Campus n°106

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n°106 décembre 2011-janvier 2012
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L’école sous la loi des nombres

L’évaluation est aujourd’hui un passage obligé en matière de pilotage des politiques publiques. Bénéfique sous certains aspects, son utilisation dans le domaine éducatif se heurte encore cependant à un certain nombre de limites

Depuis une trentaine d’années, développement du New Public Management oblige, l’évaluation est devenue l’alpha et l’oméga de la bonne gouvernance, y compris dans le secteur public. Tenu lui aussi de rendre des comptes sur ses résultats, le système éducatif n’échappe pas à la règle. La chose ne va cependant pas de soi. D’une part, parce que réduire une réalité aussi complexe que celle de l’enseignement à des données chiffrées est un exercice délicat. De l’autre, parce que malgré ses aspects positifs, l’évaluation telle qu’elle se pratique aujourd’hui en milieu scolaire reste souvent imprécise et peu efficace en termes prédictifs. C’est ce que démontrent Siegfried Hanhart et Georges Felouzis, tous deux professeurs au sein de la Section des sciences de l’éducation (FPSE), dans un ouvrage collectif réunissant des spécialistes issus de la pédagogie expérimentale, de la sociologie, de l’économie et de la science politique*.

Dépasser le manichéisme

«Les discours sur l’évaluation qui circulent dans l’espace public sont souvent très manichéens, explique Siegfried Hanhart. Beaucoup d’arguments sont avancés, notamment dans les médias, sans être étayés de manière scientifique. Plutôt que d’encenser ou de condamner l’évaluation, cet ouvrage vise donc à faire le point, à partir de résultats de recherche empiriques, sur les possibilités offertes par cet outil aussi bien que sur ces limites.»

Sur le versant positif, les auteurs mettent notamment en évidence l’effet stimulant que peut jouer l’évaluation sur le système éducatif. En donnant une image même imparfaite de ce qui se passe à l’intérieur des écoles, elle offre en effet une base de discussion objective permettant de dépasser les querelles de chapelles et d’identifier plus précisément les sources de dysfonctionnement.

Au début des années 2000, les résultats des premières enquêtes Pisa, effectuées dans les 34 pays membres de l’OCDE et dans de nombreux Etats partenaires afin d’évaluer le niveau global des élèves au terme de la scolarité obligatoire, ont ainsi provoqué un puissant électrochoc parmi les nations mal classées (dont l’Allemagne, par exemple). «En Suisse, ces résultats ont permis un bond en avant spectaculaire qui a trouvé sa concrétisation avec l’entrée en vigueur du concordat HarmoS, le 1er août 2009, complète Siegfried Hanhart. Ce texte, qui harmonise pour la première fois au niveau régional la durée des degrés d’enseignement, leurs principaux objectifs et le passage de l’un à l’autre, n’aurait sans doute pas été accepté aussi rapidement si l’idée que chaque canton est trop particulier pour que les résultats de son système scolaire puissent être comparés à ceux des autres ne devienne progressivement impossible à défendre.»

Risque de dérives

Autre élément pouvant être perçu comme un atout: le surcroît de transparence que l’évaluation apporte au système éducatif. Longtemps régi en interne par le biais de règlements, de normes et de pratiques propres à la profession d’enseignant, le monde de l’éducation est aujourd’hui tenu de rendre des comptes, notamment à l’Etat et aux associations de parents d’élèves. Or, dans la mesure où c’est la collectivité qui finance l’école, il paraît tout à fait légitime qu’elle dispose d’un droit de regard sur ce qui se passe dans les classes. L’argument doit cependant être nuancé. Car, comme le relèvent les chercheurs, l’augmentation du poids des usagers au détriment de celui des professionnels dans la définition des buts institutionnels visés par le système éducatif ainsi que des moyens mis en œuvre pour y parvenir comporte aussi certains risques de dérive. Au premier rang desquels celui de privilégier des objectifs dictés par des considérations d’ordre politique plutôt que par des principes pédagogiques ayant fait leurs preuves.

A ce premier bémol, s’en ajoute un autre qui tient à la nature même des procédures d’évaluation utilisées actuellement. Ces méthodes reposent en effet sur l’idée que l’on peut définir des fonctions de production pour l’école comme on le fait pour les autres secteurs de l’économie. Or, il est extrêmement difficile de mettre en relation les performances d’une activité telle que l’enseignement avec les moyens engagés. Dans la multitude de facteurs qui participent à la formation d’un individu, il y a en effet beaucoup d’éléments qui ne sont pas quantifiables. Constituant pourtant des facteurs fondamentaux de la réussite scolaire, des critères tels que la qualité du leadership, la discipline à l’école et en classe ou les relations entre enseignants et élèves sont ainsi totalement absents des tests d’évaluation standardisés adoptés dans la plupart des pays de l’OCDE.

«Le danger, c’est de voir se développer une vision utilitariste de l’école, avec l’émergence d’un système axé uniquement sur la performance au sein duquel les enseignants seraient tentés de centrer leurs activités sur des acquis mesurables par des tests afin de bien figurer dans les classements et donc d’attirer les meilleurs élèves, commente Siegfried Hanhart. Cela conduirait indéniablement à limiter l’ampleur de l’enseignement et à négliger des éléments qui, pour être moins tangibles (comme le développement personnel, par exemple), n’en restent pas moins essentiels à la formation d’un individu.»

Centrées sur quelques branches (lecture, mathématiques, sciences), les études de type Pisa ont également comme inconvénient d’offrir des résultats dont la pertinence est toute relative pour les employeurs. Comme le montre l’article signé par Jean-Marc Falter, maître d’enseignement et de recherche au sein du Département d’économie politique de la Faculté des sciences économiques et sociales, les compétences évaluées par les enquêtes internationales ne reflètent pas forcément celles qui sont recherchées sur le marché du travail. La Finlande, par exemple, figure ainsi systématiquement en tête des études PISA alors que le chômage chez les jeunes y est plus élevé que dans la moyenne des pays de l’OCDE.

«Durant très longtemps, on s’est servi des évaluations pour montrer que plus le niveau d’éducation était élevé, plus les chances de trouver un emploi étaient grandes, explique Siegfried Hanhart. Mais dans les faits, les choses sont beaucoup plus complexes que cela. Si on entend réellement améliorer le système de formation, il faut se donner les moyens de répondre à un certain nombre de questions: Comment visibiliser les compétences, quels types de compétences sont mises en valeur sur le marché du travail et comment faire en sorte que les individus qui n’ont pas acquis ces compétences puissent rattraper leur retard?»

De la théorie à la pratique

Enfin, comme le relèvent plusieurs contributions, il existe encore un important fossé entre les données que peut aujourd’hui fournir la communauté scientifique en termes d’évaluation et l’usage qui est fait de ces résultats par les décideurs politiques. En théorie, la finalité de l’évaluation consiste à guider les réformes en validant ou en infirmant des hypothèses futures. Dans les faits cependant, ce lien est rarement direct et les relations entre l’analyse des performances des élèves et les choix nationaux en matière éducative restent peu développées. «Dans beaucoup de pays, les résultats des évaluations standardisées sont utilisés comme des instruments de communication en direction des citoyens et non comme un véritable outil destiné à dresser un bilan des politiques scolaires conduites dans une période donnée», confirme Siegfried Hanhart.

Pour s’en tenir à ce seul exemple, le Ministère français de l’éducation a ainsi récemment édicté un document affirmant que l’augmentation de la taille des classes ne pénalisait pas les performances des élèves en vue de justifier un plan d’économie. «Dans le cas présent, le problème, c’est qu’une autre enquête menée par le même ministère parvenait à des conclusions contraires et que l’on sait, notamment par des études américaines de très grande ampleur, que ce sont précisément les élèves qui sont le plus en difficulté qui souffrent le plus de l’augmentation de la taille des classes, explique Georges Felouzis. Au-delà d’un usage très problématique de l’évaluation, cet exemple est intéressant dans la mesure où il nous rappelle que la logique du politique et celle de la science sont fondamentalement différentes. Là où les premiers attendent des vérités définitives, les seconds ne peuvent en effet que proposer un "non-faux" provisoire.»

Vincent Monnet

«Gouverner l’éducation par les nombres? Usages, débats et controverses», par Georges Felouzis et Siegfried Hanhart (éds), Raisons éducatives, De Boeck, 231 p.