Campus n°105

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n°105 septembre-novembre 2011
Dossier | peur

L’Occident face aux feux de l’enfer

Peste, disette, guerre: la succession de fléaux qui frappent l’Europe au début du XIVe siècle fait régner la crainte de l’Apocalypse. En réaction, l’Eglise propage une «pastorale de la peur» qui vise à préparer les fidèles au Jugement dernier

«N’ayez pas peur! Ouvrez, ouvrez toutes grandes les portes au Christ. A sa puissance salvatrice, ouvrez les frontières des Etats, des systèmes politiques et économiques, les immenses domaines de la culture, de la civilisation et du développement.» C’est avec ces mots passés depuis à la postérité que Jean Paul II inaugurait son pontificat le 22 octobre 1978. Par un de ces paradoxes dont l’histoire a le secret, c’est la même année que choisit Jean Delumeau pour publier le résultat de ses recherches sur la peur en Occident*. Un ouvrage novateur dans lequel le professeur du Collège de France met en évidence la montée en puissance de la peur en Occident à l’aube des temps modernes ainsi que le rôle central joué par l’Eglise dans ce processus. Explications avec Michel Grandjean, professeur d’histoire du christianisme à la Faculté de théologie.

Une caricature des évangiles

«Delumeau est parti d’une interrogation simple, explique Michel Grandjean: Pourquoi toutes les sources semblent confirmer que l’Occident connaît un regain de la peur entre le XIVe et le XVIIIe siècle? Pour y répondre, il a regroupé des textes et des témoignages qui étaient déjà connus à l’époque mais qu’il a su lire avec un regard neuf. Du point de vue de l’histoire du christianisme, son principal apport est d’avoir montré comment l’Eglise en est arrivée à caricaturer le message des Evangiles en diffusant ce qu’il a appelé une «pastorale de la peur». Ce travail a ouvert de véritables boulevards pour la recherche, qui n’ont aujourd’hui encore pas tous été explorés.»

Si le XIVe siècle constitue une rupture, c’est d’abord à cause de la terrible épidémie de peste qui sévit en Europe entre 1347 et 1352. En cinq ans, la maladie frappe près du tiers de la population du continent et tue environ vingt-cinq millions de personnes. A ce traumatisme dont on a peine à se figurer l’ampleur, s’ajoute une dégradation des conditions climatiques, une série de mauvaises récoltes, des révoltes et des guerres à répétition.

Deux éléments contribuent encore à assombrir les esprits. D’une part, la menace de plus en plus précise du danger turc, qui ne sera partiellement conjuré qu’avec la bataille de Lépante en 1571. De l’autre, le Grand Schisme, qui aboutit entre 1378 et 1417 à la cohabitation de deux papes, voire de trois pendant quelques années, épisode vécu par l’Eglise comme le «scandale des scandales».

L’accumulation de ces agressions débouche sur un sentiment d’angoisse traversant toutes les couches sociales qui culmine lorsque la Réforme provoque une rupture paraissant irrémédiable au sein de la chrétienté. «On est alors dans un monde où Dieu et le Diable interviennent constamment, explique Michel Grandjean. Cette immanence fait que la foudre qui tombe est interprétée comme une indication divine, de la même façon que la maladie qui survient est soit une manifestation du pouvoir de Satan, soit un signe venu de Dieu et qui doit être interprété. Dans un tel contexte mental, les différents traumatismes qui se succèdent dès le début du XIVe siècle alimentent la crainte d’être arrivé à la fin du monde. Or chacun sait que l’arrivée des quatre cavaliers de l’Apocalypse, suivie du Jugement dernier est une perspective qui n’a rien de réjouissant.»

En attendant la fin du monde

Face à une société traversant une crise aiguë, alors qu’elle est menacée dans son existence même, l’Eglise entreprend dès lors d’identifier et de hiérarchiser les maux qui menacent le monde afin de mieux les neutraliser. Le diagnostic n’a pourtant pas de quoi rassurer. Tous ces signes funestes n’annoncent en effet rien de moins que le dernier combat de Satan avant la fin du monde. Face à cette offensive généralisée du mal, il faut donc organiser la contre-attaque, charge à chaque fidèle de se préparer au mieux au Jugement dernier.

Cette véritable obsession pour le Diable qui prend corps à partir du XIIe siècle et dont la Divine Comédie de Dante est une des manifestations les plus connues se concrétise d’abord de manière visuelle, par le développement dans l’iconographie de l’époque, d’une hallucinante imagerie peuplée de danses macabres, de démons et de visions apocalyptiques.

En effet, alors que les artistes du Moyen Age classique n’avaient pas tellement insisté sur les souffrances des suppliciés, entre 1400 et 1640 les scènes de martyre emplissent les églises. On montre avec un souci morbide du détail le Christ ensanglanté, la décollation de saint Jean-Baptiste, la mort de saint Sébastien criblé de flèches ou de saint Laurent, brûlé sur un gril. Par souci d’égalité, les femmes ne sont pas oubliées, telles sainte Agathe dont les seins ont été coupés ou sainte Martine défigurée par des griffes de fer.

«Il y a quelques années, j’ai eu l’occasion de visiter la cathédrale d’Albi, qui a été construite au XIVe siècle, commente Michel Grandjean. Comme d’autres églises de la même époque, elle abrite des fresques fantastiques sur lesquelles on voit tous les péchés capitaux représentés avec la peine infernale qui leur est réservée. Les fidèles se rendaient à la messe et ils voyaient derrière le prêtre en train d’officier cette énorme fresque où on voit des avaricieux plongés dans une marmite de métal fondu, tandis qu’à côté de lui, le luxurieux se faire arracher les parties génitales. Le message est on ne peut plus clair: voilà le sort qui est réservé aux brebis égarées.»

Cette démarche qui vise à donner un nom et une forme aux différentes peurs qui hantent les chrétiens pour les rendre plus supportables repose sur l’idée centrale que si l’homme ne peut rien contre la mort, il peut, avec l’aide de Dieu, éviter une peine éternelle.

Pour diffuser le message, on envoie alors des moines prêcher la bonne parole de ville en ville. Le plus souvent, leurs sermons exhortent les fidèles à la pénitence en annonçant les châtiments qui planent sur les pécheurs. Dans leur tâche, ils sont parfois secondés par les troupes de théâtre religieux qui essaiment à l’époque et dont le répertoire fait la part belle aux représentations de l’Antéchrist.

«Le discours ecclésiastique réduit à l’essentiel fut en effet celui-ci, explique Jean Delumeau: les loups, la mer et les étoiles, les pestes, les disettes et les guerres sont moins à redouter que le démon et le péché, et la mort du corps moins que celle de l’âme.»

Pour mener à bien la guerre contre Satan et ses agents, pour lutter contre le péché et le blasphème, il faut une arme de choc. Ce sera l’Inquisition et ses tribunaux qui vont prendre pour cible, d’une part, les marginaux de toutes sortes (hérétiques, sorcières, Turcs, juifs) et, de l’autre, le bon fidèle qui s’il n’y prend pas garde peut être subverti par le démon.

Cette conception de la religion ne fait toutefois pas longtemps l’unanimité au sein des théologiens. Luther, pour ne prendre qu’un exemple, s’interroge dans les années 1515-1517 sur le sens de la «justice de Dieu». Selon le réformateur allemand, cette notion ne doit pas être comprise comme l’acte de celui qui s’apprête à punir ceux qui auraient fauté, ce qui est l’interprétation des promoteurs de la pastorale de la peur, mais comme un don.

«Le concept de justification par la foi qu’il développe alors met le croyant en relation directe avec Dieu, qui lui donne la capacité d’être juste et donc de se présenter sans crainte devant Lui, complète Michel Grandjean. Théoriquement, cette idée, qui est bien plus en accord avec l’esprit des Evangiles, aurait dû complètement saper les racines de la peur mais dans les faits cela ne s’est pas passé exactement comme cela.»

Tant qu’un simple blasphème sera susceptible de mettre en péril l’ensemble de l’édifice social, l’Eglise parviendra en effet à maintenir la pression. «Au XVIe siècle, à Genève comme ailleurs, si on laisse quelqu’un insulter Dieu au sortir d’une auberge sans le punir, on est complice d’avoir attenté à l’honneur divin, poursuit Michel Grandjean. Or, l’honneur est une notion si centrale dans l’Ancien Régime que toute offense doit impérativement être lavée. Et il vaut mieux que ce soit la société des hommes qui s’attelle à la tâche plutôt que Dieu lui-même, qui pourrait choisir d’envoyer aussi bien la peste que les Savoyards pour punir l’affront qui lui a été fait.»

L’enfer, c’est verdun

Ce système de pensée connaît un premier coup de boutoir avec l’affirmation des Etats nations. Dans une société de plus en plus rationnelle, le droit se détache de Dieu, tandis que la religion devient une affaire privée. Symbole de cette évolution, l’atteinte à l’honneur cesse d’être un délit au XIXe siècle, la justice se limitant à sanctionner les atteintes à la conviction religieuse d’autrui.

Dieu et le Diable font dès lors d’autant moins peur que l’Eglise elle-même révise progressivement sa doctrine. Sous l’influence de théologiens comme Rudolf Bultmann, l’institution engage en effet au cours du XXe siècle un vaste mouvement de démythologisation des textes de l’Evangile. Ses tenants, de plus en plus nombreux, considèrent qu’il faut comprendre les textes de l’Evangile dans leur contexte et ne pas les prendre au pied de la lettre en faisant abstraction de l’univers mental dans lequel ils ont été conçus.

«La position de l’Eglise s’est lentement inversée, commente Michel Grandjean. Aujourd’hui, la religion nous aide à avoir moins peur, à donner du sens à ce qui nous échappe et par conséquent nous effraie, à commencer par le sens de la vie humaine qui, malgré tous les progrès de la science, reste quelque chose d’insaisissable et de mystérieux.»

Cependant, selon l’historien du christianisme et comme le confirment plusieurs études sur le sujet, c’est la Première Guerre mondiale qui marque un tournant définitif avec le système de pensée mis en place à partir du XIVe siècle. Comment en effet continuer à avoir peur du purgatoire quand on a connu la réalité de Verdun? Survivre au froid, à la boue, à la dysenterie, aux rats qui dévorent les restes de cadavres au milieu des tranchées, n’est-ce pas précisément être revenu de l’enfer?

* «La Peur en Occident (XIVe-XVIIIe siècles). Une cité assiégée», par Jean Delumeau, ed Fayard, 1978, 486 p.