Campus n°105

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n°105 septembre-novembre 2011
Dossier | peur

L’angoisse n’est plus. Vive l’anxiété!

Les troubles de l’anxiété se caractérisent par un sentiment, souvent intense et de longue durée, de danger, d’insécurité ou de vulnérabilité personnelle. Ils peuvent prendre différentes formes comme l’état d’anxiété généralisé, la phobie, etc.

«Je vous rassure tout de suite: l’angoisse n’existe plus.» Cette boutade émise par Grazia Ceschi, psychothérapeute FSP* et maître d’enseignement et de recherche au sein de la Section de psychologie (Faculté de psychologie et des sciences de l’éducation), traduit en réalité un glissement sémantique qui s’est opéré au sein de la communauté des psychopathologues au cours des dernières décennies. De l’ère de l’angoisse, telle qu’elle a été définie par les psychanalystes dès le XIXe siècle (angoisse de séparation, de castration, etc.), nous serions désormais passés à celle de l’anxiété et des troubles qui lui sont associés. Ce dernier terme a été choisi par les tenants d’une psychopathologie d’inspiration anglo-saxonne probablement en partie pour se démarquer des modèles théoriques et des concepts psychanalytiques. Une tendance qui se retrouve dans le Manuel diagnostique et statistique des troubles mentaux (DSM). Cet ouvrage de référence publié par l’Association américaine de psychiatrie n’utilise ainsi pas du tout le mot angoisse pour décrire les troubles observables mais plutôt ceux de «troubles de l’anxiété».

«Cela dit, les psychanalystes, qui n’ont pas disparu, continuent bien sûr à utiliser le mot d’angoisse, précise Grazia Ceschi également auteure de deux chapitres sur l’anxiété et le stress post-traumatique parus dans un Traité de psychopathologie cognitive** dont elle a codirigé la rédaction. Et, à vrai dire, mis à part le vocabulaire, les sentiments décrits par ces deux termes ne sont pas forcément très différents. Ce qui change, c’est le modèle théorique sous-jacent.»

La frousse ordinaire

Pour définir l’anxiété, il est nécessaire de décrire d’abord la peur, l’une des sept émotions de base (avec la colère, la tristesse, la joie, le dégoût, la honte et la culpabilité). Elle trouve son origine dans diverses structures du cerveau telles que l’amygdale (lire ici). Ce «circuit de la peur» se déroule pour l’essentiel dans les régions sous-corticales, c’est-à-dire qu’il relève avant tout de réponses automatiques qui ne sont que partiellement accessibles à la conscience. Le sentiment subjectif de peur peut donc être considéré comme le symptôme d’un processus fortement involontaire, la pointe consciente d’un iceberg cognitif.

La peur ordinaire, celle que l’on éprouve en voyant soudainement un serpent au détour d’un sentier, par exemple, est une émotion qui se déroule dans un laps de temps relativement court. En gros, l’intensité émotionnelle monte rapidement mais retombe petit à petit une fois la menace levée. Dans les premiers instants, le système cognitif évalue la situation (quelle est la nature du danger, et quels sont les moyens pour y faire face?), déclenche une réponse psychophysiologique (accélération des battements du cœur, activation du système nerveux autonome) et se met dans un état de motivation et de préparation à l’action adéquate (se battre ou fuir).

«La peur peut être considérée comme une réaction adaptative, c’est-à-dire forgée par la sélection naturelle, moteur de l’évolution des espèces, explique Grazia Ceschi. C’est donc une émotion indispensable à la survie, qui nous permet de nous défendre et d’anticiper les dangers bien avant que nous puissions les détecter de manière consciente. En revanche, il existe des situations dans lesquelles cette peur se transforme en une émotion dysfonctionnelle. Elle prend alors d’autres formes (anxiété, phobie, neuroticisme, stress, état de stress post-traumatique, trouble de stress aigu…) qui, selon le degré, deviennent pathologiques.»

Dans le cas de l’anxiété, on peut imaginer que le circuit de la peur soit enclenché, suivant les cas, de manière trop rapide, trop généralisée, face à des événements non réellement dangereux, de manière trop intense ou pour des périodes de temps trop longues. Il arrive que le problème persiste sans jamais disparaître, ce qui est notamment décrit dans le cadre du trouble d’anxiété généralisée. La personne qui souffre d’une telle affection a sans cesse peur de tout et croule sous des montagnes de soucis. Elle craint de manquer d’argent, que ses enfants ne rentrent pas le soir ou risquent d’avoir des accidents, de se faire agresser, etc. De manière générale, une telle personne évalue le monde qui l’entoure comme étant une menace constante, un lieu où il ne fait pas bon vivre. En même temps, cette personne se voit comme une victime n’ayant pas les compétences ni les moyens pour faire face.

Trouble anxio-dépressif

Cette activation permanente du circuit de la peur est très onéreuse en termes énergétiques. Très souvent, elle entraîne un dysfonctionnement qui progresse vers un état d’épuisement. En général, sans une prise en charge adéquate, cela se termine en un état dépressif. On parle alors de trouble anxio-dépressif.

L’anxiété peut également se conjuguer avec des contenus individuels spécifiques et prendre des colorations différentes en fonction des parcours de vie. Dans certains cas, elle se traduit par des formes de peur qui se focalisent sur un objet ou une situation particuliers: la phobie. La plus fréquente est la phobie sociale, qui est la peur de parler en public, d’aller aux toilettes ou de téléphoner quand d’autres personnes sont à proximité, de passer pour quelqu’un de ridicule ou encore de ne pas être à la hauteur d’un défi social. 

«Tous ces sentiments anxieux doivent être compris comme des variables continues, précise Grazia Ceschi. A des degrés divers, nous sommes en effet tous des phobiques sociaux. Cette peur est d’ailleurs l’un des garants de la cohésion sociale. En craignant de paraître ridicule, je vais tenter de me comporter de manière digne et convenable. C’est le fait que presque tout le monde réagisse avec crainte au regard de l’autre qui nous permet de vivre ensemble dans la même société.»

A ce titre, la société japonaise, hautement codifiée et très soucieuse de ne pas faire perdre la face à l’autre autant qu’à soi-même, est passablement anxieuse. «Une amie vivant là-bas m’a avoué avoir été soulagée par le fait qu’elle et son client n’étaient pas dans la même salle au moment du tremblement de terre du mois de mars, qui a atteint une magnitude de 9 sur l’échelle de Richter, raconte Grazia Ceschi. Son souci lors du séisme, qui constituait une réelle menace pour sa vie, était principalement social: pouvait-elle s’abriter sous la même table que son client sans risquer d’enfreindre les règles de bonne conduite? On a de bonnes raisons de penser que la peur sociale se développe à partir de la timidité. Ce sentiment relève en partie d’un tempérament inné qui est très probablement renforcé par l’éducation nippone.»

Les phobies sont parfois dirigées vers des objets plus spécifiques: des araignées, des serpents, l’avion, l’ascenseur, le vide, etc. Elles ne constituent un problème qu’en fonction du contexte. Avoir une peur bleue des cobras en Suisse n’est pas forcément handicapant. Mais le banquier genevois, qui est pris de panique à chaque fois qu’il pénètre dans un ascenseur et qui est transféré par son entreprise dans une succursale de New York au 40e étage d’un immeuble de Wall Street, lui, serait bien avisé de soigner sa terreur pathologique.

Exposer pour guérir

«De nombreuses études nous ont d’ailleurs montré de manière robuste et consistante que si la tendance naturelle de l’anxiété est l’évitement de la cause de ses terreurs, le remède en est l’exposition, note Grazia Ceschi. Il s’agit même de la première thérapie validée empiriquement en psychologie cognitivo-comportementale. En d’autres termes, il s’agit de demander à la personne de se confronter directement à l’objet ou à la situation redoutée.»

Parfois, les peurs qui s’apparentent à des phobies peuvent cacher d’autres troubles anxieux. Il arrive ainsi qu’un traumatisme survenu dans le passé d’une personne soit associé, sur le moment, à des objets ou des situations d’apparence anodine. Par la suite, il suffit que la personne soit de nouveau confrontée à ces objets pour que la réponse de terreur d’origine ressurgisse, sans raison apparente, sous la forme d’un flash-back. Dans la grande majorité des cas, la personne n’est pas consciente du lien entre l’objet et le souvenir traumatique stocké en mémoire qu’il peut réactiver.

On peut citer l’exemple de ce jeune homme développant une peur panique à chaque fois qu’il voit le moindre oiseau. Aucune prise en charge n’en vient à bout jusqu’au moment où, un peu par hasard, la personne se remémore un épisode de sa petite enfance au cours duquel il a croisé un cygne mort, gisant, imposant, sur la berge du lac. Un lien entre les bêtes à plumes et la mort s’est peut-être forgé ainsi, renforcé par la suite par d’autres épisodes. Une prise de conscience qui a d’ailleurs permis de résoudre le problème en quelques mois. Un autre exemple est cette personne, marquée par l’expérience d’un violent tremblement de terre, qui entre dans une panique irrépressible à chaque fois que ses jambes ressentent des vibrations, même très faibles, provoquées par le passage dans la rue d’un poids lourd ou d’un autre véhicule.

Stress post-traumatique

«On parle dans ces cas de syndrome de stress post-traumatique, analyse Grazia Ceschi. Ce sont des apprentissages d’expériences traumatiques imprimés dans le circuit de la peur et particulièrement dans l’amygdale. On pense que ces apprentissages ne s’effaceront jamais mais qu’il est possible de les maîtriser en les rendant plus explicites.»

L’état de stress post-traumatique (ESPT) est un concept apparu dans les années 1980, notamment sous la pression des vétérans de la guerre du Vietnam et des mouvements féministes défendant les femmes violées. Ces gens en avaient assez d’entendre que les troubles anxieux qu’ils avaient développés étaient dus à leur propre vulnérabilité ou à un «conflit intra-psychique», comme le prétendaient certains adeptes de la psychanalyse. Ils voulaient que soit reconnue l’importance du traumatisme qu’ils avaient vécu.

La psychiatrie a fini par admettre un rôle causal aux événements de vie. Au début, seuls une dizaine d’événements étaient considérés comme assez violents pour provoquer un ESPT: être violé, torturé, partir au combat, etc. Aujourd’hui, le traumatisme est considéré plus largement comme étant une catastrophe, c’est-à-dire une situation qui dépasse largement les attentes d’un individu, qui fait s’écrouler son système de valeurs et qui s’accompagne, entre autres, d’une réaction d’anxiété d’une rare intensité, d’un sentiment d’impuissance, de terreur et de crainte pour sa vie ou celle de ses proches.

Environ 70% des personnes normales interrogées dans les études épidémiologiques prétendent avoir vécu au moins un traumatisme au cours de leur vie. Cependant, seuls 20% d’entre elles développent un ESPT. «Ces chiffres témoignent du fait que la vie est quelque chose de difficile pour la majorité de la population, souligne Grazia Ceschi. Mais ils montrent aussi que la plupart des gens font face à ces catastrophes par des processus de rémission spontanée qui leur éviteront un état d’anxiété chronique. C’est ce qu’on appelle la résilience.»

* Fédération suisse des psychologues

** «Traité de psychopathologie cognitive», tome I et II, dir. par Grazia Ceschi , Martial Van der Linden, Ed. Solal, 2008

Combattre ses peurs

La psychothérapie cognitivo-comportementale propose diverses formes d’interventions qui ont fait leurs preuves. Florilège

La psychothérapie cognitivo-comportementale offre différentes possibilités thérapeutiques pour traiter l’anxiété pathologique (sans parler des médicaments anxiolytiques qui peuvent aider sans résoudre la cause du mal). Une partie de ces interventions sont construites à partir de théories comportementalistes assez anciennes comme celles du physiologiste russe Ivan Pavlov (1849-1936) ou du psychologue américain Burrhus Skinner (1904-1990). D’autres se fondent sur les théories cognitives des émotions telles que celles développées par le psychiatre Aaron Beck ou Klaus Scherer, professeur honoraire à l’UNIGE. La plupart d’entre elles ont été validées empiriquement et elles permettent d’aider une grande partie des personnes souffrant d’anxiété. Cela dit, bien que les effets thérapeutiques soient globalement satisfaisants, les interventions ne fonctionnent pas toujours à 100% ni avec tout le monde. C’est pourquoi la recherche se poursuit.

Parmi les plus récents «remèdes» psychologiques contre l’anxiété, la «modification des biais d’attention sélective vers la menace» est l’un des plus prometteurs. Dans un article à paraître dans la Revue francophone de clinique comportementale et cognitive, Grazia Ceschi, maître d’enseignement et de recherche au sein de la Section de psychologie, et ses collègues rapportent des résultats obtenus par cette méthode sur des patients souffrant d’un trouble de l’anxiété appelé phobie sociale (lire ci-contre).

Les chercheurs ont demandé aux volontaires d’effectuer des tâches informatisées de détection d’une cible précédées d’une image affichée très rapidement – et donc imperceptible – montrant une expression parfois neutre, parfois de colère, ce qui constitue une apparition particulièrement anxiogène pour ces personnes. Résultats: les scores obtenus lors des tâches sont clairement meilleurs après les images exprimant la colère que dans une configuration normale, indiquant que ces patients détectent les premières plus rapidement que les secondes.

Dans le domaine de l’anxiété, ce «biais d’attention sélective» est connu depuis longtemps et contribue justement au maintien et au développement de la phobie sociale. Les chercheurs ont alors de nouveau soumis les patients à ces mêmes expressions neutres et de colère perçues inconsciemment. Mais cette fois-ci, les cibles à détecter suivaient systématiquement des expressions faciales neutres. Après des centaines d’essais construits avec cette contrainte, les personnes finissent par se persuader qu’elles n’ont rien à craindre des expressions furieuses et qu’elles peuvent les ignorer.

«En répétant ensuite le premier test, on remarque que le biais d’attention sélective pour la colère a disparu, explique Grazia Ceschi. Le patient, lui, continue de prétendre qu’il craint la foule comme avant. Pourtant, dans ses actes, il montrera moins de stress au moment d’aller parler en public. En d’autres termes, l’apprentissage informatisé a modifié la vulnérabilité émotionnelle du patient en situation de stress social. Ce qui nous permet de dire que ces biais d’attention sélective ne représentent pas seulement une caractéristique de l’anxieux, mais jouent aussi un rôle causal dans l’apparition de cette anxiété.»