Campus n°104

Campus

n°104 juin-septembre 2011
Dossier | Egalité

«Les études genre ont une dimension subversive»

Historienne des XIXe et XXe siècles, Delphine Gardey est la directrice des études genre de l’Université de Genève depuis 2009. Rencontre

Campus: Se lancer dans les études genre, cela signifie-t-il militer pour l’égalité?

Delphine Gardey: Oui et non. Les études genre s’intéressent certes à des problèmes liés à l’égalité et aux carrières féminines mais pas seulement. Elles traitent de la sexualité, des droits des minorités, de l’altérité, des droits reproductifs, des biotechnologies, etc. En fait, n’importe quel thème peut être reconsidéré sous l’angle du genre. D’ailleurs, les études genre ne s’intéressent pas qu’aux femmes mais aux relations entre les sexes dans l’histoire et dans la société. En d’autres termes, elles proposent une lecture sexuée du monde social et des rapports de pouvoir qui le traversent. En ce sens, elles produisent des descriptions plus réalistes du monde.

Et plus subversives aussi…

J’admets que les études genre peuvent déranger car elles mettent en cause des idées reçues, ce qui est défini comme savoir objectif ou norme commune. Elles ont donc en effet une dimension subversive pour les disciplines dont elles utilisent les outils pour produire de nouveaux savoirs. Pour en revenir à l’égalité, si cette notion intéresse les études genre, à l’inverse, celles et ceux qui sont favorables à plus d’égalité dans la société ne militent pas forcément pour ce type de savoirs. Ils ne font pas toujours le lien. Pourtant, si l’on veut conduire une politique visant à l’égalité entre hommes et femmes, il faut développer des enseignements qui traitent de ce thème au sein de différentes disciplines et sensibilisent de futur-e-s professionnel-le-s à ces questions. Cela signifie aussi qu’il faut augmenter l’offre des cours en études genre et les confier à des spécialistes.

La demande des étudiant-e-s en matière d’études genre est-elle importante?

Oui, car il existe peu de structures qui offrent la possibilité de réaliser une maîtrise en études genre dans l’espace francophone. Il en existe quelques-unes en France et la nôtre, à Genève. Nous avons donc la possibilité de jouer une carte importante. Si nous avions un peu plus de moyens académiques (lire ci-dessous), nous pourrions aisément devenir leaders sur le marché francophone.

Pourquoi les pays anglo-saxons sont-ils en avance dans ce domaine?

Une partie de l’explication se trouve dans la culture académique de ces pays. Les sciences sociales se sont amendées de la perspective disciplinaire pour se concentrer sur certains objets d’études. On a ainsi vu apparaître les gender studies, les science studies, les media studies, etc. Cette restructuration a notamment été rendue possible parce que les universités américaines sont plus sensibles, pour des raisons financières surtout, à la demande des étudiants. En France, en Suisse, et dans une moindre mesure en Allemagne, les objets d’études légitimes sont plus fermement contrôlés par le corps enseignant. Ce système favorise le conservatisme. Du coup, sur certains thèmes, on peut facilement prendre dix ou quinze ans de retard par rapport à nos collègues américains ou du nord de l’Europe.

Dans le cadre de vos recherches, vous vous intéressez à l’histoire du travail, des techniques et des sciences. Quel est le rôle des femmes dans l’histoire des sciences?

On déplore généralement l’absence de femmes parmi les grands noms de l’histoire des sciences. C’est oublier que la valorisation du savant comme figure de science est historiquement datée. Les lieux de science et les modalités de production des savoirs sont multiples depuis la fin du XVIe siècle. La République des Lettres vit notamment de l’activité des salons, un mode de production et de sociabilité scientifiques orchestré par de grandes figures féminines, à Paris ou Berlin. Le botaniste Aldrovandi, lui, s’appuie sur l’ensemble de sa maisonnée (et sa seconde épouse) pour réaliser et conduire ses activités savantes. Gianna Pomata, professeure à la Johns Hopkins University, a mis en évidence la contribution des femmes aux savoirs médicaux de la Renaissance. De plus, jusqu’au XVIIIe siècle, l’activité scientifique se réalisant notamment dans l’espace domestique, les femmes y contribuent, soit directement, soit indirectement par les jeux d’alliance et la recherche de mécènes. Les femmes sont donc des actrices invisibles qu’une histoire des sciences plus exigeante et plus réaliste fait apparaître.

Et plus tard?

Même au XIXe siècle, au moment où l’activité scientifique se professionnalise, on trouve des femmes de science. C’est le cas dans les observatoires astronomiques où elles entrent comme «dames calculatrices» à Boston ou à Paris. On les trouve actives et engagées dans les sciences de terrain que sont les expéditions astronomiques ou anthropologiques. Au cours du XIXe et du XXe siècle, on voit par ailleurs apparaître de nombreux couples de scientifiques, le plus connu étant celui de Marie et Pierre Curie, tous deux Prix Nobel. Dans son livre Creative Couples in the Sciences, l’historienne américaine Pnina Abir-Am en décrit deux douzaines d’autres qui ont connu des fortunes très diverses. Il en ressort que pour les femmes, le mariage est un moyen d’accéder aux instruments, aux laboratoires et aux collègues. Autant d’éléments qui sont indispensables pour exercer une activité scientifique. On remarque aussi que les femmes possèdent souvent des compétences qui manquent à leur mari. Certaines maîtrisent des langues étrangères, ce qui permet la lecture d’une littérature scientifique plus vaste, d’autres possèdent des talents de dessinatrice, indispensables aux naturalistes. Elles deviennent ainsi des collaboratrices spécialisées – et gratuites – qui contribuent à la renommée de leur époux. Mais pas forcément à la leur.

Vous avez également étudié l’histoire des techniques sous un angle de genre. Qu’en ressort-il?

Je me suis intéressée aux usages sociaux et sexués des techniques, notamment dans le cadre du travail de bureau, un métier considéré comme féminin*. J’ai étudié en particulier les technologies de l’information, dont j’ai écrit une préhistoire**. Bien avant l’arrivée de l’ordinateur puis d’Internet, ce secteur a connu une première révolution, à la fin du XIXe et au début du XXe siècle, avec l’avènement des machines à écrire, à calculer, à reproduire des documents et à enregistrer.

C’est alors que la figure de la secrétaire est construite. Comment cela est-il arrivé?

En réalité, jusqu’à la fin du XIXe, les employés de bureau étaient des hommes. Il en est de même des premiers dactylographes. La machine à écrire a été commercialisée via l’organisation de concours de vitesse. Chaque pays avait sa marque (un instrument qui accélère à ce point la production de l’écriture se devait de contribuer au rayonnement national) et l’on se mesurait dans des championnats internationaux. Il existait même des sortes de biathlons machine à écrire-automobile. Progressivement, l’instrument a été défini comme typiquement féminin. On a en particulier valorisé le lien entre le piano et le clavier, pour permettre l’accès des femmes des couches moyennes à ces nouveaux emplois.

Quand a eu lieu ce renversement?

Il commence autour de 1880 avec l’introduction des premières femmes dans les bureaux aux Etats-Unis, au Canada et en Grande-Bretagne. Ce changement tient à plusieurs facteurs mais il obéit toujours à la même logique qui est le moindre coût du travail féminin. La poste britannique, par exemple, connaît vers 1870-1880 une crise du recrutement. La plupart des hommes issus des couches paysannes instruites se détournent de ces emplois. L’institution a alors l’idée d’embaucher des femmes. On diminue les salaires de moitié et on embauche la personne comme auxiliaire et non comme fonctionnaire. Cette transformation pose des problèmes sociaux et culturels. Comment embaucher des femmes instruites (généralement issues des couches supérieures) sans atteindre à leur prestige social et hypothéquer leur avenir, en particulier leur mariage? En cette époque pionnière, les femmes qui pénètrent dans les bureaux sont donc souvent des femmes qui doivent surmonter un déclassement du fait d’un veuvage ou de la nécessité d’assumer une fratrie. Les célibataires restent célibataires. Plus tard, avec l’école publique obligatoire, une filière de promotion des filles appartenant aux classes sociales populaires permettra de nourrir la croissance considérable de ce secteur en pleine explosion. C’est la révolution tertiaire.

En ce qui concerne le monde ouvrier, on entend souvent que les femmes y sont entrées lors de la Première Guerre mondiale, alors que tous les hommes étaient au front. Est-ce exact?

C’est un mythe. Dès 1830, dans le Lancashire, de très nombreuses femmes sont ouvrières dans l’industrie textile qui est le moteur de la première révolution industrielle. Au cours de la seconde, à partir de 1870, on en retrouve dans les secteurs de la chimie, la chaussure, l’alimentation, les conserveries, les manufactures de tabac, etc. Ce qui se produit pendant la Première Guerre mondiale, c’est l’introduction massive des femmes dans des secteurs masculins où elles ne se trouvaient pas traditionnellement, et en particulier les usines d’automobile converties pour l’occasion en usines de guerre. Ce phénomène aura évidemment une visibilité considérable. Mais il ne marque pas l’entrée des femmes dans le monde ouvrier. Elles y étaient déjà depuis longtemps.

* La Dactylographe et l’expéditionnaire. Histoire des employés de bureau (1890-1930), Ed. Belin, 2001

** Ecrire, calculer, classer. Comment une révolution de papier a transformé les sociétés contemporaines (1800-1940), La Découverte, 2008

Un démarrage en douceur

Vingt ans après les Etats-Unis, la Faculté des sciences économiques et sociales (SES) de l’Université de Genève crée les études genre en 1995. Après le droit de vote des femmes obtenu en 1971, l’inscription de l’égalité des sexes dans la Constitution fédérale en 1981 et la grève des femmes en 1991, voici une discipline académique dédiée à l’étude des relations entre les sexes dans tous les secteurs de la société.

«L’impulsion est venue de certaines personnes convaincues par le bien-fondé des études genre, se rappelle Lorena Parini, maître d’enseignement et de recherche au Département de sociologie. Il s’agit notamment du professeur Paolo Urio, alors doyen de la Faculté des SES, et d’Anne-Lise Head, professeure au Département d’histoire économique. Le Rectorat a soutenu le projet et un petit budget a pu être libéré pour commencer.»

Le début se fait en douceur avec deux assistantes et un maître assistant mais pas de poste de professeur. La première initiative consiste à mettre sur pied un diplôme post-grade qui est rapidement étendu à l’Université de Lausanne. Le destin des études genre reste incertain jusqu’en 2003, date à laquelle le Rectorat et en particulier le vice-recteur de l’époque, Eric Doelcker, aujourd’hui professeur honoraire à la Section des sciences pharmaceutiques, décide d’ancrer les études genre durablement au sein des SES, qui étaient déjà la faculté la plus impliquée. Un poste de professeur est créé dans le but d’alimenter l’activité académique et de donner la possibilité de réaliser des thèses en études genre. Il ne sera cependant occupé qu’en 2005 par Margaret Maruani, sociologue et directrice de recherche au CNRS spécialiste du marché du travail et de l’emploi. Elle sera remplacée le 1er septembre 2009 par Delphine Gardey, professeure au Département de sociologie.

L’offre académique s’est étoffée durant tout ce temps. Il existe aujourd’hui des cours et des séminaires pour le baccalauréat, un doctorat, une maîtrise universitaire et un programme de formation continue. Les études genre de l’Université de Genève sont également partie prenante dans une école doctorale romande et participent au programme Gender-Schweiz, financé par la Conférence universitaire suisse.

«Notre maîtrise universitaire est interdisciplinaire, note Delphine Gardey. On enseigne l’histoire, la sociologie, la science politique, les sciences de l’éducation ou encore l’économie dans une perspective de genre. Nous faisons venir de nombreuses conférencières de renom issues d’autres universités.»

http://www.unige.ch/etudes-genre/index.html