Campus n°106

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n°106 décembre 2011-janvier 2012
Recherche | Etudes arméniennes

L’Arménie, terre d’(auto)élection

Premier royaume chrétien de l’histoire, l’Arménie s’est perçue pendant des siècles comme une nation élue. Pour justifier ce statut, elle s’est notamment appuyée sur des textes appartenant à la littérature apocryphe

Les «enfants d’Israël» ne sont pas les seuls à revendiquer le titre de peuple élu. Comme le confirment les derniers travaux de François Walter (lire Campus 105 ), la conviction d’avoir été choisi par Dieu pour accomplir un destin particulier – et par conséquent d’être placé sous la protection permanente de la Providence – constitue également un des fondements de l’identité suisse. Et c’est également vrai pour l’Arménie. Ballotté durant des siècles entre les prétentions de ses puissants voisins, ce petit royaume qui fut, au début du IVe siècle, le premier à adopter le christianisme comme religion d’Etat s’est lui aussi appuyé sur l’idée d’une relation privilégiée avec le Tout-Puissant pour affirmer sa spécificité. Ce processus s’est cristallisé à partir du Ve siècle, avec la création de l’alphabet arménien, et qui repose en grande partie sur l’exploitation de textes apocryphes attestant la présence des apôtres Thaddée et Barthélemy dans le pays. Des documents que Valentina Calzolari, titulaire de la première et unique chaire d’études arméniennes de Suisse, présente et traduit dans un ouvrage paru récemment aux éditions Brepols.*

Un royaume menacé

«Les textes relatant les circonstances de la prédication et du martyre des apôtres Thaddée et Barthélemy dans le pays sont bien connus des Arméniens, explique la chercheuse. Mais jusqu’ici, ils ont surtout été étudiés par des historiens et des ecclésiastiques qui cherchaient à distinguer ce qui pouvait être retenu comme vrai sur le plan historique de ce qui ne l’était pas. Or, le propos de ce livre est plutôt de montrer les affinités que ces textes présentent avec l’historiographie arménienne ancienne et plus largement l’énorme influence qu’ils ont exercée sur la constitution d’une identité nationale propre aux Arméniens.»

La trajectoire du petit royaume d’Arménie connaît une première inflexion décisive au cours des toutes premières années du IVe siècle. En 301, selon la tradition, ou en 314, selon la plupart des experts, suite à l’action missionnaire de saint Grégoire l’Illuminateur, le roi Tiridate III fait de l’Arménie le premier Etat chrétien de l’histoire. Destinée à contrer la politique d’assimilation de plus en plus agressive de la Perse, cette mesure ne suffit toutefois pas à elle seule à assurer la pérennité de la nation. Aux alentours de 390, en effet, l’Arménie est partagée entre l’Empire romain et l’Empire sassanide d’Iran. Quelques décennies plus tard (428), la monarchie est dissoute, tandis que les Byzantins prennent le relais des Romains à l’ouest.

Dans l’intervalle, les élites arméniennes ont eu le temps de se donner les moyens de résister. Afin d’affirmer la spécificité d’une culture qui semble plus que jamais menacée, un nouvel alphabet est élaboré par le clergé avant d’être adopté par l’ensemble du royaume vers 406. «C’est un geste parfaitement délibéré, commente Valentina Calzolari. Dans les faits, les Arméniens auraient très bien pu continuer à utiliser les autres systèmes existants, comme le grec, le syriaque ou l’araméen, pour communiquer avec leurs voisins et pratiquer leur religion. S’ils ont ressenti le besoin de disposer de leur propre alphabet, c’est donc d’abord et surtout parce qu’ils ressentaient la nécessité d’affirmer leur différence par rapport à leurs voisins.»

Et de fait, outre la traduction de la Bible, les premiers auteurs qui utilisent ce nouveau syllabaire poursuivent tous le même objectif: fournir un récit des origines justifiant le rôle particulier dévolu à l’Arménie et la préservation de son indépendance. Autrement dit: montrer comment les Arméniens, au même titre que les Juifs, ont, depuis toujours, bénéficié des manifestations de la grâce divine et participé au plan providentiel du Seigneur.

«Une telle affirmation peut paraître paradoxale dans un royaume coupé en deux et menacé dans son existence même, commente Valentina Calzolari. Mais dans l’esprit de ceux qui le délivrent, il s’agit d’un message d’espoir, puisque même si le moment présent est difficile, tout cela fait partie du dessein divin.»

Foisonnement doctrinal

Faute de pouvoir étayer leur propos en s’appuyant sur le Nouveau Testament, dans lequel ne figure aucune allusion à l’Arménie, les premiers historiens arméniens développent divers procédés. Certains auteurs multiplient ainsi les parallèles entre les événements marquants de l’histoire arménienne et de l’histoire juive. Comme le montrent les travaux de Valentina Calzolari, d’autres choisissent de s’appuyer sur la littérature apocryphe pour confirmer l’existence de ce pacte entre Dieu et le peuple arménien en «complétant» les chapitres manquants des Actes canoniques des apôtres. Au sein de ce vaste ensemble de textes qui, à défaut d’avoir été retenus dans le corpus de référence de la foi chrétienne, témoignent de l’extraordinaire foisonnement doctrinal des premiers siècles du christianisme, deux récits intéressent plus particulièrement les historiens arméniens: ceux concernant les apôtres Thaddée et Barthélemy.

Remontant probablement au Ve siècle et inspiré par la tradition syriaque, «Le Martyre de Thaddée» relate la prédication de l’apôtre dans le sud-est du pays (région de l’Artaz, aujourd’hui en Iran) ainsi que sa mise à mort par le roi Sanatrouk au cours du Ier siècle de notre ère. Ce texte accrédite l’idée selon laquelle la fondation de l’Eglise arménienne ne remonterait pas au début du IVe siècle, mais bien aux toutes premières heures du christianisme. Le même texte contient par ailleurs un passage clé dans lequel le Seigneur s’engage à faire des Arméniens son «propre peuple».

«Ce passage du Martyre de Thaddée est d’une importance capitale car il nous donne une clef d’interprétation de l’œuvre toute entière, explique Valentina Calzolari. Il révèle en effet que cette œuvre ne vise pas seulement à rappeler les origines apostoliques de l’Eglise arménienne mais aussi le serment divin qui sanctionne la condition nouvelle des Arméniens, celle d’un peuple élu destiné à participer pleinement au plan providentiel.»

Egalement traduit dans l’ouvrage de Valentina Calzolari, «La découverte des reliques de Thaddée» relate, quant à lui, les circonstances miraculeuses dans lesquelles les restes de l’apôtre auraient été redécouverts au cours du Ve siècle dans la même région de l’Artaz. «Ce récit permet de démontrer que la prédiction et le martyre de Thaddée ont bien eu lieu en Arménie, poursuit la chercheuse. Par ailleurs, conformément aux pratiques dévotionnelles de l’Antiquité tardive et du Moyen Age, l’existence de reliques a pour effet de garantir la continuité de la présence de l’apôtre et donc de bénéficier de sa protection continuelle.»

Egalement apocryphe, une autre tradition confirme cette lecture de l’histoire des origines. Il s’agit des récits évoquant l’apôtre Barthélemy, dont le culte connaît un essor important en Arménie dès le VIIe siècle. Cité dans le Nouveau Testament comme faisant partie des 12 premiers disciples de Jésus, le personnage est connu dans plusieurs régions de la chrétienté et son passage en Arménie est confirmé par des sources étrangères au pays. Dans la version prise en compte par Valentina Calzolari, qui prend soin de ne pas contredire les parties déjà connues de son périple tout en justifiant le premier rôle qu’y tient l’Arménie, Barthélemy apparaît comme le successeur direct de Thaddée dont il reprend la mission avant de connaître, lui aussi, le martyre.

Justifier l’émancipation

Loin d’être contradictoires aux yeux des Arméniens, ces deux récits sont perçus comme complémentaires, la présence de deux apôtres sur le sol du pays renforçant encore l’idée de l’existence d’un plan divin réservé aux Arméniens. «Les épisodes de la christianisation de l’Arménie, loin d’être fortuits et isolés, s’intègrent à un plan unique où les différents personnages et événements sont providentiellement liés les uns aux autres, confirme Valentina Calzolari. Le récit apocryphe participe ainsi au même grand projet culturel et religieux de la littérature historiographique arménienne des premiers siècles, visant à inscrire le peuple arménien dans l’Historia sacra.»

De manière plus prosaïque, ce discours, dont la véracité historique n’est pas remise en question à l’époque, permet également de justifier la politique d’émancipation que l’Arménie mène non seulement vis-à-vis de l’Empire perse (contre lequel le pays se révolte en 451), mais aussi envers Byzance, qui souhaite ramener le pays dans son giron.

Au cours du VIe siècle, le clergé arménien rejette les conclusions du Concile de Chalcédoine (451), qui, entre autres choses, vise à affirmer la primauté de l’Eglise byzantine sur toutes les autres Eglises orientales. Motif avancé: de par ses origines apostoliques, l’Arménie doit être considérée comme un siège patriarcal autocéphale, au même titre qu’Antioche, Rome, Alexandrie, Ephèse, Jérusalem ou Constantinople. Une vision qui, malgré les nombreuses périodes de domination étrangère (arabe, ottomane, puis soviétique) qu’a connu depuis l’Arménie, aura traversé près de quinze siècles sans prendre une ride. Si bien qu’aujourd’hui encore le petit Etat, indépendant depuis 1991, exhume les reliques de Thaddée à chaque commémoration religieuse d’importance.

Vincent Monnet

*«Les Apôtres Thaddée et Barthélemy. Aux origines du christianisme arménien», par Valentina Calzolari, Brepols, 248 p.