Campus n°105

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n°105 septembre-novembre 2011
Dossier | peur

La xénophobie, une tradition qui se cultive

xéno

Principal cheval de bataille de la droite populiste depuis quelques années, la peur de l’étranger n’a rien d’une nouveauté dans l’espace public suisse. Au même titre que la peur du chômage ou de la drogue, elle fait partie des grandes thématiques qui cristallisent depuis un siècle au moins les craintes de la population

Publiés en août dernier, le 5e baromètre électoral réalisé par l’Institut gfs.bern pour le compte de la Société suisse de radiotélévision (SRG SSR) montre que la migration a retrouvé sa place en tête des préoccupations politiques les plus urgentes des Suisses pour la première fois depuis la catastrophe nucléaire survenue au mois de mars à Fukushima. Plus qu’une nouveauté, ce résultat – qui ne coïncide pas forcément avec ceux du «baromètre de la peur» publiés par l’Institut gfs.zurich, lire ici) – constitue un retour à la normale dans un pays où la peur de l’étranger occupe une place prépondérante dans l’espace public depuis un siècle au moins. Analyse avec Sandro Cattacin, professeur au Département de sociologie de la Faculté des sciences économiques et sociales et auteur de plusieurs études sur le comportement civique de nos concitoyens.

La peur, ça s’apprend

«La peur est un réflexe tout à fait normal que l’on retrouve dans toutes les sociétés, explique le sociologue. A un moment donné, dans un contexte donné, certaines choses suscitent de l’angoisse alors qu’elles semblent anodines dans une autre situation. Mais dans tous les cas, ces peurs reposent sur un système de représentation construit et donc sur un processus d’apprentissage. Dans le cas de la Suisse, historiquement, on peut distinguer trois grandes thématiques qui ont durablement cristallisé les craintes de la population et qui sont revenues sur le devant de la scène avec plus ou moins d’intensité selon les époques: le chômage, la drogue et, bien sûr, l’immigration. La première et la dernière ayant pour objet central la peur de l’étranger, tandis que la deuxième fait plutôt figure de contre-exemple.»

Concomitante du développement des sociétés industrielles, la hantise liée à la possibilité de perdre son emploi a longtemps été canalisée par la série d’accords bipartites de prévention des conflits sociaux conclus dans quasiment tous les domaines économiques et connus sous le nom de «Paix du travail». Evitant de trop grandes crispations entre syndicats et patronats, le système s’est montré formidablement efficace pour tranquilliser les citoyens jusqu’à la crise économique du milieu des années 1970 qui marque un retour en force de la peur du chômage dans le pays.

Les accords passés entre le patronat et les syndicats restant l’apanage de la main-d’œuvre indigène, ce sont dès lors les étrangers, par le biais du statut de saisonnier, ainsi que les femmes, qui sont renvoyées aux fourneaux, qui joueront le rôle de soupape.

«Compte tenu de la libéralisation croissante de l’économie et de la mondialisation, la peur de perdre son emploi revient depuis de manière cyclique, commente Sandro Cattacin. Il est à nouveau très fort depuis quelques années, notamment dans le secteur de la banque et des assurances où les mesures de performances continuelles qui ont été mises en place ont instauré un climat détestable, le collègue d’hier étant devenu un concurrent en puissance.»

«Le problème, c’est l’étranger»

Facile à instrumenter, cette peur est exploitée des deux côtés de l’échiquier politique. Pour les populistes de droite, cette tension sur le marché du travail est due au processus d’intégration européenne qui permet à toujours plus d’étrangers de trouver un emploi à l’intérieur de nos frontières. Les tribuns de gauche, quant à eux, montrent du doigt un patronat irresponsable et militent pour une augmentation des mesures d’accompagnement des bilatérales permettant d’éviter le dumping salarial afin de mieux protéger la main-d’œuvre nationale. «Derrière ces deux types d’argumentation se cache le même raisonnement, résume Sandro Cattacin: l’idée que le problème, c’est l’étranger.»

Une thématique qui, depuis des décennies, a largement été exploitée par les extrémistes de tous bords. «La xénophobie fait partie du paysage politique suisse depuis un siècle au moins, poursuit le sociologue. Elle s’est construite par étapes au cours d’un long processus d’apprentissage qui s’est institutionnalisé et qui n’a cessé d’être reproduit depuis. Si bien que cette peur de l’étranger est aujourd’hui massivement installée dans les esprits.»

Ce processus de stigmatisation de l’autre commence à se cristalliser dès les années 1910. A la suite du grand débat que connaît le pays sur le thème de la surpopulation étrangère (überfremdung), des mesures légales sont prises afin de se prémunir contre le danger que représentent les migrants politiques. Même si ce sont alors les Bolcheviques et les réfugiés politiques de gauche venant de l’Italie et de l’Allemagne qui se trouvent dans le collimateur du législateur, ces lois seront ensuite appliquées successivement à tous les migrants de l’après-guerre susceptibles de sympathie pour les idées communistes.

Perdant de son acuité durant la Seconde Guerre mondiale, le sujet revient en force au début des années 1960, après l’arrivée massive de travailleurs italiens. Issus de régions pauvres et majoritairement agricoles, ne parlant pas la langue de leur pays d’accueil et vivant entassés dans des baraques ou des casernes, les nouveaux venus suscitent incompréhension et inquiétude au sein de la population autochtone. Et se voient bientôt accusés de tous les maux.

«Dans le discours qui se développe alors, le travailleur étranger est non seulement considéré comme une menace économique mais également comme un danger pour la santé publique ou la paix des ménages, précise Sandro Cattacin. En témoigne notamment cette affiche de l’Action nationale montrant un Suisse partir au service militaire pendant qu’un Italien attend sa femme à la sortie de la caserne.»

Au pays de «L’excellente médiocrité»

Au cours des années 1970, le parti de James Schwarzenbach franchit un pas supplémentaire en dénonçant les ravages écologiques causés par la présence étrangère en Suisse. Selon cette lecture, l’étranger est en effet le principal responsable de l’industrialisation du pays. Si on construit des routes et des immeubles qui dénaturent le paysage, c’est à cause d’eux, argumente le leader zurichois. Et si les villes deviennent de plus en plus inhabitables, c’est également la faute de ces populations peu éduquées dont le style de vie est incompatible avec celui des Suisses.

A cette longue série de griefs contre la population étrangère, il faut encore en ajouter un, apparu plus récemment. Comme le montrent différentes études d’opinion, depuis quelques années beaucoup de citoyens suisses ont en effet le sentiment d’être systématiquement dépassés sur le plan professionnel par des étrangers. «Le système scolaire suisse produit de l’excellente médiocrité, observe Sandro Cattacin. A la fin de la formation obligatoire, le niveau général est très bon, mais il n’y a pas de place pour l’excellence. Il n’existe aucune structure à même de faire fructifier les talents des élèves les plus doués. Conséquence: si les Suisses sont bien représentés dans les étages supérieurs de l’économie, ils sont très peu nombreux parmi les top managers, ce qui nourrit un important sentiment de frustration. C’est un problème bien réel qu’il faudrait sans doute prendre plus au sérieux.»

A cet égard, le chemin suivi en matière de politique de la drogue est exemplaire. Durant les années 1980, la préoccupation numéro un des Suisses sur le plan politique est en effet la lutte contre la toxicomanie. C’est l’époque des scènes ouvertes et des reportages choc montrant des toxicomanes en train de se piquer à la vue de tous sur le «Platzspitz» de Zurich.

Sans doute consciente de l’impact très négatif que ces images peuvent avoir tant à l’intérieur qu’à l’extérieur du pays, la classe politique joue alors la carte du pragmatisme. Des débats, des conférences, des manifestations sont organisés dans tout le pays afin que chaque citoyen puisse se faire une opinion sur le sujet. Une série de mesures politiques très avant-gardistes sont également développées à Zurich et à Berne avant d’être reprises au niveau national. Enfin, on se donne les moyens de vérifier le résultat de ces politiques par le biais d’un gigantesque appareil d’évaluation. Il est ainsi possible de montrer clairement à une population plutôt réticente les bénéfices liés à la distribution contrôlée d’héroïne, par exemple. Toutes ces mesures aboutissent à un compromis historique à la fin des années 1990, avec l’introduction de la politique des quatre piliers. Si bien que, même si quelques reculs ont été opérés, on parle depuis de «modèle suisse» dans ce domaine.

«A mes yeux, l’enseignement majeur à tirer de cette expérience, c’est le rôle essentiel que jouent l’échange et la confrontation lorsqu’il s’agit de dépasser ce qui nous effraie, commente Sandro Cattacin. Comme le montre la théorie de contact développée par le psychologue américain Gordon Willard Allport en 1951 et dont la pertinence a maintes fois été démontrée depuis, il est plus aisé de dépasser ses appréhensions lorsqu’on se trouve dans une situation de confiance. Ramené à la question de l’immigration, cela signifie que tout ce qui favorise les échanges interculturels (fêtes, musées, animations artistiques…) permet de réduire la peur. De ce point de vue, si l’on regarde ce qui se passe aujourd’hui dans les quartiers encore vivants des centres urbains, il y a quelques raisons d’être optimiste. On y constate en effet l’apparition de nouvelles formes de mixité qui démontrent quotidiennement les bénéfices qu’il y a pour une société à surmonter ses peurs en termes d’innovation sociale, politique et économique. C’est d’autant plus encourageant qu’à l’heure actuelle et demain sans doute plus encore, toutes les grandes décisions se prennent au niveau des villes et non plus à l’échelle nationale.»