Campus n°108

Campus

n° 108 avril-mai 2012
Recherche | Génétique

L’épigénétique fait toute la différence

Le fonctionnement des gènes enfermés dans les cellules d’un individu peut subir des modifications en fonction des conditions environnementales. C’est le domaine de l’épigénétique, une science encore balbutiante

Les maltraitances vécues dans l’enfance ne restent pas seulement gravées dans l’esprit de la personne qui les a subies. Elles sont également susceptibles de s’imprimer durablement sur ses gènes. C’est en tout cas le résultat publié dans la revue Translational Psychiatry du 13 décembre 2011 par une équipe de chercheurs de la Faculté de médecine. Alain Malafosse et Nader Perroud, respectivement professeur et chef de clinique au Département de psychiatrie, Ariane Giacobino, privat-docent au Département de génétique et développement, et leurs collègues ont en effet observé l’existence d’une corrélation entre les violences physique ou psychique rapportées par les victimes, devenues adultes, et le degré de «méthylation» d’un gène précis qui code pour le récepteur des glucocorticoïdes (NR3C1).

La méthylation désigne le fait qu’une molécule, appelée groupement méthyle (CH3), vient se coller sur l’ADN. Les chercheurs se sont rendu compte il y a peu que ce phénomène, dit «épigénétique», peut, s’il se multiplie, perturber voire arrêter le fonctionnement de certains gènes. En l’occurrence, le gène que les chercheurs ont choisi d’étudier, le NR3C1, joue un rôle important dans la réaction physiologique au stress via son action sur l’axe hypothalamique-pituitaire-adrénal (qui correspond à un faisceau de neurones reliant l’hypothalamus dans le cerveau, l’hypophyse, juste à côté, et les glandes surrénales, au-dessus des reins). Il est avéré qu’un dysfonctionnement de cet axe peut entraîner le développement de psychopathologie comme le trouble de la personnalité baptisé borderline.

Les quelque 200 patients enrôlés dans l’étude souffrent justement soit de dépression sévère, soit du trouble de la personnalité borderline ou encore d’un syndrome de stress post-traumatique. Tous n’ont pas subi des violences dans leur enfance mais, lorsque c’est le cas, plus la maltraitance est forte, plus la méthylation s’avère importante.

Traumatismes violents

Ce résultat permet d’établir, pour la première fois, un hypothétique lien causal entre la maltraitance, la méthylation d’un gène, le dysfonctionnement d’un système physiologique et l’apparition d’une maladie. Il faut néanmoins préciser qu’il s’agit d’une corrélation statistique: toutes les victimes de maltraitance ne vont pas présenter le même profil de méthylation du gène de la NR3C1 et cette modification pourrait très bien être provoquée par d’autres traumatismes violents comme l’expérience d’une catastrophe naturelle ou d’un crash aérien.

Il n’en reste pas moins que cette étude apporte un élément nouveau dans le champ de recherche encore très jeune de l’épigénétique, une science qui s’intéresse à tous les processus influençant l’expression des gènes sans toucher au code génétique lui-même. Il existe d’autres molécules que les groupes méthyle qui viennent perturber le fonctionnement de l’ADN, comme les groupes phosphates, les microARN, etc. Mais la méthylation est la plus connue car la plus facile à étudier. Il existe d’ailleurs aujourd’hui des appareils capables en même temps de séquencer de l’ADN et de mesurer son taux de méthylation, nucléotide par nucléotide.

Le processus semble très précis. Sous l’action d’un mécanisme inconnu, les molécules s’accrochent en effet exclusivement à la cytosine (l’un des quatre nucléotides de l’ADN désigné par la lettre C dans le code génétique*), à condition que celle-ci soit située à côté d’une guanine (lettre G).

De plus, la méthylation n’affecte pas le gène directement mais son promoteur, c’est-à- dire une séquence située en amont et qui est indispensable pour la mise en route ou l’arrêt de sa transcription. L’accrochage d’un seul groupe méthyle sur un promoteur d’un gène n’entraîne pas de grandes conséquences.

Cependant, au-delà d’un certain seuil – une quinzaine ou une vingtaine –, le fonctionnement du gène est entravé, voire arrêté.

La méthylation d’un gène ne touche pas les cellules au hasard. Sous l’effet d’un stimulus extérieur, ce sont toutes les cellules d’un même tissu (foie, rein, poumons, cerveau, etc.) qui sont concernées simultanément.

«Nous observons une très bonne constance autant chez la souris que chez l’homme, précise Ariane Giacobino. Par exemple, si une toxine entraîne la méthylation du promoteur d’un gène précis dans les cellules du foie, on peut être sûr que toutes les autres cellules de l’organe hépatique présenteront la même perturbation...

Exposés à la famine

Peu de causes de la méthylation ont été mises en évidence. Une étude, parue dans les Proceedings of the National Academy of Sciences (PNAS) du 4 novembre 2008, a décrit la première.

On y apprend que des personnes ayant été exposées à la famine durant leur enfance au cours de l’hiver 1944-45 aux Pays-Bas présentent, soixante ans plus tard, un taux de méthylation du gène IGF2 (codant pour un facteur de croissance) plus faible que ce qui est observé chez des compatriotes ayant échappé à cet événement.

Ariane Giacobino, quant à elle, a montré, dans un article, paru dans la revue Reproduction du mois de février 2011, l’influence du méthoxychlore (un perturbateur endocrinien utilisé comme insecticide et soupçonné d’influencer la fertilité) sur la méthylation de plusieurs gènes chez la souris. Les observations ont été menées dans divers types cellulaires, dont des spermatozoïdes. La chercheuse a observé une association entre la perturbation de la méthylation et une infertilité chez les mâles.

En général, les chercheurs supposent que l’environnement au sens large exerce une influence sur la méthylation de l’ADN. En agissant sur l’expression des gènes, elle peut modifier le phénotype, c’est-à-dire un caractère observable de l’individu.

Le rôle biologique de la méthylation est d’ailleurs probablement adaptatif. Ce mécanisme offre aux organismes vivants une plus grande marge de manœuvre que leur seul code génétique, immuable tout au long de la vie. Selon les conditions de vie (nutrition, climat, traumatisme…), il permet de jouer sur l’expression des gènes afin d’adapter au mieux l’individu à son environnement, sans toucher à la séquence de l’ADN.

Jumeaux pas si identiques

Si la méthylation est, en théorie du moins, réversible, elle s’accumule avec le temps et accentue ainsi les différences entre individus.

Cette tendance est mise en évidence par des études effectuées sur des vrais jumeaux (monozygotes). L’une d’entre elles, parue dans les PNAS du 26 juillet 2005, montre que ces couples de frères ou sœurs en apparence identiques, s’ils possèdent un code génétique parfaitement semblable, ne partagent pas du tout le même profil épigénétique, qui dépend, lui, de l’histoire personnelle. Les différences de méthylation de l’ADN augmentent d’ailleurs avec l’âge et permettraient d’expliquer les petites variations physiques que l’on observe toujours entre les jumeaux.

Le plus curieux, c’est que la méthylation de l’ADN est également héréditaire. Elle est non seulement transmise d’une cellule mère à ses deux cellules filles après la mitose mais aussi d’une génération à l’autre dans les organismes complexes. Tous les changements épigénétiques portés par les gamètes mâles et femelles sont en effet conservés lors de la fécondation, le zygote portant les marques de ses deux géniteurs. Un effacement total de la méthylation a certes lieu durant le développement embryonnaire mais il semble qu’il soit imparfait dans certains cas. Une étude a ainsi montré que certaines méthylations se retrouvent jusqu'après trois générations bien que de manière de plus en plus atténuée.

«Le décryptage du code génétique a représenté le grand défi scientifique de la décennie passée, estime Ariane Giacobino. Depuis, un grand nombre de données ont été rassemblées. Elles permettent désormais de s’intéresser aux petites variations entre individus à l’intérieur de la même espèce. Dans cette optique, l’épigénétique, qui vient ajouter une couche de complexité supplémentaire dans une machinerie génétique déjà suffisamment alambiquée, est appelée à jouer un rôle majeur.

* Le code génétique est formé des quatre nucléotides que sont l’adénine (A), la guanine (G), la thymine (T) et la cytosine (C). On les appelle aussi les bases et elles constituent les longs brins de la double hélice d’ADN, présente dans toutes les cellules des organismes vivants. Le code génétique de l’être humain compte environ 3,2 milliards de paires de bases.