Campus n°107

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n° 107 février-mars 2012
Dossier | FPSE

Ces jeux vidéo bons pour la santé

Contrairement à ce que l’on pourrait penser, le fait de jouer beaucoup à des jeux vidéo d’action peut produire des effets bénéfiques sur la vision, l’attention et la prise de décision. Une forme de transfert rarement observée avec d’autres types de jeu

Il y a dix ans, personne n’aurait pensé que l’on puisse trouver des effets positifs aux jeux vidéo d’action dans lesquels l’activité principale consiste à tuer le plus d’ennemis possible. Aujourd’hui, Daphné Bavelier, professeure en neurosciences cognitives à la Section de psychologie, n’hésite pas à l’affirmer.

La chercheuse est arrivée à ce constat totalement par hasard, alors qu’elle travaillait encore à l’Université de Rochester, dans l’Etat de New York. Un de ses collaborateurs mettait alors au point un programme destiné à mesurer l’attention visuelle dans le cadre d’une recherche auprès de personnes sourdes. Le problème, c’est qu’en testant le logiciel sur lui-même et quelques amis, le doctorant obtenait systématiquement des résultats bien plus élevés par rapport à ce que rapportait la littérature scientifique. En revanche, quand Daphné Bavelier s’y est collée à son tour, le score obtenu retombait à la normale. Le bug n’en était pas un. Les chercheurs ont vite trouvé que le point commun entre tous les cobayes, en dehors du fait qu’ils étaient amis, était leur passion pour les jeux vidéo d’action.

Facile à détecter

«Nous avons donc commencé à étudier cette corrélation, explique Daphné Bavelier. Il en ressort que l’entraînement à ces jeux d’action produit des effets bénéfiques non seulement sur la capacité à gagner des parties à ces mêmes jeux mais aussi sur la vision (la capacité à distinguer les contrastes ou de remarquer des petits détails au milieu d’une foule d’informations diverses), sur l’attention (l’aptitude à ignorer tout ce qui ne se rapporte pas à la tâche présente) et la prise de décision. De plus, les adeptes de ces jeux d’action apprennent plus vite dès qu’on les place dans un nouvel environnement. Nous avons été surpris de constater à quel point ces effets sont très faciles à détecter. Il nous suffit d’une dizaine de sujets pour pouvoir les mesurer.»

En dehors du fait qu’ils démentent une croyance très répandue (les jeux vidéo sont nocifs), ces résultats sèment aussi le trouble parmi les psychologues puisqu’on pourrait peut-être avoir affaire à un phénomène de transfert, bien que les connaissances soient encore insuffisantes pour l’affirmer formellement.

Les scientifiques savent pourtant depuis très longtemps que si l’on s’entraîne à une tâche, on devient meilleur précisément dans cette tâche. Mais dès que l’on modifie légèrement l’exercice, que le contexte change un peu, il faut tout recommencer. La spécificité de l’entraînement est très haute. Autrement dit, il n’y a pas, ou alors très peu, de transfert.

Si l’on change la configuration géométrique d’un échiquier, par exemple, les experts de ce sport perdent totalement leur avantage. Leurs performances sont élevées uniquement dans le cadre des règles de base des échecs. De la même manière, les personnes qui ont passé plus de 10 000 heures à jouer au tétris (ce jeu qui voit tomber des formes simples qu’il faut emboîter en les faisant tourner) sont devenues excellentes dans la rotation mentale des formes similaires à celles du jeu. Mais dès qu’on leur demande de faire le même exercice avec des objets différents, elles se retrouvent au même niveau que le tout-venant.

Pire: dans d’autres expériences, des sujets se sont entraînés à des petites tâches visuelles simples se déroulant sur une partie de l’écran. Après quelque temps, le même exercice a été projeté sur une autre partie de l’écran, mobilisant ainsi une autre partie de la rétine du volontaire. Toutes les capacités acquises lors de la première séance d’entraînement ont été perdues.

L’amélioration des compétences des joueurs de jeux vidéo, mises en évidence par les expériences menées par Daphné Bavelier aux Etats-Unis (elle n’est installée à Genève que depuis l’été dernier), a, quant à elle, été mesurée en laboratoire, dans un environnement qui n’a plus rien à voir avec celui, ludique, d’une console. Ce qui plaide pour l’hypothèse du transfert.

«Ces tests comprennent des tâches de psychophysique ou de psychologie expérimentales dont le seul point commun avec les jeux vidéo est qu’elles se déroulent sur un écran, précise Daphné Bavelier. On leur fait suivre des signaux lumineux et des bips, la tête calée pour ne pas bouger et ce durant une heure et demie. Ce n’est pas fun du tout.»

Cela dit, les jeux d’action violents ont aussi leurs aspects négatifs. Mais, curieusement, ils ne sont pas si faciles à mesurer, à l’exception d’un seul qui est d’ailleurs le mieux documenté de tous: les enfants qui passent du temps à jouer le prennent sur celui qui devrait servir à faire leurs devoirs. Des expériences ont montré que le fait de distribuer des consoles de jeu à certaines familles affecte les résultats scolaires de la progéniture au fur et à mesure de l’année. Ce résultat est bien entendu valable aussi pour les jeux d’action violents.

Mais ce qui inquiète encore davantage Daphné Bavelier, c’est le phénomène d’addiction. Les jeux vidéo seraient-ils susceptibles d’augmenter le taux de ce comportement pathologique, notamment chez les enfants? Aucune recherche ne s’est penchée sur cette question, l’addiction chez l’enfant n’étant pour l’instant pas un concept dont se sont emparées les neurosciences. Quant au fait de savoir si de tels passe-temps peuvent augmenter l’agressivité des joueurs, les effets à long terme restent contestés. Les dernières études longitudinales sont arrivées à la conclusion qu’ils contribueraient à 1 ou 2% du comportement violent d’une personne.

Sur le court terme, en revanche, des expériences ont révélé un effet qui dure une dizaine de minutes après une séance de massacre virtuelle de vingt minutes. «Si on demande à ce moment au joueur anglophone de compléter un mot de quatre lettres qui commence avec un K, il aura une tendance très nette à préférer kill (tuer) à knit (tricoter), par exemple», souligne Daphné Bavelier.

Ce genre d’étude a toutefois le désavantage de buter contre les limites de l’éthique. Il est difficile de justifier la nécessité d’une expérience qui prévoit de forcer des sujets à jouer à des jeux violents dans le but de mesurer l’accentuation d’un comportement agressif. Cette barrière tombe toutefois dès lors que l’on s’intéresse aux effets positifs.

50 heures de jeu

«Dans notre laboratoire, après avoir comparé les joueurs et les non-joueurs, nous avons étudié des sujets qui se situent entre les deux, poursuit Daphné Bavelier. Nous avons mesuré leurs performances à des tests en laboratoire puis nous les avons obligés à jouer durant 40 ou 50 heures, étalées sur plusieurs semaines. Une fois ces séances forcées terminées, nous avons répété les tests du début. Là encore, nous avons détecté un effet causal très net chez les sujets qui ont joué aux jeux d’action violents et quasi inexistant chez ceux qui se sont consacrés à d’autres types de jeux.»

Cela dit, la chercheuse genevoise aimerait confirmer que l’ingrédient violence n’est pas indispensable pour obtenir les mêmes résultats. Vérifier cette hypothèse nécessiterait cependant de mettre la main sur un jeu qui ait la même dynamique que celle qui anime le best-seller Call of Duty, par exemple, la violence en moins. Or, un tel produit n’existe pas encore dans l’industrie du divertissement.

C’est pourquoi Daphné Bavelier a décidé d’en fabriquer un. Son ambition est de faire mieux que les serious games qui ont bourgeonné un peu partout depuis dix ans sous la forme d’une ribambelle de mini-jeux. Toutefois, pour concevoir un jeu d’action qui fasse l’affaire, c’est-à-dire qui soit d’une complexité suffisante, qui exige une attention de tous les instants et qui joue autant sur l’espace que sur la gestion du temps (sans même parler du graphisme), il faut compter un financement de plusieurs dizaines de millions de francs. Les serious games ne sont jamais parvenus à offrir un tel spectacle, leur déroulement étant trop linéaire et unidimensionnel pour pouvoir donner lieu à un quelconque transfert mesurable.

Pour parvenir à ses fins, la chercheuse genevoise, qui ne dispose pas d’un budget sans limite, a réussi à monter une collaboration qui comprend des professionnels de l’industrie du divertissement. Le projet est en cours et, tant qu’à faire, il prévoit non seulement de bannir la violence mais aussi d’ajouter du contenu plus intéressant comme des tâches de mathématique ou de physique intuitives.