Campus n°106

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n°106 décembre 2011-janvier 2012
Dossier | Rousseau

Dans le magasin d’idées d’un promeneur solitaire

Rousseau est né il y a trois siècles mais ses écrits sont toujours d’actualité, que ce soit en matière de politique, d’éducation, de morale, de sciences ou d’arts. Rencontre avec Martin Rueff, professeur au Département de langue et de littérature françaises modernes et responsable des commémorations organisées par l’UNIGE sous le titre «Penser avec Rousseau»

Rousseau est beaucoup cité, mais le connaît-on vraiment?

Martin Rueff: Le poète Rainer Maria Rilke a écrit: «La postérité est l’ensemble des contre-sens qui s’abattent sur une œuvre.» Pour Rousseau, c’est très vrai. Il en est lui-même conscient. De son livre sur l’éducation, l’Emile, il écrit que «ce livre tant lu si peu entendu et si mal apprécié n’est qu’un traité de la bonté originelle de l’homme». Les gens le lisent car son style séduit. Même Kant disait de ses écrits «que c’est tellement beau que je m’étourdis». Le problème, c’est que sa puissance de formulation a comme résultat qu’on l’accroche souvent à des slogans alors que son œuvre est beaucoup plus importante que cela. Rousseau a commencé à publier tard. Jusqu’à 40 ans, il s’est «fait un magasin d’idées». Il a accumulé des connaissances, des principes et des croyances qui lui ont permis, dès que sa plume s’est libérée, de se déplacer à une vitesse stupéfiante dans un très grand nombre de champs du savoir (politique, éducation, économie, musique, botanique, etc.). Et dans chacun d’eux, il a été décisif.

Peut-on cataloguer Rousseau, du point de vue politique?

Difficilement. Son œuvre est tellement ample, compliquée et retorse que l’on a pu se l’approprier dans bien des sens. Il existe des moments dans l’histoire européenne où des gouvernements se sont réclamés de Rousseau. Il s’agit notamment du temps de la Révolution française. Robespierre se qualifie lui-même de rousseauiste, ce qui a évidemment desservi le philosophe puisque dès 1793 est arrivée la Terreur. Dans un essai publié en 1963, Hannah Arendt développe d’ailleurs la thèse selon laquelle c’est la pensée de Rousseau qui a mené à cet épisode dramatique de l’histoire de France. Aux Etats-Unis, jusque dans les années 1960, le philosophe genevois est considéré comme un auteur proto-communiste et même un fauteur des pires idéologies totalitaires. Une opinion étayée également par l’historien israélien Jacob Talmon dans son livre «Les Origines de la démocratie totalitaire». Cependant, plus tard, le même penseur a été revalorisé par les libéraux américains, notamment par le philosophe John Rawls qui considère Rousseau comme un modèle de pensée politique pour aujourd’hui. Et pour élargir encore l’éventail des interprétations possibles, le philosophe genevois a aussi été revendiqué par les anarchistes du XIXe siècle et par les révolutionnaires de tous poils séduits, entre autres, par la première phrase du Contrat social: «L’homme est né libre, et partout il est dans les fers.» Céline Spector, maître de conférences en philosophie à l’Université de Bordeaux, a d’ailleurs dressé le tableau des théories politiques contemporaines faisant appel à la pensée de Rousseau*.

Avez-vous un exemple de la pensée de Rousseau qui puisse justifier l’idée qu’il est à l’origine du totalitarisme?

Dans le Contrat social, Rousseau dit, à propos du citoyen, qu’«on le forcera d’être libre». On peut l’interpréter de deux façons. Certains voient dans le terme «forcer» la preuve que les écrits de Rousseau contiennent les germes du totalitarisme et du stalinisme. D’autres affirment au contraire qu’il ne faut pas assimiler le «on» à un gouvernement mais plutôt à la volonté générale à laquelle tout le monde doit se plier pour pouvoir jouir de la plus grande liberté politique possible. Si chacun se force, alors la loi politique a le même pouvoir de coercition que les lois physiques, ce dont personne ne se plaint.

Avez-vous un exemple?

Admettons qu’il soit question d’augmenter la circulation automobile à Genève. Rousseau estimerait dans ce cas que la bonne formule politique serait que tout le monde se mette face à l’intérêt général et décide de ce qui est le mieux pour le plus grand nombre (la préservation de l’environnement), quitte à rogner sur son propre intérêt (la liberté de mouvement). Cela dit, le philosophe des Lumières écrit aussi que pour être libre, il convient de mener une vie décente et vertueuse et que, sans argent, cela n’est pas possible. Selon lui, l’Etat ne doit donc pas se contenter de fixer un cadre formel mais doit aussi empêcher les inégalités de se développer en prélevant les impôts, en s’occupant de l’éducation, etc.

Rousseau parle beaucoup de liberté. Comment la définit-il?

Dans le Contrat social, Rousseau distingue trois types de liberté: physique, politique et morale. Pour lui, la plus importante est la dernière «qui seule rend l’homme vraiment maître de lui». C’est ce qui fait d’ailleurs que Rousseau, avant d’être un penseur politique, est pour moi d’abord un anthropologue. Sa conception de la liberté n’est pas celle qui est traduite dans la fameuse formule «la liberté des uns s’arrête là où commence celle des autres». Ça, dit-il, c’est l’indépendance, ce qui est l’inverse de la liberté. Si cette maxime était le modèle de la liberté, alors Robinson Crusoé, seul sur son île, serait l’homme le plus libre de la Terre. En réalité, il s’ennuie et n’aime personne. Pour Rousseau, la liberté n’est jamais celle d’un seul et ne signifie pas non plus être hors des lois. Car, dans ce cas, si l’on considère que la loi de la gravitation entrave la liberté, alors soyons libres et jetons-nous par la fenêtre! Il faut au contraire définir un ensemble de règles, aussi claires et évidentes que l’est la gravitation, à l’intérieur desquelles nous pouvons tous vivre bien. Et ces lois, on peut les décider ensemble, ce qui est le but d’une société décente. C’est comme en amour, finalement. On dit aujourd’hui de quelqu’un qu’il est libre lorsqu’il est célibataire. On sait très bien que cette liberté, au fond, rend malheureux. Ce qu’on veut, c’est être «libres en amour et non pas libérés de l’amour». Autrement dit, libre de pouvoir décider, dans le cadre du couple et des règles qu’il a fixées, de ce que l’on veut faire (des enfants, les éduquer, créée.). Certains individus peuvent bien sûr décider que leur liberté passe par la solitude mais ce n’est pas ce que préconise Rousseau.

La pensée de Rousseau est-elle d’actualité?

Elle est non seulement d’actualité mais, en plus, je considère qu’on a besoin d’elle pour mieux penser notre politique et le rapport à soi.

Ses ouvrages ont pourtant été écrits il y a deux siècles et demi. Ne doivent-ils pas subir une petite mise à jour?

A la fin de la préface de l’Emile, Rousseau règle cette question. Pour lui, il y a la théorie et il y a la pratique: «En toute espèce de projet, il y a deux choses à considérer: premièrement, la bonté absolue du projet; en second lieu, la facilité de l’exécution.» La bonté absolue d’un projet implique les conditions de possibilité de son application – Rousseau refuserait qu’on dise de ses projets qu’ils sont bons en théorie et mauvais en pratique. S’ils sont mauvais en pratique, c’est qu’ils n’étaient pas bons en théorie. Quant à la facilité de l’exécution, elle dépend des circonstances qui peuvent varier à l’infini. En matière de politique, par exemple, les fondements théoriques émis dans le Contrat social sont parfaitement pertinents en ce qui concerne le monde actuel. Mais l’auteur précise bien que leur réalisation est une opération très délicate. Il met ainsi en garde le lecteur de ne pas appliquer son modèle contractuel sans autres. L’un des risques étant que cela crée une situation pénible dans laquelle les vertueux choisissent un système qu’ils jugent bon pour tous mais duquel profitent les corrompus. Ce qui est plus ou moins le cas dans notre société actuelle: nos lois sont parfaitement partageables par tous mais leur application ne profite qu’à un petit nombre aux dépens de la majorité.

Rousseau est-il tout aussi prudent en matière d’éducation?

Oui. L’Emile, dans lequel l’auteur essaye de faire grandir moralement un petit garçon, est un modèle théorique de l’éducation. Le livre a eu du succès et beaucoup de mamans ont écrit à l’auteur pour lui demander comment appliquer ses préceptes. A chaque fois, il met en garde qu’il serait hasardeux de l’appliquer tel quel, ne connaissant ni son interlocutrice, ni sa famille. Rousseau n’est pas un apprenti sorcier. Encore moins un gourou.

Sa vision de l’éducation est-elle très ancrée dans son époque?

Je pense au contraire qu’elle est très moderne. L’une de ses thèses qui me touche le plus est celle qui affirme qu’il faut faire en sorte qu’à chaque âge, l’enfant soit le plus libre possible. Il ne faut pas sacrifier un âge pour un autre, ce qui était largement le cas de l’éducation du XVIIIe siècle. A cette époque, on éduquait les petits comme si c’était des animaux jusqu’à 5 ans. Ensuite on les brimait pour qu’à 13 ans ils puissent aller à l’école ou apprendre un métier. Rousseau est opposé à cette pratique car au XVIIIe siècle, la mortalité infantile est très importante. Ainsi, sacrifier la période des jeux pour les préparer à la vie adulte est une atrocité dans la mesure où l’on ignore si l’enfant vivra jusque-là. S’il meurt à 5 ans, il aura vécu cinq ans bien tristes: «Que faut-il donc penser de cette éducation barbare qui sacrifie le présent à un avenir incertain, qui charge un enfant de chaînes de toute espèce, et commence par le rendre misérable, pour lui préparer au loin je ne sais quel prétendu bonheur dont il est à croire qu’il ne jouira jamais?»

Que pense-t-il de l’éducation des filles?

Dans le livre V d’Emile, il développe une éducation pour la femme qui doit être différente de celle réservée à l’homme. Résultat: toute une partie du féminisme du XXe siècle dépeint Rousseau comme un philosophe misogyne qu’il faut tenir à l’écart des systèmes d’éducation. Aujourd’hui, au contraire, certaines féministes américaines retournent vers le penseur et y trouvent une défense de la femme beaucoup plus habile qu’on ne le pensait.

Qu’est-ce que Rousseau peut apporter à l’éducation aujourd’hui?

Pour lui, le but de l’éducation est de préserver autant que faire se peut l’«amour de soi», un principe à la fois simple et obscur qu’il développe dans sa «Théorie de l’Homme». Ecouter l’amour de soi revient à suivre sa propre ligne, sa pente vitale. Le coup de génie de Rousseau, c’est d’affirmer que l’homme en société voit son amour de soi petit à petit perverti pour devenir de l’amour-propre, qui désigne le fait qu’entre soi et soi se glissent les autres. Dans les Dialogues, Rousseau prend cet exemple: je ne tombe pas amoureux d’une femme parce que je suis attiré par elle – ce qui serait une manifestation de l’amour de soi – mais parce que tout le monde la trouve belle ou parce que mon meilleur copain est amoureux d’elle. On voit tout de suite que les sociétés nombreuses comme celle dans laquelle nous vivons sont particulièrement sujettes aux écarts et aux violences de l’amour-propre. L’anorexie, pour ne prendre que ce cas (pour autant que les causes de cette affection soient purement psychologiques), peut être analysée avec cette grille de lecture. L’amour de soi pousse la jeune fille à manger pour vivre, l’amour-propre pervertit le rapport qu’elle entretient avec elle-même en passant par le modèle des filles des affiches publicitaires qu’elle veut imiter. La puissance de l’amour-propre est tel qu’il peut nuire jusque dans sa propre chair.

Les enfants d’aujourd’hui sont-ils particulièrement vulnérables à l’amour-propre?

Oui. Un des travers de notre époque, c’est que les petits enfants sont toujours envieux, ce qui est une manifestation de l’amour-propre. On connaît la chanson: ils ont toujours plus et ils ne sont jamais contents. Mais on fait comme si ces deux membres de phrase n’étaient pas reliés. En réalité, c’est parce qu’ils ont toujours plus qu’ils manquent de l’essentiel. Du coup, ils envient les adultes, les copains de l’école, les gens qu’ils voient à la télévision, etc. Ils ont intériorisé si puissamment les désirs des autres qu’ils ne savent plus ce qu’ils peuvent désirer eux-mêmes. Si Rousseau était vivant, il serait atterré. Que les petits enfants aient déjà autant cédé à l’amour-propre ne peut que signifier que notre société est condamnée. Son idéal, au contraire, serait de faire en sorte que les enfants développent un amour de soi aussi «pur» que possible, assez pur du moins pour qu’ils soient le moins sujet possible aux déviations de l’amour-propre lorsqu’ils entrent en contact avec le monde des adultes.

Peut-on lire Rousseau comme une critique de la société de consommation?

D’un point de vue méthodologique, il faut se garder de demander à un penseur du passé de répondre à des questions qu’il ne pouvait pas se poser pour des raisons évidentes (Rousseau ne pouvait pas condamner le nucléaire, par exemple). Mais cette saine précaution doit être elle-même soumise à l’interrogation. D’une part parce que les visions d’un philosophe ont la capacité de dépasser les conditions concrètes historiques de leur profération, sinon on se demande bien pourquoi continuer à le lire. Elles ont encore à nous dire sur les principes qui conduisent à tel ou tel échec. D’autre part, Rousseau est le contemporain de la naissance du libéralisme politique et économique. Il est donc le spectateur de la société de l’intérêt. Sa critique n’est donc pas abstraite, mais concrète. Ainsi, pour lui, la société de consommation, dans ses excès, c’est la concrétisation du triomphe de l’amour-propre. On peut y ajouter la dimension perverse qui fait que l’on habitue les enfants non plus à avoir des relations avec les autres mais avec les choses. Et à force de fréquenter les choses, on en devient une. Résultat: notre société devient une société de choses. Etant un penseur radical, Rousseau ne transigerait sans doute pas avec la société actuelle. Ses écrits, en tout cas, permettent d’analyser et de dénoncer les déviances contemporaines. Et ce d’autant plus que ce sont les théoriciens du libéralisme économique du XVIIIe siècle, qui deviendra le capitalisme, qui ont propagé l’idée que notre seul intérêt était matériel et immédiat. Rousseau a combattu cette vision de l’homme. En grand analyste, il a vite compris la force du capitalisme naissant et ses travers possibles. Le philosophe genevois ne pensait pas que ce modèle économique était susceptible de servir l’intérêt général à long terme.

Rousseau compte beaucoup sur l’intérêt général. Or, dans les faits, c’est l’intérêt particulier qui domine bien souvent, aujourd’hui comme hier. Il ne pouvait pas l’ignorer.

En effet. Mais Rousseau estime que l’homme peut malgré tout être altruiste. Pour s’en approcher, une bonne éducation devrait sinon améliorer l’humanité, du moins amener les enfants à comprendre que leur véritable intérêt réside dans l’amour de soi et non dans l’amour-propre.

* «Au prisme de Rousseau. Usages contemporains du rousseauisme politique», par Céline Spector, Oxford, Voltaire Foundation, 2011

Genève, ce modèle tant détesté

Quel genre de relation Genève entretient-elle avec Jean-Jacques Rousseau, l’un de ses citoyens les plus célèbres?

Martin Rueff: Elle est très compliquée. Tout commence lorsque Rousseau quitte Genève. Comme il le raconte lui-même dans les Confessions, un soir, il rentre trop tard. On a fermé les portes de la ville. La réaction est à la fois d’effroi et de libération. Ces portes qui se ferment sont des portes qui s’ouvrent: «Autant le moment où l’effroi me suggéra le projet de fuir m’avait paru triste, autant celui où je l’exécutai me parut charmant.» Malgré cet épisode, la République de Genève a toujours représenté pour lui un horizon politique puisqu’elle lui a servi de modèle tout au long de son œuvre. Un modèle complexe à qui il donne des leçons comme le montrent à la fois la dédicace ambiguë du Second discours et les Lettres écrites de la Montagne. La publication de deux de ses livres décisifs en matière de philosophie, Emile (1762), et de politique, Du Contrat social (1762), accentue la brouille. Les deux ouvrages sont aussitôt interdits, lacérés et brûlés à Paris. Rousseau espère qu’il en ira autrement à Genève. Il se trompe et sa ville natale détruit également ses livres. En 1763, il abdique à perpétuité son droit de bourgeoisie à Genève.

Est-ce que la ville a tenté de récupérer l’aura du philosophe après sa mort?

Si les relations entre Genève et Rousseau ont été compliquées du vivant du penseur, elles n’ont cessé de l’être après sa mort. Revendiquer le philosophe en tant que fils du pays est certes une bonne opération pour Genève, car c’est une gloire, mais elle bute sur plusieurs obstacles: le passé conflictuel que la ville a entretenu avec le philosophe, le fait qu’ayant pris Genève comme modèle, il lui donne aussi la leçon en matière de politique et, surtout, la question de sa foi. Protestant de naissance, Rousseau abjure en effet sa religion dans un geste d’apostasie en quittant la ville et est baptisé catholique en 1728. Il retourne finalement en 1754 à sa foi originelle. Ce genre d’aller-retour ne représente pas forcément un modèle à suivre dans la Cité de Calvin qui entretient un rapport très intense avec ces questions. Pour Genève, Rousseau, même mort, est attirant et repoussant à la fois.

Quelle place Rousseau occupe- t-il à l’Université de Genève?

Cette dernière entretient depuis de nombreuses décennies un rapport privilégié avec le philosophe. Il existe en effet à l’Université une tradition rousseauiste, incarnée surtout par l’Ecole de Genève, un courant de critiques littéraires qui va de Marcel Raymond à Jean Starobinski et Alain Grosrichard. Ce sont eux qui ont d’ailleurs réalisé l’édition des œuvres complètes de Rousseau (à la Bibliothèque de la Pléiade) qui fait encore référence. Et s’il est un critique, au niveau mondial, qui a permis à des générations de lecteurs d’approcher l’œuvre de Rousseau, c’est bien Jean Starobinski.

Trois lectures pour un tricentenaire

Le «système Rousseau»

Avec L’Anthropologie du point de vue narratif, les modèles de Jean-Jacques Rousseau, Martin Rueff, professeur au Département de langue et littérature françaises modernes (Faculté des lettres), livre une vision d’ensemble du «système Rousseau», en envisageant sa pensée non seulement par les thèmes qu’elle aborde ou développe, mais par la méthode qui la sous-tend. Selon Martin Rueff en effet, Rousseau pose les jalons fondateurs de l’anthropologie comparée. Un homme, une politique, une société: tout phénomène humain se doit d’être raconté. Ce à quoi s’emploie Rousseau dans les Discours, les Confessions, les Rêveries et, évidemment, dans l’Emile, ce livre «si mal entendu et si mal apprécié», selon Rousseau lui-même, qu’il faut appréhender comme une théorie de l’homme. Pour entrer en humanité, la narrativité s’avère une nécessité, la chronologie une logique. Le Contrat social, l’Emile parlent-ils de choses qui existent ou de choses qui devraient exister? Ne donnent-ils forme qu’à des mythes, des chimères? Pour Martin Rueff, en recourant à la narration littéraire, Rousseau invente des modèles: la cité pour comprendre la société, la nature pour capter l’évolution historique. Lorsque, dans un texte prononcé à Genève en 1962, Claude Lévi-Strauss, affirmant sa dette envers Rousseau, dit que ce dernier inaugure les sciences de l’homme, il songe à ce passage du Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes, ou Second discours, qui affirme que le problème des philosophes est qu’ils prennent toujours les hommes qu’ils ont sous la main pour uniques référentiels, alors que les voyages bouleversent les points de vue et renversent les évidences.

«L’Anthropologie du point de vue narratif, les modèles de Jean-Jacques Rousseau», par Martin Rueff, Champion, 2012

Une grammaire révélatrice

Les questions fondamentales que soulève la pensée de Rousseau reposent sur des points de grammaire. C’est la thèse que défend Martin Rueff dans cette Grammaire de Rousseau. Les pronoms, par exemple, constituent chez le penseur une obsession théorique. Quand Rousseau aborde, dans le Second discours, la naissance de la propriété privée, «Le premier qui [...] s’avisa de dire: Ceci est à moi...», la confrontation commence entre les pronoms, en l’occurrence «moi» et «mien». Chacun devrait s’approprier le mot chacun, dit-il dans Le Contrat social. Ce souci du pronom ne relève pas d’une acrobatie intellectuelle, mais renvoie aux enjeux de l’existence, selon Martin Rueff. «Dans un couple, que signifie dire nous? demande le professeur.De même au sein d’une famille ou quand on dit: «Nous les Suisses, nous les Genevois»? Les partis d’extrême-droite véhiculent une idée très naïve de ce qui ferait le nous, soit «moi et toi, moins eux»; alors que nous, on le sait, est composé de «moi et toi, plus eux». L’exclusion commence par un phénomène pronominal. Le patriotisme, c’est toi et moi à qui s’ajoutent tous ceux qui veulent bien se reconnaître dans un système politique, fussent-il ou non originaires du sol qui lui a donné naissance.» Pour Rousseau, il est très bon d’être patriote, très mauvais d’être nationaliste. Car, dans le second cas, on fait semblant de penser à un nous pur. Or, le nous est par définition le pronom du mélange. Martin Rueff examine aussi les doubles négations, des structures fréquentes chez Rousseau, qui, au lieu de dire: «Je suis content» dira: «je ne suis pas mécontent» – ce qui ne signifie pas «je suis heureux». Ces nuances traduisent des aspects moraux dans l’expression. Leur mise en exergue révèle d’autres dimensions de l’œuvre, de ses possibles lectures.

«Grammaire de Rousseau», par Martin Rueff, Presses universitaires de France, 2012

Du Poussin chez Rousseau

Le Pas et l’abîme porte sur Julie ou La nouvelle Héloïse, roman à l’aura sulfureuse, qui a conduit à de nombreux suicides au temps de sa parution. Le point de départ de ce livre est le commentaire que Rousseau donne d’une œuvre de Nicolas Poussin, L’Hiver des quatre saisons. Dans cette série de tableaux, le peintre fait correspondre aux saisons des épisodes bibliques; l’hiver y répond au Déluge. A l’horizon, une mer très grise, des orages en fond de tableau, des éclairs. Et, flottant à la dérive, à l’arrière-plan, un navire: l’Arche de Noé. Au premier plan figure une embarcation d’infortune, avec à son bord une mère qui tend un enfant à un homme se tenant sur un escarpement. Cette scène a souvent été comprise comme la figuration de la mort de Julie dans La Nouvelle Héloïse. Julie qui meurt en sauvant son petit garçon de la noyade. Ce que Martin Rueff cherche à comprendre, c’est, outre la filiation de Rousseau à Poussin, ce qui pousse Rousseau à faire mourir Julie. Ce questionnement ramène à une enquête sur le sens de la destinée chez Rousseau, sur la possibilité d’échapper à son destin personnel, donc sur la liberté.

«Le Pas et l’abîme», Martin Rueff, Herrmann, 2012