Campus n°106

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n°106 décembre 2011-janvier 2012
Dossier | Rousseau

La religion, ciment indispensable de la nation

Rejettant à la fois l’athéisme et les religions établies, Rousseau défend une forme de christianisme dépouillé de toute théologie dont la fonction première serait de renforcer le sentiment d’appartenance des citoyens à la collectivité

Penser le monde au XVIIIe siècle, c’est forcément s’interroger sur la place qu’y tient Dieu. Rejetant à la fois l’athéisme des philosophes et les Eglises constituées, Rousseau laisse poindre dans différents passages de son œuvre une conception très particulière de la religion. Une forme de christianisme dépouillé de toute théologie, dont la première finalité serait de renforcer et de maintenir l’unité du corps politique de la nation. Ghislain Waterlot, professeur associé au sein de la Faculté de théologie et directeur de l’Institut romand de systématique et d’éthique, a déjà consacré deux ouvrages à ce sujet (Rousseau, religion et politique, Presses universitaires de France, 2004, et La Théologie politique de Rousseau, Presses universitaires de Rennes, 2010) et en prépare un troisième pour l’année 2012 (La Pensée religieuse de Rousseau, Labor et Fidès). Entretien.

Né protestant, converti au catholicisme après son départ de Genève, avant de revenir à la religion réformée au moment où il publie le «Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité», Rousseau sera toute sa vie très critique vis-à-vis des religions constituées. Que leur reproche-t-il en particulier?

Ghislain Waterlot: En premier lieu, et c’est une idée très commune à l’époque, Rousseau considère que les institutions ecclésiastiques favorisent les superstitions et contribuent au maintien d’un ordre politique inégalitaire. En second lieu, il estime que toutes les confessions chrétiennes ont trahi leur mission en réintroduisant un principe d’autorité entre Dieu et le fidèle.

C’est-à-dire

Aux yeux de Rousseau, le côté néfaste et dangereux des religions établies vient en bonne partie de la complication de leur dogmatisme et surtout du fanatisme qui y est associé. Rousseau respecte en effet beaucoup le mystère de Dieu. Si la raison peut tenter de prouver l’existence de Dieu, en revanche la nature de Dieu ne peut selon lui être pensée. La seule manière de l’approcher, c’est en l’éprouvant dans sa conscience intime. C’est une question de sensibilité, d’émotion. Les religions prétendent donc savoir quelque chose qu’elles ne peuvent précisément pas savoir. Il faut dès lors simplifier les cultes, renoncer aux commentaires et aux explications pour aboutir à une sorte de monothéisme moral reposant sur un engagement religieux minimaliste. C’est ce qu’il appelle la «religion naturelle» qui, moyennant quelques modifications, sera pour l’Etat une «religion civile».

Une religion dont aucun Etat ne saurait d’ailleurs se passer…

Pour lui, la religion est en effet une «force agissante» indispensable à la politique. C’est un moyen de souder la nation, de renforcer le sentiment d’appartenance à la collectivité. Seules la croyance en Dieu et l’espérance d’une vie meilleure dans l’au-delà peuvent, en effet, motiver une conduite morale, c’est-à-dire une volonté effective de subordonner continuellement ses intérêts particuliers à l’intérêt général, et donc éventuellement de consentir au sacrifice suprême que la nationspeut parfois exiger de ses citoyens.

Ce qui lui fait préférer le fanatisme à l’athéisme…

Rousseau estime que le fanatisme, qui est une «passion grande et forte», donne un ressort prodigieux au cœur humain et lui fait mépriser la mort, ce qui peut, mais uniquement à certaines occasions et en cas de danger imminent, rendre de grands services à la nation. Il a en revanche beaucoup de mépris pour l’athéisme, qu’il considère comme une mode passagère réservée à une petite minorité de privilégiés.

Pourquoi?

L’athéisme concentre les individus sur eux-mêmes, il «réduit leur affection à un secret égoïsme», comme Rousseau l’écrit dans une note du livre IV de l’Emile. Et pour lui, la paix apparente de l’irréligion est «plus destructive que la guerre elle-même». Elle est la «tranquillité de la mort». Elle ronge le corps social en renforçant la domination des riches sur les pauvres.

Dans la «Lettre à Christophe de Beaumont», Rousseau se décrit comme «un disciple de Jésus». Comment faut-il comprendre cette formule?

Pour lui, adhérer au christianisme, cela veut dire reconnaître la figure de Jésus – et non pas celle du Christ. Rousseau ne reconnaît pas l’incarnation, donc la présence de Dieu parmi les hommes, mais il voit dans la figure de Jésus le modèle parfait de la vie droite. Ce qui est désormais la marque de l’être humain pour Rousseau, c’est la vanité, l’orgueil, l’amour-propre. Et ceci non pas à cause d’un péché originel, mais d’une mauvaise constitution sociale. Or, Jésus, c’est l’archétype de l’homme qui se serait développé sans se laisser pervertir par l’environnement social. Chez lui, estime Rousseau, l’amour de soi n’a pas viré en amour-propre. Par ailleurs, Jésus a apporté une nouveauté radicale: l’idée qu’il n’y a qu’une humanité, donc l’idée de l’universel au sens fort du terme.

Sur un plan plus personnel, que sait-on du rapport intime que Rousseau entretenait à la foi?

Son rapport personnel au religieux est restitué par un texte qu’il écrit tout à la fin de sa vie, la troisième promenade des Rêveries du promeneur solitaire. Dans ce passage, il dit très nettement que la fonction de la religion, c’est de lui permettre de «continuer à vivre». A ce moment de son existence, en tout cas, alors qu’il a tout quitté, qu’il vit dans l’isolement et qu’il se sent persécuté, la foi est pour lui un soutien nécessaire à la vie terrestre davantage qu’une promesse pour l’au-delà. C’est ce qui lui permet de faire face et de supporter les épreuves qu’il endure, de ne pas douter devant les attaques de ses amis, bref de supporter l’insupportable. Autrement dit, c’est ce qui lui permet de tenir debout, de ne pas renoncer à la vie.