Campus n°105

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n°105 septembre-novembre 2011
Dossier | peur

«La société actuelle est plus sûre qu’à aucune autre époque de l’histoire»

Toutes les sociétés connaissent des peurs. Elles changent au cours du temps, en fonction de l’organisation sociale et des moyens de prévention à disposition. Explications avec Claudine Burton-Jeangros, professeure au Département de sociologie

Quelles sont les peurs collectives de la société occidentale actuelle?

Claudine Burton-Jeangros: Elles sont multiples et sans cesse renouvelées. Elles peuvent être alimentées par des crises importantes comme l’accident nucléaire de Fukushima au Japon, qui a relancé un débat mondial sur la question du nucléaire. Pour sa part, la bactérie Escherichia coli entérohémorragiques (ECEH), qui a causé la mort d’une cinquantaine de personnes en Europe cette année, a provoqué dans un premier temps une chute importante des ventes de concombres, désignés à tort comme le responsable de l’épidémie. En remontant dans le temps, on peut citer le cas de l’épidémie de la grippe H1N1 en 2009-2010 qui a fait exploser la vente des masques stériles, celui du syndrome respiratoire aigu sévère (SRAS) en 2003 et bien d’autres encore. Les événements se succèdent et, même s’ils ont lieu très loin d’eux, les gens se sentent concernés. En réalité, nous sommes en interrelation constante avec tous les dangers de la planète qui nous sont rapportés en temps réel par les médias. Et la population se sent d’autant plus concernée que ces événements entraînent souvent des conséquences locales, notamment en termes de prévention. Depuis plus de trente ans, il se développe ainsi en Occident un souci de se protéger contre toutes les menaces possibles, ce qui fait que nous sommes d’autant plus sensibles à tout ce qui pourrait représenter un nouveau danger. Pourtant, la société actuelle est plus sûre qu’à aucune autre époque de l’histoire. C’est un des grands paradoxes de notre temps.

Avons-nous plus peur qu’autrefois?

Non. Toutes les sociétés humaines ont connu des peurs. Mais elles ont changé au cours du temps, en fonction de l’organisation sociale et des moyens de prévention à disposition. Par exemple, dans le passé, les causes des dangers étaient souvent inconnues et, dès lors, attribuées à une volonté divine qui échappait à l’être humain. Ce dernier, fataliste, était donc passif face à ses peurs. Aujourd’hui, c’est tout le contraire. La cause du danger repose presque toujours sur l’humain. Dans le cas de ce qui s’est passé au Japon, on a reproché aux dirigeants de la société TEPCO de n’avoir pas su prévenir l’accident de Fukushima ni gérer convenablement ses conséquences. Concernant l’ECEH, c’est la faute du producteur de graines germées ou de ses employés qui n’auraient pas respecté des mesures d’hygiène. Aujourd’hui, contrairement au passé, chaque danger aurait pu, et dû, être évité.

Et comme le responsable n’est plus Dieu, on cherche le coupable parmi les hommes…

Dans toutes ces crises récentes, les autorités se doivent de trouver le coupable, de dénicher celui qui a fait ce qu’il ne fallait pas faire. Le cas de l’accident de l’Airbus A330 qui s’est abîmé en mer en 2009 entre Rio de Janeiro et Paris (228 morts) est emblématique. Il faut savoir si c’est la faute des pilotes ou celle des sondes Pitot qui mesurent la vitesse de l’appareil. L’enquête doit aller jusqu’au bout. Même des années après et même s’il a fallu ratisser le fond de l’océan pour retrouver les boîtes noires. La motivation n’est d’ailleurs pas tant de punir le coupable que de faire en sorte que cela ne se reproduise plus, histoire de conjurer la peur. Le problème, c’est qu’à chaque fois que l’on empêche quelque chose d’arriver, autre chose devient possible.

Est-ce inévitable?

On a eu l’impression que, grâce aux progrès de la science et des technologies, la société allait devenir très sûre. Seulement, plus on développe l’industrie et les techniques, plus on crée de nouveaux risques. Tant qu’il n’y a pas d’accident, tout le monde est satisfait. Mais dès qu’il survient (Titanic, Seveso, Amoco Cadiz, Fukushima…), le risque devient inacceptable. Dans certains cas, comme le nucléaire ou la chimie, on se rend soudainement compte que l’on joue, mine de rien, avec des phénomènes délicats et dangereux.

Depuis une vingtaine d’années, on parle souvent de la «société du risque». Que recouvre ce terme?

Dans son livre, La Société du risque (1986), le sociologue allemand Ulrich Beck montre comment, grâce aux progrès technologiques, la «société du risque» a succédé à la «société industrielle» et produit désormais elle-même des dangers qui par le passé n’existaient pas. Un constat valable pour le monde industriel mais aussi pour le domaine de la santé. Le monde occidental pensait un temps avoir réglé le problème des maladies infectieuses, le grand fléau d’autrefois. Mais depuis plusieurs décennies et l’apparition du sida, des différentes formes de la grippe ou encore de la maladie de la vache folle, on se rend compte que ce n’est pas vrai. Malgré les moyens importants consentis dans la recherche médicale et le développement de médicaments, de nouvelles menaces infectieuses émergent sans cesse.

Par ses efforts constants pour limiter les risques, la société modifie-t-elle son environnement?

L’effort et l’énergie déployés dans la sécurisation du monde sont en effet considérables. Sans surprise, les dispositifs mis en place à cette fin sont spectaculaires. Que ce soit dans les bâtiments, dans les transports publics ou privés, ou sur le moindre jouet pour enfant, on rencontre des procédures de sécurité partout. La prise en compte des connaissances accumulées sur les risques influence les technologies ou modifie les objets. Mais cela ne résout pas le problème de fond.

Comment cela?

J’observe une prise de conscience, lente et pas si largement partagée, du fait que l’on vit une course en avant dans l’anticipation permanente des dangers. Or, cette évolution, à un moment donné, pourrait devenir contre-productive. A trop vouloir prévenir, on développe parfois des réponses excessives. Faut-il arrêter certaines voies de développement ou de recherche (OGM, nucléaire, génie génétique…) avant même que l’on sache avec certitude les risques qui y sont liés? Certains adoptent cette position afin d’éviter des catastrophes majeures, tandis que d’autres estiment que l’on s’empêcherait ainsi de faire des découvertes importantes. Parmi les premiers, on en trouve qui voudraient même arrêter cette course en avant et prônent la décroissance. Ce terme désigne l’idée de consommer moins, de vivre autrement afin de soulager la planète mais aussi d’éviter que la société ne réalise des développements trop incertains voire dangereux. Le hic, c’est que cette solution aussi comporte d’énormes risques, ne serait-ce que du point de vue social et économique.

L’insécurité est une peur très à la mode. Comment analysez-vous ce phénomène?

L’étude de ce ressenti dans la population montre en général un décalage entre le sentiment et le niveau réel d’insécurité. C’est-à-dire qu’à un moment donné, après une série d’agressions par exemple, les représentations et l’imaginaire des gens s’emballent et l’on considère tout à coup qu’il est vraiment très dangereux d’habiter dans tel ou tel quartier. Certains alimentent la peur, comme les  compagnies de sécurité (serruriers, vigiles, etc.), pour mieux vendre leurs marchandises ou leurs services. De leur côté, les médias en font leurs gros titres que les gens lisent avec assiduité, augmentant encore l’anxiété ambiante. Il existe des sociétés qui, à des moments donnés, vont s’emparer de ce sentiment d’insécurité et le démultiplier selon des mécanismes encore mal compris, mêlant les rumeurs, l’influence des médias, et des processus collectifs difficiles à décrypter. Aux Etats-Unis, où j’ai vécu quelque temps, il est frappant de voir à quel point le sentiment d’insécurité est fort. Les gens n’osent parfois plus sortir de chez eux, de peur de se faire agresser. Le taux de criminalité aux Etats-Unis est certes élevé dans certaines villes, mais tout de même. L’Europe n’en est pas encore là mais elle en prend néanmoins le chemin.

Les étrangers font peur aussi et depuis toujours. Pourquoi?

L’étranger est la figure par excellence de la peur. Il est celui qui est visiblement différent, qui n’a pas grandi ici, qui a été amené par les mouvements migratoires liés aux crises politiques ou économiques; il est, aux yeux d’une frange de la population, porteur de menaces de toutes sortes. Aujourd’hui, on a tendance à se focaliser sur l’image de l’étranger délinquant qui crée des problèmes et finit dans les prisons suisses. Mais la réalité est bien entendu beaucoup plus complexe que cela. L’étranger, c’est aussi le professeur que l’on est allé recruter en France ou aux Etats-Unis. Ce sont aussi tous les travailleurs internationaux. Il existe donc là aussi un décalage entre la perception du danger et le danger réel que représentent les étrangers. Et de toute façon, dans une société où tout le monde bouge de plus en plus, on sera bientôt tous des étrangers.

Le danger vient d’ailleurs dites-vous. Avez-vous un exemple récent de cette peur?

Sur mandat de l’Office vétérinaire fédéral qui s’intéresse aux représentations de l’animal dans la société, nous avons fait une analyse de la manière dont l’épisode de la grippe aviaire de 2006 avait été traité par les médias. Nous avons démontré que cette épidémie a alimenté la peur de l’étranger. Les images parues dans les illustrés montraient d’un côté le dispositif ultra-sécuritaire en Suisse avec des individus qui revêtent des combinaisons intégrales pour toucher un oiseau mort. De l’autre, on voyait des gens en Asie vivant avec la volaille dans leur maison et la côtoyant de près sur le marché. Un sacré contraste. D’un côté, on trouve ceux qui prennent les bonnes mesures et de l’autre ceux qui ne se protègent pas. Ce rejet de la faute sur l’étranger est systématique. La grippe H1N1 de 2009-2010 était au début mexicaine; les autorités allemandes ont immédiatement accusé le concombre espagnol d’être responsable de l’épidémie d’ECEH, etc. Les frontières politiques sont toujours exploitées pour sécuriser le monde auquel on appartient. Et en Suisse, on a la fâcheuse tendance de croire que l’on fait tout mieux que tout le monde. Avec la crise de la vache folle, qui a durement touché notre pays dans les années 1990 et 2000 (plus de 400 cas), il a été plus difficile de tenir ce langage. Mais là aussi, on a réussi à mettre la faute sur la Grande-Bretagne d’où le problème était parti dans les années 1980.

Notre société se dirige-t-elle vers une tolérance nulle vis-à-vis des risques?

Certaines personnes sont intolérantes face aux risques. Cela dit, on a parfois tendance à penser le public de manière trop homogène. Les études scientifiques montrent plus de diversité. Nous avons réalisé un travail sur le dépistage des risques au cours de la grossesse. Certaines femmes veulent en effet recevoir le plus d’informations possible sur la santé de leur futur enfant afin de s’assurer que tout va bien. Mais d’autres cherchent à sortir de cette logique. Sans totalement refuser le processus de suivi de la grossesse, elles y accordent moins d’importance. Elles mettent de la distance pour éviter de devenir anxieuses. Elles ne veulent pas que le médecin leur fasse peur. Elles désirent un enfant en bonne santé mais si ce n’et pas le cas, elles feront face. Tout cela pour dire que dans le public, on retrouve aussi une certaine fatalité, une acceptation des risques encourus. On remarque les réactions extrêmes, car elles sont médiatisées. Mais au quotidien, tout le monde est amené à gérer régulièrement toutes sortes de risques.

Vivons-nous dans une société anxiogène?

Oui et c’est un autre argument développé par Ulrich Beck dans son livre: on vit aujourd’hui dans une société où la conscience des risques est très forte. On sait qu’à tout moment, on peut subir un accident ou tomber malade – on fait même du dépistage génétique pour savoir éventuellement quand cela surviendra. Tout le monde est conscient que les couples ne durent pas, que la situation financière n’est pas bonne et que le marché de l’emploi est morose. On vit finalement dans une anxiété diffuse et permanente concernant son avenir.

La peur en l’avenir est-elle une caractéristique de la société occidentale?

Il faut admettre que cette question des risques est une préoccupation de pays riches. Autrefois chez nous – mais aussi à présent dans de nombreux pays pauvres –, quand on n’était même pas sûr d’avoir à manger le soir, ce qui pouvait se passer dans dix ans n’était pas une question pertinente. Mais comme les pays industrialisés ont aujourd’hui assuré le minimum vital, malgré certaines inégalités importantes, les individus se projettent dans l’avenir. Ils ont des intentions de vie, des espoirs, des projets qu’ils espèrent pouvoir réaliser. Et le fait que l’environnement puisse tout à coup les en empêcher est effrayant.

Il est donc impossible d’éradiquer la peur d’une société?

Non, la peur ne disparaît pas. Même en disposant de toutes les ressources imaginables, on ne peut pas l’évacuer. Elle fait partie du fonctionnement de la société humaine. Il est illusoire de vouloir éliminer la peur. Il vaut mieux l’apprivoiser.