Campus n°104

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n°104 juin-septembre 2011
Dossier | Egalité

Microcrédit, macroproblèmes

Le modèle économique du microcrédit aide de nombreuses personnes, en majorité des femmes, à sortir de la pauvreté. Mais les effets pervers se multiplient

Fin 2009, 3600 institutions de microfinance (IMF) ont affirmé servir plus de 190 millions de clients dans le monde. Et environ 82% de ces clients sont des femmes. Ces chiffres, publiés en mars dans le rapport 2011 de la Campagne du Sommet du microcrédit, illustrent l’essor de ce système qui a émergé dans les années 1970. Ils semblent justifier les espoirs placés en lui dans la lutte contre la pauvreté et pour l’autonomisation de la femme. Il existe en effet de très nombreux témoignages où le succès a été au rendez-vous et qui ont vu des pauvres devenir moins pauvres et des femmes prendre leur destin en main. Mais les effets pervers du système, dont le surendettement, prennent également de l’ampleur à mesure que la microfinance se développe et se répand dans le monde. Et ce côté négatif ne doit pas être passé sous silence, sous peine qu’il finisse par miner l’ensemble du système, estime Fenneke Reysoo, chargée de cours à l’Institut de hautes études internationales et du développement (IHEID) où elle est coresponsable du Pôle Genre et développement.

Le système moderne du microcrédit a été inventé et développé entre autres par Muhammad Yunus, Prix Nobel de la paix en 2006. Au début des années 1970, ce professeur d’économie à l’Université de Chittagong au Bangladesh applique d’abord le concept aux villageois des alentours. Encouragé par le succès de ses expériences, il fonde la Grameen Bank (dont il vient de démissionner en mai dans un contexte politico-juridique encore flou) qui connaît un développement important.

L’objectif affiché par la Grameen Bank et ses nombreux successeurs est de se tourner vers les personnes exclues du système bancaire et qui, pour cette raison, ne parviennent pas à sortir de la pauvreté. Selon les experts, l’octroi d’un prêt modeste pourrait suffire à lancer une petite entreprise ou soutenir un petit développement qui permettrait aux individus concernés de gagner en autonomie et de sortir de la misère. Voilà pour la théorie.

Dès le départ, la plupart des IMF ciblent les femmes (parfois exclusivement) considérant que les inégalités et les discriminations dont celles-ci sont victimes, notamment dans leur foyer, les rendent obligatoirement plus pauvres que les hommes. «La microfinance a reçu le soutien du discours féministe qui ne pouvait qu’apprécier cette façon de favoriser l’empowerment des femmes, commente Fenneke Reysoo. Le microcrédit a été perçu comme un moyen de donner aux femmes des revenus dont elles étaient dépourvues jusqu’alors et qui leur permettent de participer davantage à la gestion de la famille.»

Frisant l’usure

Le problème est que les IMF doivent concilier deux idéaux qui, en général, s’opposent: aider les pauvres et faire de l’argent, du moins suffisamment pour pouvoir se passer, à terme, des subventions qui alimentent la grande majorité d’entre elles. En d’autres termes, le crédit, qu’il soit micro ou non, ne correspond à rien d’autre, du point de vue de la personne qui emprunte, qu’à un endettement qui s’accroît à mesure que le temps passe et que les intérêts s’accumulent. Et ces derniers ne sont pas négligeables: entre 10 et 20% par mois pour la plupart d’entre eux, bien que certains affichent des taux encore plus élevés, frisant parfois l’usure. Et il n’est pas rare que l’institution réclame les premières traites une semaine déjà après l’obtention du crédit.

Résultat: les personnes qui empruntent, même des petits montants, doivent immédiatement entrer dans une logique de croissance. Ainsi, la femme qui s’achète une machine à coudre est poussée à produire sans attendre des biens qu’elle devra vendre. Ayant souvent moins l’opportunité, contrairement aux hommes, de couvrir de grandes distances, sa clientèle est proche et généralement connue, ce qui l’oblige à appliquer des marges minimes. Dans certains cas, ces contraintes de remboursement peuvent donc l’amener à s’auto-exploiter.

En plus, les conditions changent énormément que l’on soit en ville ou à la campagne. Une paysanne qui s’achète une chèvre ne pourra en effet tirer des revenus de son animal que selon un rythme biologique qu’elle ne peut pas accélérer. Surtout si elle veut transformer le lait en fromage afin d’augmenter la valeur ajoutée et justifier ainsi son crédit.

«L’équation économique du microcrédit se complique rapidement, souligne Fenneke Reysoo. L’un des présupposés du microcrédit est en effet que tout le monde a l’âme d’un entrepreneur. Mais ce n’est pas vrai. Et ce d’autant plus que les clients sont souvent peu instruits en matière d’entreprise et de commerce.»

D’autres problèmes inattendus peuvent également survenir, comme lorsqu’une femme, obligée de rester dans le centre de crédit désorganise les tâches ménagères, générant ainsi des tensions et des violences au sein du ménage. Ou lorsqu’une emprunteuse rentre à la maison en n’ayant pas obtenu de nouveau crédit après avoir payé son solde et se retrouve confrontée à des agressions verbales et/ou physiques de la part de son conjoint ou de proches de sexe masculin.

Spirale du surendettement

A cela s’ajoute le fait que, parfois, l’emprunt à la banque, initialement prévu pour commencer une petite entreprise, est en réalité détourné à des fins de consommation. En l’absence d’épargne préalable, ce qui est souvent le cas, dépenser son crédit pour l’envoi d’un enfant à l’école, l’organisation d’une cérémonie de mariage ou de baptême ou encore l’achat de médicaments est périlleux.

Conséquence, des cas de surendettement apparaissent. Certaines personnes engagées dans cette pente glissante contractent un second microcrédit pour rembourser le premier et ainsi de suite. Une femme en Inde s’est ainsi endettée auprès de huit institutions pour un total de 3500 dollars alors que son revenu hebdomadaire n’est que de 13 dollars. Malgré le fait qu’elle ait appartenu à plusieurs groupes d’emprunteurs censés garantir mutuellement les emprunts de leurs membres (si l’une d’entre elles ne peut plus rembourser, les autres deviennent responsables et sont tenus de payer), elle s’est fait ostracisée. Sous pression des IMF et de ces groupes, elle s’est finalement suicidée. Ailleurs, les saisies de biens se multiplient et des mouvements, notamment au Mexique et en Inde, se sont mis en place pour refuser de rembourser.

«Il n’existe pas encore d’études sérieuses qui démontrent que le cercle vertueux voulu par le système du microcrédit soit une réussite tant du point de vue économique que social, précise Fenneke Reysoo. On affirme que plus de 90% des microcrédits sont remboursés, du moins en ce qui concerne les femmes. Mais ce genre de chiffre ne dit rien sur l’impact social négatif qu’ils peuvent avoir.»

La microfinance ne doit pas être vouée aux gémonies pour autant. De nombreux économistes étudient le phénomène depuis plusieurs années, dont ceux de l’Université de Genève et de l’IHEID. Ces derniers, en collaboration avec des chercheurs de l’Université de Cambridge et du BIT ont d’ailleurs publié il y a quelques années un ouvrage sur le sujet* dans lequel ils proposent plusieurs pistes pour que les IMF atteignent leur double objectif: l’autonomie de leur établissement et l’aide aux pauvres. L’une d’elles est ce que les auteurs appellent les «subventions intelligentes» censées maximiser les bénéfices sociaux et minimiser les distorsions et les erreurs de ciblages de la clientèle.

D’autres pistes consistent à ne pas se borner à offrir le seul microcrédit, mais à mettre aussi en œuvre les autres services de la microfinance (épargne, microassurance, garantie de prêt, etc.). Le top serait bien sûr d’offrir, en plus de tout cela, des formations, notamment dans la gestion d’entreprise et la comptabilité, ce que font déjà certaines IMF. Mais, arguent ces dernières, ce genre de services est cher. «Après tout, est-ce la vocation des institutions de microcrédit que de chercher à faire du profit? Se demande Fenneke Reysoo. Pour s’adapter réellement aux besoins et aux capacités des populations pauvres, il est nécessaire de sortir de la logique capitaliste et d’entrer dans une économie solidaire et durable.»

*«Microfinance et politique publique», sous la direction de Bernd Balkenhol, Ed. PUF, 2009, 330 p.