Campus n°106

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n°106 décembre 2011-janvier 2012
Dossier | Rousseau

la politique du singulier

Prix Balzan 2011 pour ses travaux sur les Lumières et professeur d’histoire à la Faculté des lettres entre 1974 et 1989, Bronislaw Baczko revient sur les grandes orientations de la pensée politique de l’auteur du «Contrat social»

C’est en 1945, sur une charrette à Varsovie, que Bronislaw Baczko a rencontré Rousseau. Au sortir de la guerre, le jeune soldat qu’il est alors déniche, au milieu des livres pillés aux Allemands, une collection de petits ouvrages en cuir regroupant la plupart des œuvres du «citoyen de Genève». «Je n’avais alors ni maison ni argent mais je me suis dit que je ne pouvais pas les laisser là, explique-t-il aujourd’hui. Alors je les ai achetés pour quelques sous. Je n’y ai pas vraiment prêté attention pendant quelques temps, puis j’ai commencé à m’intéresser à ce qu’il y avait dedans.» Depuis, les deux hommes se sont beaucoup fréquentés. Professeur d’histoire moderne à la Faculté des lettres entre 1974 et 1989, Bronislaw Baczko y a en effet créé, en compagnie de Jean Starobinski, le Groupe d’études du XVIIIe siècle. Spécialiste de l’histoire des mentalités et des idées à l’époque des Lumières, auteur de nombreuses recherches et publications dans ce domaine et membre du comité de la Société Jean-Jacques Rousseau, il vient par ailleurs de se voir décerner le Prix Balzan 2011 pour «sa contribution à la réflexion philosophique consacrée à la pensée de Rousseau et à l’étude des conséquences politiques et sociales du mouvement des Lumières sur les événements de la Révolution française». Rencontre avec ce fringant lauréat de 87 ans, autour d’un penseur «en révolte contre une société dans laquelle il ne s’est jamais reconnu».

«Si Rousseau est adulé par une large part de ses contemporains, ce n’est pas tellement pour sa pensée politique, avertit d’emblée le professeur. Mais parce qu’il est l’auteur de l’«Emile» et surtout de «La Nouvelle Héloïse», qui est «le» best-seller du XVIIIe siècle. En Pologne, lorsque je travaillais sur Rousseau, j’avais accès à deux ou trois grandes bibliothèques princières contenant ses œuvres complètes. Dans chacune, il manquait toujours les mêmes volumes: ceux de «La Nouvelle Héloïse», tout comme ce livre manquait dans la collection que j’avais achetée à Varsovie à la fin de la guerre. Ceci étant dit, il est vrai que le politique, au sens large du terme, traverse toute la vie de Rousseau. Et c’est loin d’être anodin à une époque où ce domaine reste d’abord et surtout l’affaire de ceux qui gouvernent.»

Le mal: une aventure humaine

L’œuvre politique de Rousseau peut être partagée en deux types d’ouvrages. En premier lieu, des textes qui sont des réflexions générales sur la politique comme le «Discours sur les origines de l’inégalité» ou le «Contrat social». En second lieu, des écrits dans lesquels le philosophe assume le rôle de conseiller auprès de législateurs souverains, à savoir les «Considérations sur le gouvernement de Pologne» (1762) et le «Projet de Constitution pour la Corse» (1770), ainsi que les «Lettres écrites de la montagne» (1764), qui font suite à la polémique créée par l’interdiction du «Contrat social» à Genève.

En résumer le contenu est un exercice délicat – «cela ne se laisse pas faire», prévient Bronislaw Baczko –, tant il est vrai que la capacité de Rousseau à traduire ses idées en formules percutantes dissimule souvent une démarche plus complexe qu’il n’y paraît de prime abord. Il est néanmoins possible d’en esquisser les grandes orientations.

«L’homme est né libre et partout il est dans les fers», constate Rousseau dans le Contrat social. Et selon lui, ce n’est ni la faute de Dieu ni celle du Diable, mais celle de l’homme lui-même. «L’origine du mal est pour lui une aventure humaine, explique Bronislaw Baczko. A la base de sa réflexion se trouve en effet l’idée qu’il existe une opposition fondamentale entre «l’homme naturel et l’homme de l’homme». Le premier étant libre et indépendant, tandis que le second est prisonnier d’un monde d’apparence et d’oppression. Ce qu’il dénonce, c’est donc avant tout une crise morale qui a conduit l’homme à se donner les chaînes pour s’entraver et dont il cherche à comprendre les mécanismes.»

Le ver dans la pomme

A l’état de nature, estime Rousseau, l’homme n’est pas un «bon sauvage», comme le défendent plusieurs philosophes à l’époque, mais un individu borné cherchant uniquement à répondre à ses besoins physiques. Peu nombreux, les individus vivent dans l’isolement et n’ont ni famille, ni biens, ni interdits. Rousseau n’est pas plus d’accord avec le philosophe anglais Thomas Hobbes, qui estime que l’état de nature c’est la guerre de tous contre tous.

Loin d’être un besoin inné, la socialisation marque une rupture fondamentale en introduisant le ver dans la pomme. Car ce processus transforme l’homme en faisant naître en lui de nouveaux besoins et en le privant peu à peu de sa liberté. En société, explique Rousseau, l’homme gagne certes en conscience morale, mais succombe dans le même temps aux vices. De la même manière, il produit de plus en plus de richesses, ce qui en fin de compte ne fait qu’accentuer les inégalités.

«Ce raisonnement l’amène à une double conclusion, complète Bronislaw Baczko. La première est que l’homme n’est pas un animal sociable par définition et donc que ce n’est pas l’état de nature qui explique les comportements de l’homme social (ce qui, soit dit en passant, est une vieille idée biblique renvoyant notamment au mythe d’Adam et Eve). La seconde est que toute institution politique est née avec la socialisation des hommes qui, jusque-là, étaient libres, égaux et indépendants par nature. Le pouvoir politique n’étant ni naturel ni providentiel, il ne peut par conséquent être légitime qu’en vertu d’une convention par laquelle les contractants consentent librement à former un corps politique. En d’autres termes, la légitimité ne provient pas de Dieu, mais du peuple souverain. Et ça, c’est une idée très neuve.»

Comme il l’expose dans le «Contrat social», Rousseau considère que l’ensemble des citoyens doit être appelé à participer directement aux décisions politiques. Seul souverain légitime, le peuple exerce sa volonté en adoptant – si possible à l’unanimité – des lois peu nombreuses et d’ordre général. L’exécutif, dont Rousseau se méfie considérablement, est réduit à la portion congrue et toute division de la société en ordres est proscrite.

Pas de démocratie sans éducation

Cette émancipation a cependant un coût. Pour qu’un tel système fonctionne, il faut en effet que chaque citoyen soit capable de faire taire ses intérêts particuliers au profit du bien commun. Etre citoyen implique ainsi non seulement des droits mais également des devoirs, à commencer par celui d’une très haute exigence morale.

Pour Rousseau, la finalité de la politique n’est donc pas tant de gouverner les hommes, que de les rendre meilleurs. Comme il l’explique dans les textes qu’il consacre à la Pologne et à la Corse, dans lesquels il s’efforce d’adapter les principes de sa théorie politique aux réalités spécifiques de ces deux pays, la cité démocratique ne peut exister sans éducation. C’est le seul moyen de la préserver des dangers qui la guettent, à l’intérieur de ses murs comme à l’extérieur.

«A bien des égards, le modèle proposé par Rousseau peut être perçu comme un modèle moderne qui annonce la démocratie et la création d’un nouvel espace politique, commente Bronislaw Baczko. Mais il ne faut pas perdre de vue que son idéal démocratique est un petit peuple aux mœurs pures et simples, pratiquant la démocratie directe et n’ayant à prendre que des décisions sur des problèmes essentiels pour lesquels le choix entre le bien et le mal s’imposerait avec une quasi-évidence, ce qui est une vision traditionnaliste et archaïque. Le modèle rousseauiste promet donc une démocratie qui n’aurait pas à assumer les divisions et les conflits, politiques et sociaux, qui lui sont pourtant propres.»

A cette ambiguïté s’ajoute une autre singularité: la position que choisit Rousseau pour s’adresser à son audience. En 1750, alors qu’il gagne sa vie en collaborant à «L’Encyclopédie» et en copiant des œuvres musicales, Rousseau fait une entrée tonitruante sur la scène publique avec un texte intitulé «Discours sur la science et les arts», qui fait aussitôt scandale.

Avec le sens du contre-pied dont il a le secret, Rousseau y explique que le développement des arts et des sciences au cours de l’histoire n’a pas rendu les hommes meilleurs. Ces activités ont, au contraire, éloignés l’homme de sa nature. Il conclut par une formule lapidaire: «La foule rampe dans la misère; tous sont esclaves du vice.»

Même si ces idées ne sont pas très neuves, portées par la plume de Rousseau elles font grand bruit. A l’époque, ce réquisitoire moral contre l’essor des sciences et des arts, voire du progrès et de la civilisation est ressenti comme un paradoxe.

Un citoyen sur les marges

Et ce n’est pas le seul élément qui choque les lecteurs. Ce pamphlet attire en effet également l’attention par la manière dont il est signé. A son nom, Rousseau ajoute en effet la mention «citoyen de Genève». «Le choix de ce terme, qui n’est pas très utilisé à l’époque, est très astucieux, souligne Bronislaw Baczko. Il permet d’emblée à Rousseau de marquer le lieu d’où il parle. L’homme qui s’exprime derrière ces termes n’est en effet ni un prince ni un savant s’adressant au lecteur du haut de ses titres, mais un individu qui n’a pas d’autre légitimité que celle que lui confère son appartenance à une république.»

Brouillé avec les philosophes, censuré en France et brûlé à Genève, Rousseau n’est en effet l’homme d’aucune chapelle. Dès son départ de Genève, à 16 ans, il se trouve sur les marges de la société et n’en sortira plus guère. «Durant sa jeunesse, confirme Bronislaw Baczko, Rousseau vit un peu à la manière d’un vagabond. Il se déplace à pied de Genève à Chambéry, puis de Chambéry à Turin. Il n’a ni biens ni argent et survit d’expédients. Par la suite, il ne cessera de chercher à se mettre dans une position sociale lui permettant de préserver son indépendance. Ainsi, il refusera par exemple une pension du roi de France. Au final, à l’exception de rares périodes, Rousseau n’a eu d’autre expérience sociale que celle de la marginalité. C’est quelqu’un qui a profondément conscience de ce que signifie l’inégalité pour l’avoir vécue, pour ainsi dire, «de l’intérieur». C’est de cette révolte contre une société dans laquelle il ne s’est jamais reconnu que rend compte son œuvre. Et c’est aussi sans doute pour cela que la postérité a si souvent associé son nom à la montée de l’individualisme moderne.»

«C’est la Révolution qui nous a appris à lire le Contrat social»

Dans quelle mesure les idées de Rousseau ont-elles influencé, voire provoqué la Révolution française? Débattue depuis près de deux siècles, cette question mérite une réponse nuancée, selon Bronislaw Baczko, professeur honoraire à la Faculté des lettres et lauréat du Prix Balzan 2011 pour ses études sur le siècle des Lumières.

«Les textes de Rousseau ne sont pas des appels à l’action, explique le professeur. Ils offrent une grille d’analyse permettant d’évaluer la légitimité des institutions politiques existant à son époque, mais ne proposent aucune recette pour en changer.»

Un défi à l’histoire

Rousseau, qui vit dans un monde où les systèmes républicains sont très peu nombreux (les cantons suisses, les Pays-Bas et dans une moindre mesure la Pologne), ne conteste d’ailleurs pas directement l’autorité des monarchies. Il est en effet convaincu que son modèle ne peut s’appliquer qu’à des entités relativement petites. «Selon Rousseau, l’instauration d’une République dans un grand Etat comme la France, par exemple, implique immanquablement la création d’une caste de représentants qui finissent par priver le peuple de sa souveraineté, complète Bronislaw Baczko. Dans son esprit, l’instauration de la démocratie dans une époque marquée par l’inégalité, le despotisme et la dégradation des mœurs constitue un défi à l’histoire. Une réussite exceptionnelle dont les rares exemples sont Sparte et la Rome républicaine pour les temps anciens, et Genève, à l’égard de laquelle il est pourtant très critique, pour les temps présents. Soit des entités dans lesquelles l’ensemble des citoyens, c’est-à-dire le souverain, peuvent être réunis à l’intérieur d’une cathédrale ou sur une place publique. Ses lecteurs ne seront cependant pas aussi orthodoxes. Nombre d’entre eux s’efforceront en effet de trouver des accommodements pour dépasser cette limite.»

Aux premières heures de la Révolution, s’il est un auteur dont les œuvres servent de viatique aux membres des Etats généraux, c’est donc plutôt de Montesquieu que de Rousseau qu’il s’agit. Ce qui intéresse alors les révolutionnaires, c’est de savoir comment s’y prendre pour réformer la France Or, Rousseau ne dit rien sur le sujet. Les choses changent cependant progressivement avec la radicalisation du mouvement.

Des inspirations plutôt que des réponses

«Plus la révolution va devenir républicaine et égalitariste, surtout dans le sens antinobiliaire, plus les députés vont se reconnaître dans la pensée de Rousseau, où ils puiseront non pas des réponses, mais des inspirations, explique Bronislaw Baczko. Dès lors, ce qui est intéressant ce n’est pas tellement de chercher abstraitement quelle idée de Rousseau se retrouve dans la Révolution française, mais de s’interroger sur la façon dont ceux qui ont fait la Révolution française ont lu Rousseau. Et à cet égard, certaines anecdotes sont très significatives.»

La scène se passe à l’automne 1794. Quelques semaines à peine après l’exécution de Robespierre, la dépouille de Rousseau, désormais élevé au rang de figure tutélaire de la nation française, est transférée au Panthéon. Précédé par un immense cortège funèbre entre Ermenonville et Paris, ainsi que d’une veillée nocturne suivie par une foule immense dans la capitale, l’événement donne lieu à deux jours de discours et de célébrations destinés à vanter les mérites du grand homme. «Au milieu de ce flot de paroles, explique Bronislaw Baczko, un membre de la Convention prononce cette phrase: «C’est la Révolution française qui nous a appris à lire le «Contrat social». Autrement dit, les choses se sont passées de façon inverse à ce que l’on pense généralement. Dans l’esprit de la plupart des gens, le schéma est en effet le suivant: les révolutionnaires ont lu Rousseau et ils s’en sont inspirés pour passer à l’action. Or, ce n’est qu’une fois la Révolution en marche, que ses promoteurs ont découvert toute la fécondité d’une théorie basée sur l’idée d’un Etat souverainement régi par un peuple.»