus énergétiques que ceux issus des électrons.

Rayons gamma

Tous ces rayonnements sont en principe détectables depuis la Terre, située à quelque 7000 ou 10 000 années-lumière d’Eta Carinae. La partie la moins énergétique due à l’effet Compton inverse (l’accélération des photons par les électrons) a déjà été identifiée par des satellites spatiaux comme BeppoSAX et INTEGRAL.

Les astrophysiciens genevois ont tenté de compléter ces mesures avec FERMI, le tout nouveau satellite international mis en service en 2008 et spécialisé dans la détection des rayons gamma de haute énergie. Grâce à cet appareil, ils ont pu mesurer l’énergie maximale des photons émis par les électrons et le début de la courbe générée par l’accélération des protons, confirmant ainsi les prédictions théoriques.

«Nous connaissons déjà certains contributeurs aux rayons cosmiques qui nous parviennent sur Terre, explique Roland Walter. Le Soleil, par exemple, est responsable du rayonnement cosmique de faible énergie. Celui de très haute énergie est probablement généré par des objets extragalactiques comme des sursauts gamma ou des quasars, bien que cela ne soit encore que des hypothèses. Entre deux: mystère. Plusieurs idées ont été proposées, comme les restes de supernova, mais aucune preuve n’a encore été apportée. Avec les collisions des vents stellaires dans Eta Carinae, nous offrons pour la première fois une source possible pour le rayonnement cosmique de moyenne énergie.»

Anton Vos