Campus n°107

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n° 107 février-mars 2012
Recherche | Inégalités

La précarité à la carte

Outil d’aide à la décision en matière de politique urbaine, le second rapport du Centre d’analyse des inégalités territoriales cerne avec une précision jamais atteinte les poches de pauvreté du canton de Genève

Dresser une carte aussi précise que possible des inégalités à Genève: tel est l’objectif assigné au Centre d’analyse des inégalités territoriales (CATI). Fondé en 2009 à l’initiative du Conseil d’Etat et piloté depuis par le Laboratoire d’économie appliquée de l’Université, ce dernier vient de rendre son deuxième rapport après une première étude sur le logement réalisée en mars 2010. Synthétisant l’ensemble des données disponibles à ce jour sur la situation sociale des Genevois, ce document montre que la précarité concerne surtout les communes de la couronne suburbaine, ainsi que la ville de Genève. Au-delà de la confirmation du clivage assez net qui existe entre ville et campagne, il permet surtout d’identifier avec une précision jamais atteinte jusqu’ici les quartiers les plus exposés. Explications avec les deux cosignataires de cette étude, Giovanni Ferro-Luzzi, responsable du CATI et directeur de l’Observatoire universitaire de l’emploi, et Pierre Kempeneers, adjoint scientifique au sein de l’Institut d’économie appliquée de la Faculté des sciences économiques et sociales.

Enrayer la précarisation

«Genève est une ville en pleine croissance, explique Giovanni Ferro-Luzzi. Si elle entend échapper aux problèmes qui touchent la plupart des grands centres urbains aujourd’hui, où l’on voit apparaître des quartiers laissés progressivement à l’abandon devenir de véritables zones de non-droit à l’intérieur desquelles la population est livrée à elle-même – avec les conséquences que l’on peut imaginer en termes d’insécurité ou d’égalité des chances – il faut qu’elle se donne les moyens d’agir efficacement là où la situation est en train de devenir précaire. Or, la raison d’être du CATI est précisément de créer un outil permettant aux autorités de prendre les bonnes décisions en matière de politique sociale.»

Convaincus que le problème de la pauvreté est trop complexe pour être abordé de manière sectorielle, comme c’est encore souvent le cas aujourd’hui, les chercheurs du CATI ont d’emblée adopté une approche transversale axée sur le territoire afin d’être en mesure d’appréhender les zones en déréliction de manière globale.

Harmoniser les données

«Une étude française sur l’échec scolaire prenant en compte des facteurs comme le taux d’encadrement, le rapport nombre d’élèves/enseignants, le revenu des parents, etc. a récemment montré que la présence de frères et sœurs dans la même chambre était un facteur important d’échec scolaire, explique Giovanni Ferro-Luzzi. C’est le type d’exemple qui montre qu’une politique éducative ne prenant pas en compte la question du logement risque clairement de passer à côté de ses objectifs et qu’à l’inverse, une politique de logement social peut améliorer la performance scolaire.»

Dans cette perspective, la première étape du travail a consisté à rassembler puis à harmoniser le plus de données statistiques possible sur la situation des habitants du canton. Des éléments aussi divers que la situation économique des ménages, le logement, l’exposition au bruit, le taux de criminalité ou encore la prévalence des caries dentaires ont ainsi été pris en compte.

«Plus le nombre de facteurs analysés est élevé, plus l’image obtenue au final sera précise, commente Pierre Kempeneers. Hélas, nous manquons encore d’informations sur certains sujets importants comme l’échec scolaire, le coût des loyers, la densité d’habitants par logement ou encore la fortune personnelle. Mais c’est une lacune que nous espérons pouvoir combler dans les années à venir, notamment grâce aux résultats du prochain recensement cantonal.»

De cette masse de statistiques, les chercheurs ont tiré six indicateurs principaux (le revenu annuel brut médian, la proportion d’élèves d’origine modeste, le taux de bas revenus, le pourcentage de chômeurs, la part de bénéficiaires de subsides sociaux et d’allocation logement) afin d’obtenir une image hiérarchisée de la situation. Il en ressort que huit communes sont principalement frappées par la pauvreté. Il s’agit de Vernier, Onex, Chêne-Bourg, Carouge, Meyrin, Versoix, Lancy et Thônex. La ville de Genève se classe juste derrière, suivie de près par le Grand-Saconnex.

«On constate un recoupement important entre les communes désignées comme les plus précaires par notre étude et celles dans lesquelles le réseau d’enseignement prioritaire (REP) est déjà implanté, note Pierre Kempeneers. Ce recoupement a le mérite de mettre en évidence des formes de précarité qui restent cohérentes à l’échelon macro-économique (la commune) et micro-économique (l’école) alors même que les indicateurs utilisés ne sont pas identiques.»

A ce premier résultat, qui n’a rien de réellement surprenant, s’en ajoute un autre, moins attendu. Il concerne la cassure très importante existant entre les communes les plus précarisées et celles qui le sont le moins. Ainsi, il n’existe aucune commune cumulant trois facteurs de précarité, tandis que 28 d’entre elles n’en cumulent aucun.

Mieux cibler les actions

Autre élément novateur, le degré de détail fourni par l’étude permet de dépasser l’échelle communale pour identifier les sous-secteurs ou quartiers plus spécifiquement frappés par la précarité. Selon cette grille de lecture, dont le principal avantage est de faire apparaître une grande hétérogénéité de situations à l’intérieur même des communes, c’est le quartier des Libellules qui obtient le moins bon résultat, suivi par les Vernets puis par le quartier du Crève-Cœur à Versoix. De façon plus globale, sur les 475 sous-secteurs définis pour le canton, 71 sont précarisés et les deux tiers d’entre eux se situent en ville de Genève.

Permettant de mieux cibler les actions à mener, ces informations impliquent toutefois certains choix en matière de priorisation. «A Carouge, par exemple, le sous-secteur Fontenette-stade cumule six critères de précarisation, alors que le sous-secteur d’Acacias-Etoile n’en cumule que quatre, expliquent Giovanni Ferro-Luzzi. En revanche, la population résidente dans le premier quartier (455 habitants) est six fois moins élevée que celle du second (2852 habitants). Dans cette configuration, faut-il privilégier le nombre de critères rencontrés ou l’importance de la population résidente concernée?»

Aux yeux des auteurs du rapport, cette première synthèse cantonale sur les inégalités n’est toutefois qu’une première étape. Car si le rapport montre clairement que certaines zones du canton cumulent les handicaps, il ne dit rien du fonctionnement de cette spirale négative. Est-ce que le logement a un effet sur l’échec scolaire? Existe-t-il un lien entre la petite et moyenne criminalité et le taux de chômage? «Pour répondre à ce type de questions, nous devrons parvenir à dépasser la vision des inégalités en valeur absolue à laquelle nous avons abouti jusqu’ici, explique Pierre Kempeneers. Nous n’avons pas encore assez de variables explicatives pour aller plus loin dans l’analyse. Pour l’instant, il y a encore trop de bruit autour des données pour mesurer vraiment les relations qui existent entre elles. Pour aller plus loin, il nous faudra un certain recul dans le temps, ainsi qu’un certain nombre de données de type qualitatif.»

Dans l’intervalle, Giovanni Ferro-Luzzi insiste surtout sur la nécessité de manier les résultats obtenus avec précaution: «Il faut absolument éviter de stigmatiser davantage ces quartiers en les désignant comme des lieux à éviter. Sans quoi, le phénomène de ségrégation spatiale et de perte de diversité sociale va s’accentuer dans les quartiers déjà précarisés, tandis que l’on verra d’autres parties du canton se spécialiser toujours plus dans l’accueil des populations aisées.»

Vincent Monnet

Le rapport du CATI sur les inégalités territoriales est accessible dans son intégralité depuis ici.