Campus n°106

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n°106 décembre 2011-janvier 2012
Recherche | Chimie

Un nouveau catalyseur pour une chimie plus sûre

Un nouveau catalyseur permet de réaliser une réaction chimique très spécifique et asymétrique: elle choisit de préférence la production d’une seule version d’une molécule dont il existe deux formes qui sont l’image miroir l’une de l’autre

La synthèse en chimie organique peut être comparée, en simplifiant, à un gigantesque mécano. Les pièces du jeu sont des molécules plus ou moins élémentaires dont l’ingrédient structurel est l’atome de carbone disposé sous forme de chaînes ou de cycles et sur lesquels sont accrochés des atomes d’hydrogène, d’oxygène, d’azote, etc. Toute l’habileté du chimiste de synthèse consiste à développer des techniques capables d’accrocher ces molécules les unes aux autres, au bon endroit et en faisant le minimum d’erreurs. Dans cette discipline, la conception de tout nouvel outil moléculaire est le bienvenu, le nombre de combinaisons possibles entre les pièces du jeu étant assez proche de l’idée que l’on pourrait se faire de l’infini.

Et c’est exactement ce qu’ont accompli Peter Kündig, professeur au Département de chimie organique de la Faculté des sciences, et ses collaborateurs Masafumi Nakanishi, Dmitry Katayev et Céline Bésnard. Dans un article paru dans la revue Angewandte Chemie du 1er août 2011, ils montrent comment, dans une molécule facile à obtenir dans le commerce, on peut défaire une liaison entre un carbone (C) et un hydrogène (H) pour créer une nouvelle liaison entre deux carbones. Les chercheurs ont créé de cette manière une nouvelle molécule plus complexe: une indoline fusionnée. Celle-ci, qui est une entité structurelle présente dans beaucoup de produits naturels biologiquement actifs, représente un intérêt considérable pour l’industrie pharmaceutique.

Une performance

Cette opération est déjà en soi une performance, les liaisons H-C, de loin les plus fréquentes, étant aussi les plus difficiles à détruire. Mais ils ont fait mieux. L’indoline fusionnée existe sous deux formes quasiment identiques, sauf que l’une est l’image miroir de l’autre sans être superposables, comme la main gauche et la main droite. En chimie, on appelle ces molécules des énantiomères. La particularité de l’outil développé par Peter Kündig et son équipe est qu’il est capable de fabriquer de préférence l’une des deux formes, au détriment de l’autre, avec un rendement qualifié de «très bon».

«La chiralité – à savoir cette propriété d’asymétrie – est un paramètre très important, explique Peter Kündig. De la même manière que l’on ne peut pas mettre la main gauche dans un gant droit, une molécule «gauche» ne peut pas entrer dans un récepteur ou une cible ajustée pour une molécule «droite». Il se trouve que les systèmes biologiques, dont nous sommes faits, sont chiraux tout comme un grand nombre de molécules utilisées en médecine. Résultat: selon l’énantiomère utilisé, l’effet thérapeutique est parfois radicalement différent.»

L’exemple le plus connu de cette asymétrie est le thalidomide. L’un des énantiomères de ce médicament soigne efficacement les nausées matinales des femmes enceintes. Malheureusement, l’autre entraîne des déformations corporelles importantes chez le nouveau-né. Et comme la méthode de fabrication de ce composé produit les deux formes en quantités égales, le médicament a provoqué une tragédie humaine de la fin des années 1950 jusqu’à son retrait en 1961. Autre exemple parmi des milliers, l’éthambutol qui se révèle être un antituberculeux efficace. Malheureusement, l’image miroir de cette même molécule risque de rendre aveugle.

Brique de base

Pas étonnant dès lors que la recherche sur les énantiomères, et surtout sur la manière de favoriser une forme par rapport à l’autre, ait pris de l’importance en chimie organique. L’indoline est particulièrement concernée par ces efforts puisqu’elle représente une brique de construction de base dans de nombreux procédés chimiques utilisés dans l’agrochimie et la médecine. On la retrouve, entre beaucoup d’autres substances, dans la vinblastine, une toxine utilisée entre autres pour lutter contre les cancers de la vessie et du système lymphatique, et la strychnine, un alcaloïde qui peut agir, selon le dosage, comme un stimulant ou une neurotoxine violente.

Pour arriver à leur résultat, les chimistes genevois se sont appuyés sur des travaux antérieurs ayant permis la découverte des réactions de couplages croisés catalysés grâce au palladium. Ce champ de recherche a valu le Prix Nobel de chimie en 2010 à l’Américain Richard Heck, et aux Japonais Ei-ichi Negishi et Akira Suzuki. Ces trois chercheurs ont développé, dans les années 1960 et 1970, des techniques permettant à des atomes de carbone, appartenant à deux molécules différentes, de se lier entre eux. Ce qui revient à attacher ensemble deux petites molécules organiques pour en obtenir une plus grande. Ils y sont parvenus en utilisant des catalyseurs contenant un atome de palladium dont les propriétés électrochimiques permettent justement d’approcher suffisamment les atomes de carbone pour qu’ils établissent une liaison stable entre eux.

L’avantage de ces trois réactions, portant chacune le nom de leur inventeur, est leur efficacité et leur rendement important tout en utilisant des quantités minimales de palladium. Elles permettent la synthèse, à l’échelle industrielle, de composés plus complexes. La réaction dite de Negishi, par exemple, a rendu possible la production de la discodermolide, un composé découvert récemment dans une éponge de la mer Caraïbe (Discodermia dissoluta) qui s’avère être particulièrement toxique pour les cellules tumorales.

La réaction de Heck est utilisée pour la production industrielle d’un anti-inflammatoire, d’un médicament contre l’asthme ou encore d’une substance utilisée pour le traitement de surface de puces électroniques. Quant à celle de Suzuki, elle sert notamment à produire, en milliers de tonnes, un composé qui protège les cultures contre les champignons, sans parler de toutes les applications qui sont encore à l’état de recherche et développement.

Initialement concentrées sur la formation de liaisons C-C, ces réactions de couplage croisé ont évolué pour inclure la formation de liaisons C-N et C-O. «Puis, au cours des dix dernières années, on a vu l’émergence de réactions tentant de cliver les liaisons C-H pour créer à la place une liaison C-C, explique Peter Kündig. Nous ne sommes donc pas les premiers à réaliser cette opération, très délicate. Mais notre pari, c’était aussi d’obtenir une réaction asymétrique afin de produire l’énantiomère que l’on désire. Un tel outil serait d’une très grande puissance dans le domaine de la synthèse organique.»

La «réaction Kündig»

Pari tenu grâce au nouveau catalyseur développé par les chimistes genevois contenant, comme il se doit, du palladium ainsi qu’une molécule organique qui assure une bonne sélectivité. Cette dernière se monte à 33 contre 1, c’est-à-dire que la réaction produit 33 énantiomères corrects pour un faux. Un résultat «très bon» et une «première mondiale», selon Peter Kündig. La particularité de la «réaction Kündig» est qu’elle se déroule à 140° C au moins. En dessous de ce seuil, il n’est pas envisageable de faire bouger une liaison C-H. A cette température, le processus est stable, grâce à la molécule organique mise au point par l’équipe genevoise. La «réaction Kündig» souffre néanmoins d’une faiblesse de taille. L’industrie chimique utilise en général des catalyseurs capables de réaliser la même réaction entre 1000 et 100 000 fois de suite avant d’être remplacés. C’est la seule façon d’arriver à produire des grandes quantités de substances actives. Le catalyseur genevois s’essouffle pour l’instant après seulement 20 cycles.

Anton Vos