Campus n°107

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n° 107 février-mars 2012
Dossier | FPSE

La mémoire de travail, source de l’intelligence

La mémoire à court terme permet de raisonner, calculer, lire, etc. Son contenu s’efface rapidement en fonction du temps qui passe, contrairement à la mémoire à long terme. Au cours de son développement, le cerveau devient plus efficace et réduit quelque peu son exposition à ce mécanisme d’oubli

Si l’Homo sapiens mérite son nom, c’est surtout à sa «mémoire de travail» qu’il le doit. C’est elle qui lui permet de raisonner, de traiter une partie d’un problème tout en gardant l’autre en réserve; de décoder les mots d’un texte tout en conservant le sens de ceux qu’il a déjà lus; d’effectuer mentalement des opérations mathématiques sans oublier les retenues. Bref, cette mémoire de courte durée est l’outil qui gère les activités cognitives les plus élevées de l’espèce humaine, celles qui lui ont valu le succès adaptatif fulgurant qu’on lui connaît et qui ont fait de lui un «animal pensant» par excellence.

Quel meilleur moyen, dès lors, si l’on veut mieux comprendre les mécanismes encore largement méconnus de l’esprit humain, que d’étudier cette mémoire de travail? C’est précisément la motivation de Pierre Barrouillet, professeur à la Section de psychologie. Ce spécialiste en psychologie du développement cognitif est l’auteur, avec la professeure Valérie Camos de l’Université de Fribourg, d’un modèle théorique visant à mieux décrire les processus d’effacement et de restauration de cette mémoire de travail. Une théorie qui suscite pour l’instant le débat, mais que le psychologue genevois consolide, article après article, depuis plus de cinq ans. Preuve en est les deux dernières publications sur le sujet, l’une parue dans le Journal of Experimental Child Psychology du mois de novembre et l’autre encore sous presse dans le Psychonomic Bulletin and Review.

Capacité limitée

«La mémoire de travail dispose d’une capacité très limitée, explique Pierre Barrouillet. On le remarque en faisant passer à des volontaires des tests très coûteux en ressources mentales alliant les fonctions de stockage et de traitement de données.»

L’expérience type consiste à demander aux participants de mémoriser une série de lettres apparaissant l’une après l’autre sur un écran d’ordinateur. Cependant, entre chaque lettre sont intercalés trois chiffres. Et sur chacun d’eux, les chercheurs demandent en plus d’effectuer une opération mathématique simple, additionner 1, et de donner le résultat. La série est allongée à volonté et, à la fin, le volontaire doit réciter toutes les lettres qu’il a rencontrées (et non les chiffres) et ce, dans le bon ordre.

Dans ces conditions, où l’attention est régulièrement détournée de la tâche principale, la moitié des adultes n’arrive pas à se souvenir d’une séquence de plus de six lettres. Chez les enfants, le score est nettement plus faible (moins de deux lettres en moyenne pour ceux de 8 ans et de trois pour ceux de 11 ans, par exemple) mais il augmente très régulièrement avec l’âge.

Pour expliquer ce qui rend le maintien des lettres en mémoire si difficile, Pierre Barrouillet et ses collègues estiment qu’un seul paramètre suffit: le temps. Tant que le volontaire se concentre sur sa lettre, la trace que cette dernière laisse dans la mémoire se renforce. En revanche, dès que son attention est accaparée par le premier chiffre distracteur, cette trace s’estompe d’autant plus fortement qu’il faut du temps pour effectuer l’opération demandée. Durant le court laps de temps libre qui suit, le volontaire restaure autant que possible le souvenir de la lettre jusqu’à l’arrivée du deuxième chiffre qui opère un deuxième coup d’effaceur et ainsi de suite.

Pour tester leur modèle, les chercheurs ont choisi de soumettre à l’expérience décrite ci-dessus une soixantaine d’enfants de 8 et de 11 ans issus d’une école primaire genevoise. Selon la théorie, les plus âgés obtiendront un meilleur résultat que les plus jeunes pour deux raisons. D’abord parce que leur plus grande expérience du calcul et le développement plus avancé de leur cerveau leur permettent d’effectuer l’opération mathématique plus rapidement et de réduire le temps durant lequel leur esprit est parasité par les chiffres. Ensuite parce que pour les mêmes raisons, ils sont capables d’une restauration plus efficace que leurs camarades plus jeunes durant le temps libre entre deux chiffres. Ces deux arguments, selon les auteurs, devraient expliquer la quasi-totalité de la différence de score observée entre ces deux classes d’âge.

«Pour le démontrer, nous avons modifié les paramètres de l’expérience de façon à ôter les deux avantages dont bénéficient naturellement les plus grands et de mettre tous les enfants sur un pied de parfaite égalité», poursuit Pierre Barrouillet. Les chercheurs ont d’abord demandé aux grands d’additionner 2 aux chiffres au lieu de 1. La première opération demande plus de temps que la seconde. Juste assez pour que le temps passé à calculer soit le même chez les grands et les petits, soit environ 1,3 seconde. Ensuite, pour les plus jeunes, la plage de repos entre deux chiffres a été rallongée afin qu’ils aient le temps de faire le même travail de restauration que les plus âgés.

Scores identiques

«Le facteur de rallongement a été calculé précisément, note Pierre Barrouillet. Il a été obtenu à partir d’expériences préalables sur les temps de réaction des uns et des autres lors de tâches diverses et simples. Finalement, en opérant ces deux modifications, nous avons observé ce que nous espérions: les enfants de 11 et de 8 ans ont obtenu exactement les mêmes scores.»

Les détracteurs du modèle genevois s’opposent à cette vision des choses sur un point essentiel. Pour eux, lorsque le volontaire s’évertue à résoudre le calcul, ce n’est pas le temps qui crée l’oubli mais les interférences provoquées par la nouvelle tâche. Le fait d’effectuer des opérations mathématiques sur les chiffres créerait de nouvelles représentations mentales qui s’empileraient en quelque sorte sur celles formées par les lettres et les dégraderaient. Le temps, lui, ne jouerait aucun rôle durant cette phase. Il n’interviendrait que lors du processus de restauration.

C’est pour contrer cet argument que Pierre Barrouillet et ses collègues ont monté une autre expérience impliquant cette fois des adultes et dont les résultats sont à paraître dans le Psychonomic Bulletin and Review. La tâche principale est toujours la même: mémoriser une série de lettres séparées par une série de trois opérations mathématiques. La différence, cette fois-ci, est que les volontaires sont soumis à des équations simples et qu’ils doivent indiquer, en appuyant sur un bouton, si elles sont justes ou fausses, des erreurs s’étant glissées dans les listes. Et, surtout, ces équations sont écrites en chiffres (2 x 3 = 6), puis, lors d’un autre passage, en toutes lettres (deux x trois = six). Le traitement de la première version, les psychologues le savent depuis longtemps, prend beaucoup moins de temps que celle de la deuxième. Le temps de restauration entre les opérations, lui, demeure rigoureusement fixe.

Le modèle genevois prédit que les performances des volontaires seront différentes puisque plus le temps nécessaire au traitement des chiffres est long, plus l’oubli des lettres mémorisées sera important. Selon la théorie concurrente, en revanche, il ne devrait pas y avoir de différence puisque ce n’est que l’interférence, supposée identique dans les deux cas, qui joue un rôle dans l’effacement du souvenir des lettres.

Résultat: les scores obtenus avec les équations en chiffres sont 20% plus élevés que ceux atteints avec les équations en toutes lettres. Plus surprenant encore: cette proportion reste inchangée lorsque les volontaires doivent maintenir en mémoire des formes visuelles plutôt que des lettres. Avantage Genève, donc.

La vaine machine à rendre intelligent

Les recherches de Pierre Barrouillet, professeur à la Section de psychologie, touchent à ce que l’être humain a de plus précieux, à savoir la mémoire de travail. Selon les psychologues, le développement intellectuel dépend en effet en grande partie du développement de cette faculté. Il se trouve en effet que les capacités de cette mémoire efficace à court terme varient d’une personne à l’autre et qu’elles sont un très bon indicateur du niveau d’intelligence.

«Les tests que nous avons développés et dans lesquels nous contrôlons très précisément le paramètre du temps (lire ci-contre) sont en mesure d’évaluer cette capacité, précise Pierre Barrouillet. Et nous avons montré dans une étude récente que les résultats que nous obtenons ainsi sont, chez les enfants, d’excellents prédicteurs des performances scolaires. Dans le cadre restreint d’une de nos expériences, nos tests se sont même avérés plus performants que ceux qui ne prennent en compte que le niveau social auquel appartient l’élève.»

Pour le psychologue genevois, toutefois, il serait audacieux de retourner la proposition et d’affirmer que le fait d’entraîner la mémoire de travail aura une répercussion bénéfique sur l’intelligence générale. Il est indéniable qu’en répétant un grand nombre de fois les tests cognitifs mis au point par les chercheurs, les volontaires augmentent leurs performances à ces mêmes tests. Au cours des dernières années, plusieurs travaux sont cependant allés plus loin et ont prétendu avoir observé un «transfert» de ces performances vers des tests d’intelligence générale, dont les scores se seraient accrus de manière significative.

«Cela fait un siècle environ que l’on prétend régulièrement avoir observé ce genre de transfert, dans lequel un entraînement d’un type d’activité conduit à un accroissement de l’intelligence, note Pierre Barrouillet. Mais tout aussi régulièrement paraissent ensuite des papiers démontrant la fausseté de ces découvertes. Et ce dernier épisode ne fait pas exception. Au cours d’un récent congrès, l’un des plus grands spécialistes au monde, Randall Engle, de l’Institut de technologie de Géorgie aux Etats-Unis, a présenté des résultats solides laissant penser qu’une fois de plus, il n’y aurait pas d’effet du tout.»

Tant pis pour la machine à rendre intelligent.