Campus n°106

Campus

n°106 décembre 2011-janvier 2012
Dossier | Rousseau

musique: le dico de la discorde

Investi par la mission des Lumières, Jean-Jacques Rousseau rédige un dictionnaire de la musique qui lui permet par la même occasion de régler ses comptes avec son rival Jean-Philippe Rameau. Une réédition complète et annotée doit paraître en juin 2012

Au moment de sa parution en 1768, le Dictionnaire de musique écrit par Jean-Jacques Rousseau est probablement l’ouvrage le plus complet sur la question. Il représente en tout cas, pour les chercheurs d’aujourd’hui, le meilleur témoin de l’état des connaissances concernant la théorie de la musique au XVIIIe siècle. Coïncidant avec l’année du tricentenaire de la naissance du philosophe genevois, Brenno Boccadoro, professeur à l’Unité de musicologie, et Amalia Collisani, professeure à l’Université de Paler,me s’apprêtent à publier en 2012 aux éditions Slatkine-Champion (Genève-Paris) une réédition complète de l’ouvrage. L’originalité du travail réside dans le fait qu’il contiendra, entre autres, des milliers de notes marginales et des comparaisons avec les articles parus antérieurement sous la plume de Rousseau dans l’Encyclopédie de Diderot et D’Alembert. Ces éléments sont en effet absents de la précédente réédition du Dictionnaire de musique paru en 1995 dans les Œuvres complètes de Jean-Jacques Rousseau aux éditions Gallimard.

Une fenêtre inespérée

«L’intérêt du Dictionnaire est évident pour les musicologues, précise Brenno Boccadoro. Avec ses 906 entrées, il ouvre une fenêtre inespérée sur l’histoire de la musique de l’époque. Il est également un reflet – et une clarification bienvenue – des théories musicales de Jean-Philippe Rameau. Ce compositeur français est le rival irréconciliable de Rousseau dans la bataille que se livraient alors les tenants de la tragédie lyrique, symbole du pouvoir, incarnée par Jean-Baptiste Lully et défendue par Rameau, et les défenseurs de la musique italienne au premier rang desquels se trouvent les philosophes des Lumières, prompts à encenser sa force novatrice.»

Rousseau, qui a toujours voulu faire carrière dans la musique sans jamais y parvenir, entre en contact avec l’art lyrique italien lors d’un séjour à Venise en 1743-1744. Visiteur assidu de l’opéra, il abandonne vite les préjugés importés de France et se prend littéralement de passion pour cette musique dont il loue le génie, l’enthousiasme et la liberté.

De retour à Paris, il termine en 1745 son opéra, Les Muses galantes. Il a alors l’occasion de donner une représentation au salon d’un homme très en vue, Monsieur de la Poplinière. Rameau est présent. Rousseau le connaît, par sa musique bien sûr, mais aussi pour avoir tant souffert en étudiant son Traité de l’harmonie réduite à ses principes naturels. A ce moment-là, il le voit encore comme un maître. Cependant, dès que l’orchestre attaque l’ouverture des Muses, Rameau est surpris, puis entre dans une colère sourde pour finir par accuser l’auteur de n’être «qu’un petit pillard sans talent et sans goût» de la musique italienne qu’il aurait mélangée à «ce qui se fait de plus mauvais en musique française». Cette accusation de plagiat provoque un ravage psychologique chez Rousseau qui commence à nourrir une haine implacable à l’endroit de son illustre aîné.

En 1749, après avoir essuyé un refus de la part de Rameau, Denis Diderot demande au philosophe genevois de rédiger les articles sur la musique pour sa fameuse Encyclopédie. Il accepte. «C’est une folie, note Brenno Boccadoro. Il doit couvrir l’histoire de la musique depuis l’Antiquité jusqu’au XVIIIe siècle et écrire plus de 363 articles en à peine trois mois.»

«Soulevé par la bile»

Harcelé par son délai de livraison, il rédige à la hâte sans pour autant sacrifier à la clarté du propos. «Soulevé par la bile» et l’enthousiasme, il noircit des liasses de papiers jusqu’à les rendre illisibles à d’autres lecteurs que lui. Il puise dans les lexiques comme les dictionnaires de Sébastien de Brossard, de l’Académie, de Trévoux, etc. Il découpe de larges extraits dans les traductions françaises de la Cyclopedia d’Elias Chambers reçues de Diderot et reprend des pages entières dans les mémoires des grands hellénistes de son temps (Pierre-Jean Burette, Louis Jouard de La Nauze, Meibomius…). Il alterne ses incursions entre les écrits – «illisibles» – de Rameau et leur sommaire, plus accessible, réalisé par d’Alembert dans les Eléments de musique selon les Principes de M. Rameau.

«Ce qui est intéressant, c’est qu’à travers ses articles, Rousseau fait la leçon à Rameau, note Brenno Boccadoro. Il s’adressera à lui en «musicologue», du haut de son in folio encyclopédique».

En 1752, la représentation de La Serva padrona de Pergolèse à l’Académie royale de musique à Paris provoque la Querelle des Bouffons, cette joute verbale qui oppose les tenants du classicisme français et ceux de l’opéra-comique venu d’Italie. Rousseau y participe et l’envenime avec sa Lettre sur la musique qui se conclut de manière cinglante: «D’où je conclus que les Français n’ont point de musique et n’en peuvent avoir ou que, si jamais ils en ont une, ce sera tant pis pour eux.» Le monde parisien, on l’imagine, lui en tiendra rigueur pour des siècles.

Après plusieurs échanges, Rameau attaque Rousseau sur ses articles de l’Encyclopédie. Un premier pamphlet, anonyme, est publié en 1755: Erreurs sur la musique dans l’Encyclopédie. Il réitère son geste un an plus tard, par une Suite des Erreurs sur la Musique dans l’Encyclopédie, en signant cette fois-ci. Les arguments sont toutefois assez faibles. Et, de toute façon, Rousseau a décidé de ne plus répondre directement à ces attaques mais de se défendre via les articles du Dictionnaire de musique qu’il a commencé à rédiger. Il écrit d’ailleurs un projet de préface qui démonte méthodiquement la théorie quasi mathématique de Rameau selon laquelle «tout, dans la musique, est issu de l’harmonie». Le texte ne sera finalement pas publié sous cette forme mais sera repris dans les différents articles du Dictionnaire.

Commence alors la longue gestation de l’œuvre qui, en tenant compte de la rédaction des articles de l’Encyclopédie qui seront recyclés, durera en tout pas moins de 16 ans. Une période souvent interrompue par d’autres entreprises. Bien qu’à la fin Rousseau présente son ouvrage comme un corps cohérent, un tout bien lié, le résultat est plus nuancé.

«Très mauvaise rapsodie»

«C’est une œuvre multiple, souligne Brenno Boccadoro. Un vaste herbier de végétaux divers prélevés dans les régions les plus disparates du grand jardin de l’histoire musicale occidentale. Un travail imparfait que Rousseau a d’ailleurs abandonné prématurément aux éditeurs pour des raisons financières. Il qualifiera plus tard lui-même son travail de «très mauvaise rapsodie». Bref, il n’est pas satisfait.»

La principale raison de cette imperfection tient au fait que le Dictionnaire renferme un certain nombre de contradictions. Rousseau, selon le chercheur genevois, a la mauvaise habitude d’oublier les guillemets, suivant ainsi une «norme» bien partagée en lexicographie. Du coup, on ne sait plus distinguer la pensée du philosophe genevois de celle qu’il emprunte à d’autres, dont ses rivaux. On a ainsi parfois l’impression que Rousseau défend les thèses de Rameau, qu’il a combattues avec tant de force, alors que, digne représentant des Lumières, il ne fait que reprendre les théories existantes à son époque en les clarifiant.

Autre exemple: dans certains articles, Rousseau s’appuie sur les travaux du violoniste italien Giuseppe Tartini pour mieux démolir Rameau. Ce que le philosophe n’a pas vu, toutefois, c’est que Tartini a lui-même compilé les écrits de Rameau et qu’il défend une ligne encore plus mathématique que ce dernier.

Finalement, la longue période de rédaction entraîne une certaine stratification dans l’ouvrage, à savoir que l’auteur ajoute régulièrement des corrections et se trompe parfois, intégrant dans le dictionnaire des gaffes parfois nuisibles à la crédibilité de l’ensemble.

Cela dit, Brenno Boccadoro refuse de voir dans le Dictionnaire une mine d’or pour sottisiers, comme beaucoup l’ont qualifié. «D’abord, dans la querelle qui l’oppose à Rameau, Rousseau a le dernier mot grâce au Dictionnaire, explique le musicologue genevois. Ensuite, le philosophe est un excellent connaisseur de l’histoire de la musique. Il maîtrise plus particulièrement celle de la Grèce antique avec une aisance sans rivales dans bon nombre de milieux académiques actuels. Il a tout lu. Et, finalement, en plus d’écrire de manière très claire, il a emporté l’adhésion du premier véritable musicologue, le plus grand du XVIIe siècle, l’Anglais Charles Burney, qui ne jure que par Rousseau.»