Campus n°107

Campus

n° 107 février-mars 2012
Dossier | FPSE

Les souvenirs dessinent le futur

La mémoire autobiographique d’un individu archive les souvenirs ayant un lien avec ses buts et son identité. Elle structure le passé, modèle le présent et permet même d’imaginer le futur. C’est également un terrain d’investigation de premier choix pour les thérapeutes désirant comprendre les difficultés psychologiques

Faites le test: rappelez-vous le souvenir de trois épisodes de votre vie dont vous estimez qu’ils ont le plus contribué à forger votre identité. Qu’ils soient joyeux ou tristes, spécifiques ou généraux, empreints ou non d’une certaine tension, tout est bon à prendre. Pour Martial Van der Linden, professeur de psychopathologie et neuropsychologie cognitive à la Faculté de psychologie et des sciences de l’éducation, ce petit recueil de «souvenirs définissant le soi» – limité à trois chapitres par les contraintes de la méthode scientifique mais qui pourrait en contenir beaucoup plus – ouvre une voie royale pour sonder l’intimité du fonctionnement psychologique d’une personne, découvrir les conflits non résolus ou l’origine des troubles émotionnels. En bref, cette classe spécifique de souvenirs, faisant partie de la mémoire autobiographique plus vaste, représente, pour le chercheur, un outil d’investigation psychologique nouveau et efficace.

Automatiquement stocké

La mémoire autobiographique comprend, au sens large, tous les souvenirs qui ont un lien avec les buts et l’identité d’un individu. Elle s’implémente sans cesse. Chaque épisode de la vie sans exception (brossage de dents, trajet vers le lieu de travail, rencontre dans le tram…) est traité en direct par un système appelé «mémoire de travail centrée sur soi». Celui-ci construit et structure l’événement (en fonction de nos valeurs, de nos buts ou encore de nos croyances) de manière à en faire un «moment psychologique» qui est alors automatiquement stocké dans la mémoire épisodique.

Cette construction de souvenirs peut varier d’une personne à une autre, surtout en fonction de l’état psychologique. C’est ainsi que le chercheur genevois a remarqué que des personnes, placées dans une situation identique (parler devant une audience, en l’occurrence), construisent des «moments psychologiques» très différents de cet épisode selon qu’elles souffrent ou non d’anxiété sociale.

En effet, le lendemain de l’exposé, l’anxieux, beaucoup plus centré sur lui-même, ne retient que les éléments qui, pour lui, sont allés de travers: bafouillage, maux de ventre, incohérence dans son discours, etc. En d’autres termes, il se rappelle de préférence tout ce qui alimente justement sa peur de s’exprimer en public et qui représente pour lui un danger.

L’orateur non anxieux, en revanche, est sensible au public qui l’écoute, mesure l’ambiance, estime l’intérêt que suscitent ses paroles. Il retiendra de l’exercice une large palette d’impressions et d’informations et, surtout, des événements positifs impliquant un lien social.

«Ce genre d’expérience démontre le caractère constructif de la mémoire autobiographique qui peut aller, dans certains cas, jusqu’à la fabrication de faux souvenirs», précise Martial Van der Linden.

Faire le tri

Sur cette masse de «moments psychologiques» qui grandit continuellement, le cerveau effectue ensuite une sélection. Sur le long terme, seuls certains souvenirs restent facilement accessibles, la plupart d’entre eux ayant, en apparence, disparu – certains chercheurs considérant cependant qu’ils restent présents et peuvent nous influencer inconsciemment. Ainsi, si l’on se remémore aisément et avec précision le brossage de dents du matin, en y associant même des détail contextuels comme des images, des odeurs et des sons, cet événement s’estompe dans les limbes de la mémoire après seulement quelques jours. En revanche, la rencontre avec un ami longtemps perdu de vue, du moment qu’elle s’accorde avec ses buts et ses valeurs, demeurera présente de longs mois, voire plus.

Selon les modèles psychologiques en vigueur, pour rester facilement accessible sur le long terme, un souvenir autobiographique doit donc être connecté à deux entités. La première rassemble les «périodes de vie» et les «événements généraux», c’est-à-dire l’ensemble des connaissances générales qui constituent le récit de la vie de l’individu (son curriculum vitae au sens large, en quelque sorte). La seconde (le self conceptuel) concerne l’identité de la personne, c’est-à-dire sa personnalité, ses valeurs, ses croyances, ses buts, etc.

«Parmi ces souvenirs autobiographiques, nous nous sommes intéressés, avec Claudia Lardi, chercheuse à la Section de psychologie, à une sous-catégorie très particulière, à savoir les souvenirs définissant le soi (SDM pour Self Defining Memories), précise Martial Van der Linden. Tout le monde en a un certain nombre. Ils remontent régulièrement à la conscience comme une petite mélodie que l’on se répéterait souvent. Nous avons étudié plusieurs populations différentes sous cet angle. D’abord des étudiants sans difficultés psychologiques particulières, ce qui nous a permis de vérifier que ces SDM représentent effectivement une porte vers le fonctionnement psychologique individuel. Puis nous nous sommes intéressés à des personnes souffrant de schizophrénie, ce que nous avons été les premiers à faire.»

Outil intéressant

Dans la revue Memory du 17 janvier 2009, par exemple, les chercheurs ont montré que les schizophrènes se rappellent d’autant de SDM que les participants sains mais que les thématiques sont différentes. Chez ces patients, les souvenirs sont plus en lien avec l’hospitalisation, la stigmatisation ou les événements menaçant la vie. Ils contiennent beaucoup moins de réalisations personnelles ou de relations interindividuelles. Les personnes atteintes de schizophrénie ont également de la peine à extraire une signification particulière de leurs souvenirs et à faire des connexions avec leur identité.

A tel point que Martial Van der Linden estime que les SDM représentent un outil intéressant pour mieux comprendre les troubles psychologiques dont souffrent certaines personnes, les schizophrènes comme d’autres d’ailleurs. Ils pourraient également constituer une base pour intervenir, par exemple en améliorant la capacité d’extraire une signification de ses expériences passées.

«La mémoire autobiographique ne sert pas seulement à se souvenir des événements du passé et à se construire une identité, poursuit Martial Van der Linden. Elle contribue également à la capacité de se projeter dans le futur. Cette capacité sert notamment à planifier et à anticiper des événements, à réguler les émotions et, surtout, à assurer un sentiment de continuité personnelle.»

Ce lien entre passé et futur est indissociable. Le psychologue genevois a en effet montré, il y a longtemps déjà, que des amnésiques, qui ne peuvent se rappeler de certains événements les concernant, deviennent tout aussi incapables de s’imaginer dans l’avenir. Il a aussi remarqué que des personnes dont les souvenirs contiennent une grande richesse en détails imaginent un futur ayant le même foisonnement.

Plus récemment, l’équipe du psychologue genevois a effectué des observations similaires chez les schizophrènes. Ces derniers, qui ont déjà de la peine à se rappeler des éléments autobiographiques, rencontrent tout autant de difficultés à se projeter dans l’avenir. «C’est un peu comme si ces personnes étaient engluées dans le présent, précise-t-il. En résumé, tous ces résultats suggèrent que l’on construit le futur à partir des épisodes que l’on a gardés en mémoire pour les recombiner de façon flexible et plausible afin de se projeter dans le futur.»

Le chercheur genevois, en collaboration avec Arnaud d’Argembeau, actuellement à l’Université de Liège, et Claudia Lardi, a d’ailleurs élaboré un nouveau concept qui s’appelle, en référence aux SDM, les «projections dans le futur définissant le soi». Dans une étude qui est sous presse, ils ont demandé aux participants non pas de se rappeler des souvenirs mais de réaliser des simulations d’événements qui pourraient se produire et qui pourraient le mieux les définir.

Les résultats montrent que les personnes sont tout à fait capables d’effectuer cette tâche, qu’elles intègrent dans ces projections des réflexions sur la signification générale de l’événement imaginé et, enfin, que ces anticipations sont en lien étroit avec le sentiment de continuité personnelle et l’estime de soi.