Campus n°104

Campus

n°104 juin-septembre 2011
Dossier | Egalité

«Cette journée a montré qu’on pouvait changer les choses»

Sous le slogan «Les femmes bras croisés, le pays perd pied»*, un demi-million de femmes faisaient grève en Suisse le 14 juin 1991. Vingt ans après cette journée devenue historique, Christiane Brunner, qui en fut la principale organisatrice, revient sur le chemin parcouru et sur celui qu’il reste à faire

Ancienne présidente du Parti socialiste, figure de proue du combat féministe, Christiane Brunner a jeté l’éponge en 2007 après plus de trois décennies de combats politiques et de luttes syndicales souvent acharnés. Jeune retraitée, la virulente Genevoise revendique désormais le «droit à la paresse» tout en jouant de temps à autre les gardes d’enfants pour ses petits-enfants. Même si elle s’est sans doute un peu assagie, celle qui a passé une quinzaine d’années sous la Coupole fédérale n’a toutefois rien perdu de son franc-parler lorsqu’il s’agit de revenir sur l’organisation de la grève des femmes de 1991 – dont elle fut la principale instigatrice – ou d’évoquer le chemin qu’il reste à accomplir pour parvenir à une réelle égalité entre hommes et femmes. Entretien.

Campus : Le 14 juin 1991, 500 000 femmes suisses défilaient dans les rues du pays pour revendiquer davantage d’égalité. Comment l’idée d’un tel événement a-t-elle émergé?

Christiane Brunner: En 1981, la Suisse s’est dotée d’un article qui ancrait l’égalité entre hommes et femmes dans la Constitution. Or dix ans plus tard, dans les faits, absolument rien n’avait changé. Cette journée visait à relancer le mouvement en organisant une action susceptible de concerner l’ensemble des femmes de ce pays et pas uniquement celles qui exerçaient une activité lucrative. Il était en effet très important pour nous que les femmes au foyer, qui réalisent un travail important non reconnu par la société, puissent pleinement participer au mouvement. Après de nombreuses discussions, on s’est donc dirigé vers l’idée d’une journée de grève.

Le choix de ce type d’action a-t-il été facile à imposer au pays de la « paix du travail»?

Il a fallu beaucoup batailler pour parvenir à faire accepter ce mode d’action, notamment auprès des syndicats, dont le soutien logistique et budgétaire était indispensable. Dans ce milieu, essentiellement masculin, l’idée d’une grève réservée aux femmes était en effet loin de susciter l’enthousiasme général.

Sur quoi portaient les réticences?

Certains considéraient qu’on ne pouvait pas recourir à la grève parce que ce type d’action était contraire aux conventions collectives. D’autres, notamment à la gauche de la gauche, criaient au sacrilège dans la mesure où la grève était, à leurs yeux, une arme politique trop sérieuse – pour ne pas dire trop sacrée – pour qu’elle soit galvaudée par une bande de femmes au foyer. Enfin, nombreux étaient ceux qui ne voyaient dans ce projet qu’une action farfelue. Malgré toutes ces oppositions, je suis finalement parvenue à décrocher une très faible majorité en faveur de la grève plutôt que d’une simple journée d’action, alternative qui était proposée par la direction de l’Union syndicale suisse, où siégeait notamment la future conseillère fédérale Ruth Dreifuss.

L’adhésion de la base a-t-elle été plus facile à emporter?

Là encore, il a fallu faire un important travail de conviction pour motiver les troupes. Et je pense avoir relativement bien réussi dans ce domaine, même si c’était loin d’être toujours gagné d’avance. Je me souviens notamment d’une réunion du côté de Saint-Gall où j’avais été invitée à présenter le projet. L’accueil avait été particulièrement glacial jusqu’à ce qu’une femme relativement âgée prenne la parole pour dire que si elle avait accepté de cuisiner toute sa vie un repas chaud pour son mari, le 14 juin ce dernier devrait manger froid. En quelques instants, l’assemblée a été retournée. Ces quelques mots simples ont suffi à faire comprendre à l’assistance les enjeux véritables de cette action.

Vous attendiez-vous à un tel succès le jour «J»?

Non, j’étais très angoissée. D’abord, parce que cette journée représentait près de six mois de travail, mais également parce qu’au sein de l’Union syndicale suisse, les sceptiques m’attendaient au tournant. En cas de flop, ils ne se seraient pas privés de me faire porter l’entière responsabilité de l’échec.

Comment avez-vous vécu cette journée devenue historique?

J’ai passé la nuit précédente à Berne. Le matin, lorsque je suis sortie, j’ai vu dans les rues de nombreuses femmes vêtues en fuchsia qui était la couleur choisie comme signe de reconnaissance pour cette journée. Cela a été un énorme soulagement. Ensuite, j’ai passé une partie de la journée à essayer de faire en sorte que la police bernoise, qui était chargée d’assurer la sécurité pour la réception des ambassadeurs qui se tenait au même moment, n’attaque pas les femmes qui se trouvaient sur la place du Palais fédéral. Comme on ne sait jamais vraiment à quoi s’en tenir avec les policiers bernois, je n’avais qu’une crainte, c’est qu’ils se mettent à charger les manifestantes. Ce n’est que le soir, en regardant les images à la télévision que je me suis réellement rendu compte qu’il s’était passé quelque chose d’extraordinaire. Cette journée a montré à des milliers de femmes de ce pays qu’elles pouvaient agir pour changer les choses et le faire d’une manière différente de celle des hommes. Il y avait un côté ludique, une forme d’humour assez jubilatoire dans cette journée.

Deux ans après cette grève historique, le Parlement a refusé de vous élire au Conseil fédéral, ce qui a conduit, après le désistement de Francis Matthey, à la nomination de Ruth Dreifuss. Y a-t-il un lien entre cet épisode et la grève de 1991?

Le fait d’avoir initié la grève des femmes a sans doute joué en ma défaveur à ce moment-là. Ma personnalité est probablement aussi entrée en ligne de compte: féministe déclarée, je vivais au sein d’une famille recomposée, chose qui n’était pas si classique que cela au niveau du pouvoir à l’époque. Mais au-delà de mon échec personnel, ce qui compte surtout, c’est que pour beaucoup de femmes, la décision des Chambres a été ressentie comme un choc. Ce nouvel affront a poussé nombre d’entre elles à s’engager à leur niveau, que ce soit dans un comité de quartier, au sein d’une association ou sur le plan politique. Et ça, c’est évidemment positif.

La situation a bien évolué depuis puisque le Conseil fédéral est aujourd’hui composé d’une majorité de femmes. Pensez-vous qu’un cap a été franchi?

Rien n’est définitivement acquis. Nous sommes dans un moment qui pourrait très bien ne pas durer. Ce qui est certain en revanche, c’est qu’il existe toujours deux poids et deux mesures entre hommes et femmes sur le plan politique. Pour parvenir à s’imposer, une femme doit en effet toujours faire valoir davantage de compétences qu’un homme se trouvant dans la même position. Je n’aime pas dire cela car c’est un peu démoralisant pour les jeunes femmes, mais c’est une réalité dont j’ai été témoin toute ma vie durant et qui persiste aujourd’hui encore.

Une des principales revendications de la journée du 14 juin 1991 concernait l’égalité des salaires. Or, malgré un texte de loi interdisant la discrimination salariale accepté en 1995, de nombreuses études montrent que dans ce domaine les choses ne bougent que très lentement. Pourquoi?

Même si les femmes restent surreprésentées dans le travail précaire, globalement, il faut admettre que les écarts de salaires ont diminué, surtout au bas de l’échelle. A l’époque, on constatait des différences de l’ordre de 20 à 30% dans certains secteurs, ce qui n’est heureusement plus le cas actuellement. Cependant, il est également vrai que les choses ont relativement peu changé dans les niveaux plus élevés de l’économie. Les femmes cadres restent en effet très peu nombreuses dans ce pays. Même si dans certains secteurs, comme à l’Université par exemple, les choses évoluent grâce à des mesures volontaristes, globalement tout cela se fait extrêmement lentement. C’est consternant dans la mesure où cela représente un vrai gâchis en termes de savoir-faire et de créativité.

Quelle est la priorité aujourd’hui pour faire évoluer cet état de fait?

Sur le plan législatif, l’égalité des droits est aujourd’hui acquise. Il reste cependant beaucoup à faire pour que ces textes deviennent réalité. Les femmes ont encore souvent une assez faible estime d’elles-mêmes et de leur valeur économique. Individuellement, elles doivent apprendre à dire «non», à refuser toute offre discriminatoire sur le plan salarial. Mais le principal chantier concerne à mon sens la compatibilité entre la vie professionnelle et la vie familiale. Si on ne réalise pas les aménagements nécessaires au niveau des horaires scolaires ou des possibilités de travail à temps partiel pour les hommes, par exemple, c’est toujours le membre du couple qui gagne le moins – donc la femme – qui restera à la maison. Au regard des pays nordiques, nous sommes pour le moment tout à fait dérisoires avec notre congé maternité de quatorze semaines. Pour changer les choses, il faudrait instaurer un véritable congé parental d’une durée de six mois au minimum. Ensuite, il faudrait également s’attaquer sérieusement à ce que j’appelle les «trous de carrière».

C’est-à-dire?

En règle générale, les jeunes femmes qui entrent aujourd’hui dans la vie active ont le sentiment que l’égalité est réalisée. Mais les choses ont tendance à se compliquer avec l’arrivée du premier enfant, lorsqu’il faut décider de la répartition des tâches. Dans le contexte actuel, c’est la femme qui est la plupart du temps contrainte de mettre sa carrière entre parenthèses. Et ceci pendant une période qui dépasse de loin la durée du congé maternité. La situation peut ainsi perdurer jusqu’à ce que les enfants aient une dizaine d’années. Et pendant ce temps-là, la progression de la carrière est totalement bloquée, ce qui exclut d’office ces femmes des postes à responsabilité. C’est un phénomène dont l’ampleur est impressionnante et dont on n’a sans doute pas encore pris toute la mesure.

* «Wenn Frau will, steht alles still» en version allemande

Loi sur l’égalité: mode d’emploi

Résumer la jurisprudence et les éléments de doctrine concernant la loi adoptée en 1995: tel est l’objet du commentaire publié conjointement par le Bureau fédéral de l’égalité et l’Université de Genève. Une première en langue française

Quels motifs peuvent justifier une différence de salaire entre hommes et femmes? A quelles conditions une administration peut-elle instaurer des quotas? Quelles mesures une entreprise doit-elle prendre pour prévenir le harcèlement sexuel? Quelle est la procédure à suivre en cas de discrimination à l’embauche? Trente ans après l’inscription du principe d’égalité dans la Constitution et quinze ans après l’entrée en vigueur de la loi fédérale sur l’égalité, les professionnel-le-s du droit disposent désormais d’un nouvel outil pour répondre à ce type d’interrogations.

Première romande

Réalisé sous la direction de Gabriel Aubert (professeur au Département de droit du travail et de la sécurité sociale à la Faculté de droit) et de Karine Lempen, juriste au Bureau fédéral de l’égalité et chargée de cours en études genre à l’UNIGE, ce premier commentaire romand de la loi adoptée en 1995 est destiné avant tout à faciliter le travail d’interprétation d’un texte qui, malgré sa brièveté, soulève des questions juridiques complexes.

Il regroupe les contributions d’une dizaine de spécialistes romand-e-s du droit du travail (professeurs d’université, juristes expert-e-s auprès d’organisations internationales, magistrat-e-s ou avocat-e-s) qui présentent, pour les principaux articles du texte, les différents éléments de doctrine existants ainsi que les principaux jugements rendus. L’ouvrage tient par ailleurs compte des changements induits par l’entrée en vigueur du nouveau Code de procédure civile suisse, le 1er janvier 2011.

Un texte encore peu connu

L’initiative du projet revient à la Confédération. Il fait suite à l’évaluation de la loi sur l’égalité conduite entre 2004 et 2006 afin de vérifier l’efficacité de cette disposition. Une analyse qui a montré que si le texte législatif correspondait effectivement aux besoins, il restait relativement peu connu, non seulement du personnel et des responsables d’entreprise mais aussi des praticien-ne-s de la justice. Dix ans après l’entrée en vigueur de la loi, celle-ci avait en effet été utilisée dans moins de 200 affaires, chiffre qui est très largement inférieur au nombre de cas de discrimination existant réellement dans les entreprises.

«L’existence d’un texte de loi ne dit rien sur la manière dont celui-ci sera appliqué dans les faits, explique Karine Lempen. Ce travail de commentaire vise à présenter la jurisprudence existant depuis l’entrée en vigueur de la loi en 1996 de façon aussi pratique que possible. L’ouvrage est donc beaucoup plus succinct que son pendant alémanique, dont une deuxième édition a été publiée il y a deux ans sous les auspices de la Zürcher Hochschule für Angewandte Wissenschaften, du Bureau fédéral de l’égalité et de l’Union syndicale suisse. Il se concentre essentiellement sur les cas qui nous ont semblé les plus significatifs, c’est-à-dire les jugements qui ont abouti à des décisions susceptibles d’être citées dans un mémoire de recours, par exemple.»

Globalement, ce sont les décisions concernant la discrimination salariale, le harcèlement sexuel et les licenciements abusifs qui ont fait l’objet des affaires les plus nombreuses au niveau national. La question de l’embauche a en revanche rarement été évoquée devant les tribunaux, alors même que la loi le permettrait.

Quant à la question des mesures positives (les quotas, par exemple), l’analyse de la jurisprudence montre que la position suisse est plutôt restrictive, le Tribunal fédéral ayant estimé qu’elles ne peuvent être mises en œuvre dans le secteur public qu’à des conditions bien définies.

«Ce qui complique sans doute le plus l’application de la loi sur l’égalité, c’est le fait que l’Etat n’ait pas choisi de la faire respecter d’office, résume Karine Lempen. Le Bureau fédéral de l’égalité n’a en effet aucune possibilité d’opérer des contrôles inopinés dans les entreprises. C’est une hypothèse qui a été discutée, mais qui n’a pas été retenue.»

Des succès notables

Au final, c’est donc aux particuliers – voire à des syndicats ou à des associations qui peuvent agir en leur propre nom – qu’il revient de porter plainte contre l’employeur. La démarche est cependant souvent longue et lourde pour une issue qui reste le plus souvent aléatoire. Le tout pour obtenir au mieux entre trois et six mois de salaire. Cependant, comme le montre l’ouvrage, quelques succès notables ont malgré tout été remportés en Suisse alémanique et dans le canton de Vaud, notamment lors du procès qui a abouti à reconnaître la méthode mise sur pied par le professeur Yves Fluckiger pour dépister les discriminations salariales.

«Nous aurons atteint un de nos objectifs si cet ouvrage contribue à modifier la place que tient l’étude de la loi sur l’égalité dans l’enseignement du droit du travail, conclut Karine Lempen. Pour nous, le fait de recourir à des auteurs qui sont des spécialistes reconnus de cette problématique (dont trois professeurs des Universités de Genève, Lausanne et Neuchâtel), est aussi une manière de rappeler que la loi sur l’égalité fait partie du droit du travail au même titre que la loi sur le travail, la loi sur la participation ou la loi sur le travail à domicile. Elle mérite une place dans les enseignements généraux et ne doit pas rester uniquement une affaire de spécialistes comme c’est encore un peu le cas aujourd’hui.»

Signe que ce travail répond effectivement à un réel besoin, il a suffi de quelques heures pour écouler plus de 200 exemplaires de l’ouvrage lors de la Journée de droit du travail organisée par le professeur Gabriel Aubert à Palexpo le 5 mai dernier.

«Commentaire de la loi fédérale sur l’égalité», par Gabriel Aubert et Karine Lempen (éd.), Bureau fédéral de l’égalité entre femmes et hommes, Université de Genève, Slatkine, 2011.