Campus n°110

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Dossier | LIVES

Un désordre bien rangé

Une équipe du Pôle de recherche national LIVES a suivi durant trois mois, et jusqu’à leur expulsion, la vie de migrants ayant occupé les jardins désaffectés des Prés-de-Vidy à Lausanne

Trônant sur une table d’appoint, montée au milieu d’un terrain jonché de déchets, un ange doré contemple le campement de fortune qui l’entoure. Est-ce un ange gardien? Dans ce cas, son pouvoir protecteur n’est pas sans limites. En effet, le 30 mars 2012, dans les anciens jardins familiaux des Prés-de-Vidy à Lausanne, la Municipalité expulse ceux qui l’ont amené là, des squatters qui s’y sont installés au cours des six mois précédents.

Spécialiste des migrations et de la précarité, Nasser Tafferant a suivi les trois derniers mois de la vie de ce camp éphémère. Comme ce terrain est situé sur le chemin qu’il emprunte chaque jour pour se rendre à son travail, c’est assez naturellement que ce sociologue, membre du Pôle de recherche national LIVES, décide d’en faire un sujet d’étude. Avec Raul Burgos Paredes, assistant à l’Institut des sciences sociales de l’Université de Lausanne, il a ainsi côtoyé les immigrants afin de comprendre leurs trajectoires de vie. Bien acceptés, une fois les réticences et la méfiance initiales surmontées, ils ont collecté des informations et des photographies qui ont nourri une exposition, Living the Squat, Countdown of an Expulsion, qui s’est tenue au mois de juin passé dans le hall d’Uni Mail à Genève*.

Des squatters dans les prés

Les jardins des Prés-de-Vidy ont été fermés en été 2011 en prévision d’un vaste projet urbanistique qui comprend une dizaine de bâtiments d’habitation, un stade de football et une piscine olympique. Profitant de cette période de vacances, de nouveaux habitants, hommes célibataires, couples et familles, sont venus s’installer discrètement dans les cabanons abandonnés. En majorité venus de Roumanie, mais aussi de Colombie, d’Equateur, du Sénégal, du Maroc et même d’Espagne et d’autres pays d’Europe de l’Ouest, les squatters ont eu le temps d’organiser une vie familiale, sociale et économique.

«L’ange doré a siégé durant les trois mois que nous avons passés là-bas, explique Nasser Tafferant. Il a traversé toutes les intempéries de l’hiver. Pour la famille qui vivait là, ce n’est pas une babiole. Ce petit ange nu fait partie des meubles et les accompagne partout. Sa couleur dorée symbolise la fortune à venir.»

L’apparence du désordre

Pour l’heure, cependant, les occupants des jardins des Prés-de-Vidy se contentent de peu de choses. «La cuisine, par exemple, se borne à une table rudimentaire et quelques ustensiles, note le sociologue. Contrairement à ce que l’on pourrait penser, c’est une cuisine aménagée, répondant aux besoins quotidiens des migrants. Le désordre n’est qu’apparent. Chaque ustensile possède une fonction précise et est rangé à sa place. Le thermos électrique sert de simple carafe (il n’y a pas de courant). Les chaises et la table, que l’on devine, sont placées avec soin sur un tapis, comme dans un living en plein air. C’est loin d’être un bazar.»

Les cabanons de jardinage ont servi d’abri à une moyenne de 60 squatters. Des «relations de voisinage» ont été établies. Mais la solidarité n’est pas automatique, la méfiance est plus répandue. Les immigrés d’Amérique latine et les Sénégalais, qui ont transité par l’Espagne, se sont installés dans une même zone et ont beaucoup communiqué entre eux grâce à une langue commune. Du côté des Roumains, en revanche, plusieurs groupes se sont constitués. Un couple a même été tenu à l’écart, exclu par ses compatriotes.

«Les conditions de vie étaient rudes, se souvient Nasser Tafferant. Les migrants étaient inégalement exposés. Certains cabanons étaient bien isolés et il y faisait bon. D’autres masures en parpaing et en ciment suintaient l’humidité et le froid.»

Le terrain compte de nombreux déchets. En réalité, ce sont surtout des déchets de déchets. Les squatters ont mis à profit leurs ressources personnelles et leurs compétences pour exploiter au maximum les choses abandonnées. De ce point de vue, le squat est un véritable centre de recyclage, comme en témoigne, par exemple, un sapin de Noël fabriqué avec des tissus, des nappes et des couvertures récupérés. «La vie continue, coûte que coûte», souligne Nasser Tafferant.

Mal du pays

Chaque jour, les squatters se rendent en ville. Certains mendient mais la plupart décrochent des petits boulots au noir. D’autres ont créé un garage à ciel ouvert, une famille fabrique des objets artisanaux et joue de la musique dans les rues. Un Français d’origine sénégalaise a même décroché un emploi légal dans une entreprise locale. Il y est parvenu grâce à un camarade du squat qui, lui, n’était pas en règle avec ses papiers et sa situation de migrant.

L’argent ainsi gagné est en grande partie englouti dans l’achat de produits de première nécessité, très chers en Suisse. Le surplus sert à préparer le départ, une perspective toujours présente. «Les décideurs politiques ignorent ce point capital, estiment Nasser Tafferant. En majorité, les squatters de Vidy, ayant perdu leurs illusions concernant l’hospitalité de la Suisse et souffrant du mal du pays, ne désirent qu’une seule chose: rentrer chez eux et rapporter le maximum d’objets qu’ils pourraient revendre dans leur pays. L’un des problèmes c’est que, contrairement à une idée reçue, la plupart des migrants que nous avons rencontrés n’ont pas de véhicules. Ils dépendent tous de passeurs, parfois prohibitifs, d’amis ou de membres de la famille possédant une voiture pour venir et repartir.»

En fait, de nombreux migrants ont organisé eux-mêmes leur départ avant que l’expulsion ne soit exécutée. Au moment de l’arrivée des représentants de l’ordre, le 30 mars, il ne restait sur place plus qu’une trentaine de personnes, les plus vulnérables, c’est-à-dire les familles. Elles espèrent encore un ultime retournement de situation, comme il y en a déjà eu beaucoup par le passé – trois tentatives antérieures d’expulsion ont en effet échoué.

D’ailleurs, au dernier moment, les migrants se ruent avec toutes leurs affaires dans une serre – ayant abrité autrefois des cochons – située juste en dehors de la parcelle et sur laquelle ils s’étaient discrètement renseignés. Il faudra une cinquième et ultime opération d’évacuation pour vider les lieux de ses habitants. A l’heure actuelle, ce dernier refuge ainsi que tous les cabanons des jardins des Prés-de-Vidy ont été détruits. Et les squatters ont fui vers d’autres cieux.

*La prochaine exposition est prévue à la rentrée 2012 à l’Ecole d’études sociales et pédagogiques de Lausanne. Informations:

www.lives-nccr.ch/fr/expo