Campus n°106

Campus

n°106 décembre 2011-janvier 2012
Perspectives | John Urry

«La voiture du futur devra être fun»

John Urry est sociologue et professeur
à l’Université de Lancaster. Spécialiste
de la mobilité, il était à Genève à l’occasion
de la 10e édition du Congrès de l’Association européenne de sociologie qui s’est tenue en septembre. Rencontre

Est-ce la mobilité qui définit le mieux notre société?

John Urry: J’ai essayé de montrer dans un livre récent (Mobile Lives, 2010) que le mouvement est central dans notre société. Il existe un autre concept que le sociologue polonais Zygmunt Bauman appelle la «modernité liquide». Ce nom est dû justement aux mouvements incessants des gens, des marchandises et des informations autour de la planète. Cette globalisation a été rendue possible grâce à un autre liquide: le pétrole, qui a permis l’émergence de la société contemporaine et qui est à tout point de vue le lubrifiant des rouages de notre monde.

Un lubrifiant qui pourrait bien venir à manquer un jour…

La production de pétrole aurait en effet atteint un pic. Ce peak oil, l’Agence internationale de l’énergie estime qu’il a été dépassé en 2006. Depuis, nous assistons à un déclin graduel de la disponibilité de l’or noir.

La mobilité des humains et des biens a-t-elle, elle aussi, atteint un maximum?

Il semble que nous soyons arrivés à un tournant, du moins dans les pays industrialisés. Il est presque certain que la vente de voitures neuves ait diminué aux Etats-Unis. Cela dit, c’est surtout l’usage de la voiture qui est en baisse. Comme cela survient en même temps que la crise économique, les données sont parfois difficiles à interpréter mais certaines mesures montrent que la quantité de voyages effectués en automobile et en avion a atteint un pic. Les trajets en bus et en train ont, quant à eux, augmenté un peu partout.

Cette évolution concerne-t-elle toutes les régions du monde?

Non. La Chine, par exemple, prend la direction inverse. Là-bas, en raison d’un développement rapide, tout le monde veut une automobile. Et le plus souvent une grosse. Ce pays est devenu le plus grand marché de voitures du monde. Il est probable que le Salon de l’automobile de Shanghai dépasse bientôt par la taille tous ces concurrents, y compris celui de Genève. Résultat: la Chine est le pays du monde où les accidents de la route sont les plus fréquents et celui qui émet le plus de gaz à effet de serre. On peut certes imaginer que des centaines de millions de nouvelles voitures soient fabriquées et vendues en Chine. Mais d’où viendra le pétrole pour les faire avancer? Pour que tous ces véhicules puissent rouler, il faudrait que ce pays, dont la production nationale d’or noir a déjà dépassé son pic, s’accapare tout le reste du pétrole mondial d’ici à quelques décennies. Nous assistons d’ailleurs déjà à une course entre les grandes compagnies américaines, européennes et chinoises pour faire main basse sur le pétrole mondial. Il y a eu des guerres du pétrole dans le passé. Il y en aura d’autres.

Malgré la Chine, vous prétendez toujours que la société se dirige vers une ère post-automobile telle que vous la décrivez dans un autre livre, «After the Car»?

Dans cet ouvrage, nous nous sommes en effet demandé s’il n’existait pas des signes indiquant que nous serions en train de dépasser l’ère de la voiture. Je ne parle pas seulement de l’engin motorisé mais du système entier qui comprend les routes, les stations-service, les usines qui fabriquent les voitures, les puits de pétrole et les raffineries, les hôtels qui hébergent les conducteurs, les centres-villes qui ont changé pour accueillir les automobiles, etc. Nous avons remarqué qu’il existe un grand nombre d’expérimentations un peu partout dans le monde visant à changer cet état de choses. Elles concernent les batteries, les piles à combustibles, la structure des voitures (quel gaspillage d’énergie que de fabriquer un véhicule d’une tonne en acier pour ne déplacer souvent qu’une seule personne), la réduction de l’espace dédié aux voitures dans les villes au profit des trams et des bus, etc. Nous avons également observé des tentatives visant à rendre l’usage des véhicules plus rationnel (en les connectant à Internet) et moins privés, grâce au développement de systèmes de car sharing ou de car leasing.

Il est difficile de croire que la population renonce à sa voiture, symbole de liberté…

Si vous avez raison, alors nous sommes condamnés. Je pense pourtant que la situation n’est pas si grave. L’ensemble des initiatives que nous avons recensées me font penser que l’on va dans le bon sens. Bien sûr, intégrer tous ces petits éléments dispersés pour en tirer un nouveau système global représente un travail énorme.

Il y aura donc toujours des voitures dans l’ère post-automobile?

Pas des voitures. Des véhicules dont je ne sais pas à quoi ils ressembleront. A mon avis, cette transformation se réalisera seulement si ce futur système de véhicules est fun, à la mode et chic. En un mot: cool. A tel point qu’il sera définitivement ringard de conduire une voiture en acier d’une tonne consommant du pétrole. Cela pourrait se dérouler un peu comme l’arrivée subite des téléphones intelligents sur le marché et dont personne ne savait qu’il en aurait tant besoin.

Propos recueillis par Anton Vos