Campus n°108

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n° 108 avril-mai 2012
Dossier | Astrophysique

Du côté sombre de l’univers

L’espace contient de la matière et de l’énergie noires. Sans elles, il serait impossible d’expliquer le mouvement des galaxies, la platitude de l’univers et son expansion accélérée. Le satellite européen Euclid tentera d’y voir plus clair dès 2019

Il y a quelque chose qui cloche avec l’univers. Si l’on s’en tient aux meilleures estimations concernant la quantité de masse et d’énergie qu’il contient, il ne fait aucun doute que les galaxies, leurs bras surtout, tournent trop vite et que leurs trajectoires ne sont pas orthodoxes. En plus, il est trop plat et sa taille augmente trop vite. En d’autres termes, à très grande échelle, les corps et les structures célestes semblent ne plus obéir aux lois de la nature, pourtant maintes fois confirmées. En fait, ce qu’il manque, pour réparer cette discordance, c’est de la masse et de l’énergie. Vingt fois plus que ce que l’on observe, pour être précis.

C’est donc pour réconcilier théorie et observation que les astrophysiciens ont introduit l’existence de la «matière noire» d’abord, puis de l’«énergie noire». Le problème, c’est qu’on ignore totalement de quoi il s’agit et que ces deux grandeurs, comme leurs noms l’indiquent, ne sont visibles par aucun télescope.

En revanche, raisonnent les chercheurs, s’il existe réellement de la matière et de l’énergie noires, elles doivent exercer une influence sur leur environnement, notamment sur la courbure de l’espace et donc, par exemple, sur la trajectoire de la lumière émise par les galaxies lointaines. Détecter cet effet est justement l’un des objectifs d’Euclid, un projet que l’Agence spatiale européenne (ESA) a récemment décidé de réaliser. Le lancement du satellite est prévu pour 2019 et l’Université de Genève fait partie de l’aventure.

Stéphane Paltani, maître d’enseignement et de recherche au Département d’astronomie, est en effet responsable du développement d’une partie de l’instrument VIS (Visual imager) d’Euclid, qui produira des images optiques de haute qualité. Il est également chargé de développer un certain nombre d’algorithmes ainsi que de mettre sur pied le centre suisse de traitement de données d’Euclid. Martin Kunz, chercheur au Département de physique théorique, coordonne, quant à lui, le groupe de travail sur la théorie relative à la matière et à l’énergie noires.

L’origine de la matière noire remonte à plusieurs décennies. C’est le mouvement des étoiles proches puis, surtout, celui des galaxies lointaines qui ont d’abord mis la puce à l’oreille des chercheurs. Leurs vitesses sont en effet bien trop élevées pour être expliquées par la force d’attraction exercée par la masse lumineuse qui les entoure, la seule observable depuis la Terre à l’époque. Depuis que l’on parvient à détecter les gaz interstellaires avec les télescopes X, on a remarqué qu’il existe dix fois plus de gaz que de galaxies. Mais cela ne suffit toujours pas. Pour expliquer les vitesses excessives des galaxies, il faudrait encore dix fois plus de masse.

Ensuite, c’est le mouvement des bras des galaxies spirales qui a étonné les chercheurs. La vitesse de rotation de leur extrémité est quasiment aussi élevée que celle des parties internes alors que la mécanique céleste élémentaire prédit qu’elle devrait être beaucoup plus faible. C’est un peu comme si chaque galaxie était englobée dans un halo de matière non visible, représentant à lui seul dans certains cas jusqu’à 90% de la masse de l’ensemble.

A cela s’ajoute un problème plus global: l’univers est désespérément plat. Aussi loin que l’on regarde, aussi finement que l’on mesure, l’espace ne présente aucune courbure détectable. Cette situation, selon les modèles théoriques en vigueur, n’est possible que si la densité de matière et d’énergie de l’univers atteint un seuil critique. Le souci, c’est que les astrophysiciens ont une idée assez précise de cette densité, en tout cas en ce qui concerne la matière ordinaire.

Et ce, grâce à la mesure de l’abondance de l’hélium, dont on connaît exactement la proportion par rapport aux autres éléments de l’univers. Il en ressort que les baryons (le terme scientifique qui désigne les particules de la matière ordinaire) ne contribuent qu’à hauteur de 4,5% de cette densité critique. Cela signifie que s’il n’existait que ce type de matière, l’univers aurait une courbure – négative – spectaculaire.

Il n’y a donc pas le choix: pour expliquer la platitude du cosmos, il faut de la matière noire, et en grande quantité. «On ne sait pas ce qu’est la matière noire, admet Stéphane Paltani. Ce que l’on sait, en revanche, c’est ce qu’elle n’est pas. Elle n’est pas ordinaire, on l’a vu. Elle n’est pas sensible à la force forte, sinon elle exercerait un effet mesurable sur les phénomènes de fusion nucléaire. Elle n’est pas électriquement chargée non plus, sinon elle ne serait pas noire mais visible. On a pensé un temps qu’il pouvait s’agir de neutrinos, mais même s’ils sont très nombreux, ils sont trop légers et trop rapides pour faire l’affaire. Il doit en réalité plutôt s’agir de particules lourdes.»

De grands espoirs ont été placés dans la théorie supersymétrique, qui attribue à chaque particule connue une particule supersymétrique. Ces dernières, dont la masse pourrait être suffisante, ont toutefois récemment subi un revers.

Les premiers résultats obtenus avec l’accélérateur de particules du CERN, le LHC, ont en effet exclu la validité des théories les plus simples de la supersymétrie. Le mystère reste donc total.

Il s’épaissit même par le fait que l’univers renferme probablement aussi de l’énergie noire. Car il y a encore un point qui turlupine les astrophysiciens, c’est que l’univers, contre toute attente, est en pleine expansion et que cette dernière, loin de se stabiliser, semble bien s’accélérer. «Quelque chose» pousse l’espace à s’agrandir. Et les physiciens l’expliquent par l’introduction du concept d’énergie noire.

Selon le consensus actuel, l’univers serait composé, en gros, de 5% de matière ordinaire, de 25% de matière noire et de 70% d’énergie noire.

«L’énergie noire est un concept contre-intuitif, explique Stéphane Paltani. Quand l’univers enfle, au lieu de voir la pression de l’énergie noire qu’il contient diminuer (ce qui serait logique), elle augmente. L’énergie noire ne se dilue pas comme la matière. S’il était possible d’avoir une bouteille d’un litre d’énergie noire et de la vider dans une baignoire de 100 litres, l’énergie noire remplirait toute la baignoire tout en conservant sa densité d’avant.»

Ce concept, qui s’apparente à une pression négative, est autorisé par l’équation principale de la relativité générale qui relie la forme de l’univers à l’énergie qu’il contient. Il se trouve que l’on peut ajouter à cette équation une constante dite cosmologique. On a longtemps pensé qu’elle devait valoir zéro. Mais avec la prise de conscience que l’univers subit une expansion accélérée, elle pourrait justement prendre une valeur non nulle et témoigner ainsi, de manière mathématique du moins, de la présence de la fameuse énergie noire, qui deviendrait ainsi une propriété intrinsèque de l'univers.

L’énergie noire devrait avoir comme effet, avec le temps, d’accélérer sans cesse l’expansion de l’univers et donc d’éloigner les galaxies les unes des autres. «Notre Voie lactée est un système qui tient bien ensemble par la force de gravitation, précise Stéphane Paltani. Elle ne sera pas écartelée par l’action répulsive de l’énergie noire, qui n’est, pour l’instant en tout cas, pas assez forte pour cela. Celle-ci ne peut avoir d’effet que sur une plus grande échelle, lorsque la densité de matière moyenne devient suffisamment basse. L’effet de la constante cosmologique (ou énergie noire) aurait d’ailleurs été indétectable au tout début de l’univers, quand la densité de matière était encore très importante.

En revanche, si l’on se projette plusieurs milliards d’années dans l’avenir, la Voie lactée existera encore sans doute mais, mis à part les Nuages de Magellan, la galaxie d’Andromède, M33 et quelques galaxies naines, pratiquement plus aucune autre galaxie ne sera visible dans le ciel. Les astrophysiciens du futur ne pourront donc jamais comprendre l’univers comme nous le comprenons aujourd’hui. Ils croiront être en son centre, puisqu’il n’y aura plus rien d’autre autour de la Voie Lactée. En tant qu’astrophysiciens, nous vivons juste au bon moment.»

La mission d’Euclid consistera à détecter les effets de la présence de la matière et de l’énergie noires. Le satellite mesurera, à l’aide d’un télescope optique, la déformation de l’image de galaxies lointaines, ce qui est la signature de la présence, entre la source et l’observateur, d’une masse assez importante pour être capable de courber l’espace. En réalisant des statistiques sur les clichés de près d’un milliard de galaxies, les chercheurs devraient pouvoir tracer une carte précise de la distribution de la matière noire dans l’univers et reconstituer son évolution dans le temps.

Euclid va aussi mesurer la taille de structures supragalactiques très spécifiques à des distances différentes de la Terre. Comme regarder loin dans l’espace revient à regarder dans le passé, les chercheurs pourront se faire une idée de la variation de la taille de ces structures au cours du temps. Autrement dit, ils pourront retracer l’évolution de l’univers et y déceler l’éventuel effet de la constante cosmologique, c’est-à-dire de l’énergie noire.