Campus n°106

Campus

n°106 décembre 2011-janvier 2012
Extra-muros | Léman

Plongée en eaux troubles dans un sous-marin russe

Dans le cadre du projet Elemo, une équipe de l’Institut F.-A. Forel a sondé les canyons du delta du Rhône à bord des sous-marins russes Mir. Une opération que le manque de visibilité a rendu par moment très délicate

Le Léman a beau être un des lacs les plus étudiés au monde, les scientifiques ne savent encore pas grand-chose de la formation de ses fonds, en particulier pour ce qui concerne la partie sous-lacustre du delta du Rhône. Une région, située entre Villeneuve et Saint-Gingolph, qui est parsemée de neufs canyons principaux, dont certains atteignent plusieurs kilomètres de long pour une hauteur dépassant par endroits 30 mètres, ainsi que des dizaines de défilés secondaires. Quand et comment ces dépressions, situées parfois à plus de 200 mètres de profondeur, ont-elles été créées? Quelle est la nature des sédiments qui les composent et comment se comportent-ils?

Des Mir dans le Léman

Autant de questions qui sont au centre des travaux conduits cet été par l’équipe de Stéphanie Girardclos, maître-assistante à l’Institut des sciences de l’environnement et au Département de géologie, dans le cadre du projet Elemo. Cette opération a été pilotée par l’Ecole polytechnique fédérale de Lausanne (EPFL) et sponsorisée à hauteur de 3 millions de francs par la société Ferring Pharmaceutics (dont le président, Frederik Paulsen, est également consul honoraire de Russie). Elle a permis à une quinzaine d’équipes internationales d’explorer les profondeurs du Léman à bord de deux sous-marins russes (les célèbres MIR 1 et 2) entre juin et août. Récit.

«L’histoire et l’évolution des reliefs sous-lacustres font partie de mes champs de recherche habituels, explique Stéphanie Girardclos. C’est un domaine qui suscite un intérêt renouvelé depuis quelques années, notamment parce que nous disposons de nouveaux éléments cartographiques beaucoup plus précis qu’auparavant.»

Jusqu’au début des années 2000, en effet, les seules données bathymétriques sur lesquelles pouvaient s’appuyer les scientifiques remontaient aux prélèvements effectués au XIXe siècle par des pionniers de la limnologie tels que François-Alphonse Forel (lire Campus 101 ), ainsi qu’aux renseignements déduis de cartes anciennes et de rares témoignages écrits. Malgré la qualité des résultats obtenus à l’époque, ces éléments ne donnaient qu’une image partielle des reliefs sous-lacustres. Ce n’est plus le cas depuis la publication par l’Institut Forel, en 2010, d’une nouvelle carte réalisée à partir d’un sondeur multifaisceaux dont la précision est comparable à celle des modèles géographiques existants pour la partie émergée du territoire.

Des canyons méconnus

«Cette carte a notamment permis de révéler la topographie et la géométrie exacte des neuf canyons qui se trouvent dans le Haut-Lac, dont on connaissait en partie l’existence, mais de façon sommaire confirme Stéphanie Girardclos. Ce qu’on ignore encore, c’est l’âge de ces structures et la manière dont elles évoluent dans le temps.»

D’un point de vue fondamental, être mieux renseigné sur ces mouvements qui déplacent de grandes quantités de sédiments du delta vers le fond du lac, permettrait de mieux comprendre comment et pourquoi d’éventuels polluants mais aussi de la matière organique ou des organismes vivants colonisent certaines régions profondes du lac. Et, par conséquent, de mieux comprendre comment fonctionne un système lacustre dans son ensemble.

De façon beaucoup plus concrète, ce type d’étude peut également contribuer à mieux anticiper le déclenchement de glissements de terrain sous-lacustres d’importance. Ces phénomènes sont relativement fréquents selon les spécialistes. Dans certains cas extrêmes, ils pourraient aller jusqu’à déclencher un tsunami. Le hic, c’est que les mesures nécessaires à ce type d’étude sont très difficiles à réaliser depuis la surface avec les techniques traditionnelles, d’où l’intérêt des sous-marins russes.

Du Titanic au Koursk

Malgré une mise en service remontant à 1987, Mir 1 et son jumeau Mir 2, les deux submersibles plongeant toujours en tandem, restent en effet ce qui se fait de mieux en matière d’exploration des abysses. A leur palmarès: une plongée à – 6170 mètres, une expédition controversée pour planter le drapeau russe par plus de 4000 mètres de fond sous le pôle Nord, les images du Titanic vues dans le film du même nom de James Cameron ou encore, dans un tout autre genre, des opérations de «sauvetage» sur l’épave de Koursk qui ont valu au leader de l’équipe, Anatoly Sagalevitch, de recevoir le titre de «Héros de la Russie» des mains de Vladimir Poutine.

En comparaison de telles missions, l’exploration des fonds du Léman aurait pu faire figure de promenade de santé. Ce ne fut pas exactement le cas. «Lorsque nous avons appris que nous pourrions utiliser les Mir pour nos recherches, nous nous sommes fixé deux objectifs principaux, explique Stéphanie Girardclos. D’une part, prélever des échantillons sur les parois de ces canyons par des carottages horizontaux afin d’obtenir des informations sur leur structure sédimentaire et de remonter ainsi le temps sur plusieurs centaines ou milliers d’années. D’autre part, nous espérions pouvoir déterminer la pente de certains canyons ou retrouver la trace d’événements importants de manière visuelle.»

Dans des eaux qui, en été, sont saturées de sédiments et de micro-organismes en suspension au point de composer une sorte de soupe opaque et sombre, la deuxième partie du programme a vite été abandonnée. Quant au reste, les opérations se sont révélées plus fastidieuses que prévu.

«La visibilité était le plus souvent réduite à 1 ou 2 mètres, explique Stéphanie Girardclos. Il a donc fallu procéder très lentement. Chaque prélèvement a dû être effectué pratiquement à l’aveugle. Pour aider le pilote, nous lui communiquions les indications du sonar et de l’échosondeur, seule façon de ne pas aller se planter dans les versants des canyons et de savoir où nous étions par rapport au fond du lac. Sans la très grande dextérité dont ont fait preuve les pilotes russes, cela n’aurait sans doute pas été possible, ce qui rend nos échantillons d’autant plus précieux.»

Forme de bizutage à la mode russe ou réelle fausse manœuvre, le seul incident à relever est survenu lors de la première sortie de Stéphanie Girardclos lorsque les 18 tonnes du sous-marin de poche se sont enfoncées dans une couche de sédiments très volatile. «On ne voyait plus qu’une sorte de boue de l’autre côté du hublot, témoigne la chercheuse. Le pilote a lâché «shit we’re stuck» (littéralement: «m…., on est collé») et il lui a fallu plus d’un quart d’heure pour nous dégager. Je dois dire qu’à ce moment, l’autre scientifique qui était à bord et moi n’en menions pas large.»

Nouvelles synergies

A l’heure du bilan, alors que les deux Mir ont regagné depuis longtemps leur base de Kaliningrad, Stéphanie Girardclos se veut résolument optimiste. D’abord parce que l’essentiel a été assuré d’un point de vue scientifique. Il faudra en effet sans doute quelques années pour «faire parler» la soixantaine de carottes extraites des fonds du lac au cours de la campagne. Ensuite parce que la jeune chercheuse conserve dans son esprit le souvenir de ce qui fut une fantastique aventure humaine.

«Outre la chance exceptionnelle que constitue le fait d’avoir pu plonger dans ces sous-marins et le côté glamour de l’opération, ce que je retiens surtout c’est la valeur ajoutée que représentent les liens qui se sont créés entre chercheurs, conclut Stéphanie Girardclos. Même si au départ, c’est le programme qui nous y a forcés, un certain nombre de synergies se sont installées, parfois au-delà des frontières disciplinaires, en particulier avec les chercheurs de l’EAWAG (l’Institut de recherche dans le domaine de l’eau et des systèmes aquatiques des EPF). Des relations qui pourraient s’avérer très fructueuses pour répondre aux questions complexes que pose encore le Léman.»

Vincent Monnet