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Le passage sans glace

A bord du voilier suisse «Chamade», Stéphane Goyette, chercheur à l’Institut des sciences de l’environnement, a franchi le mythique passage du Nord-Ouest. Une expédition grandement aidée par le réchauffement climatique. Récit

«Quand on entreprend un voyage dans les régions arctiques et que l’on ne rencontre ni neige ni glace, c’est assez perturbant.» Stéphane Goyette, maître d’enseignement et de recherche à l’Institut des sciences de l’environnement, est d’autant plus bouleversé qu’il est un spécialiste des changements climatiques et que c’est la première fois qu’il voit de ses propres yeux l’étendue des dégâts: le passage du Nord-Ouest, autrefois bloqué au moins partiellement par les glaces tout au long de l’année, s’ouvre à lui sans résistance. Pire: en ce mois d’août 2011, lui et l’équipage du voilier suisse Chamade, croisent sur une eau libre d’iceberg et de banquise et passent devant des rives totalement nues, à l’aspect désertique et n’abritant que çà et là un glacier langoureux.

Banquise absente

L’expédition est paradoxale. L’idée de Marc Decrey, capitaine de Chamade, un voilier de 12 m, et de Sylvie Cohen, journaliste et co-skipper du bateau, est de profiter du réchauffement des pôles pour emprunter un passage mythique longtemps resté impraticable et de démontrer par la même occasion que le climat global commence à débloquer. Le bateau compte également à son bord une caméraman, Laurence Bolomey, et un artiste peintre, Matthieu Berthod. Du 3 août, date du départ d’Upernavik, village de la côte ouest du Groenland, au 24 août, jour d’arrivée au port de Cambridge Bay, le soleil est au rendez-vous, le vent et même les ours blancs. La banquise, elle, est demeurée aux abonnés absents.

En arrivant au Groenland, le chercheur de Genève est d’emblée frappé par la température étonnamment douce dans la baie de Baffin. A 73° de latitude Nord, l’air est à 14°C et l’eau à 8°C. Les enfants se promènent en manches courtes, et il n’y a aucune trace de neige.

«La partie orientale de la baie de Baffin, qui sépare le Canada du Groenland, regorge néanmoins d’icebergs, surtout près des côtes, explique Stéphane Goyette. C’est déjà ça. Mais ces glaçons, souvent gigantesques, ne se sont pas détachés de la banquise. Ils sont produits par les glaciers qui se jettent dans la mer. Cette région est d’ailleurs la plus importante fabrique d’icebergs de l’hémisphère Nord.»

La traversée de la baie de Baffin n’est donc pas une partie de plaisir. Les membres de l’équipage se relayent pour prendre leurs quarts à tour de rôle afin d’éviter toute collision avec ces obstacles dérivant. Durant le premier jour, il faut véritablement serpenter entre les icebergs. Au cours de cette première étape, Marc Decrey pense avoir aperçu au loin, se confondant avec l’horizon, la limite sud de la banquise mais il n’est alors pas question d’aller vérifier de plus près, la météo faisant mine de se gâter.

L’observation est de toute façon sujette à caution car l’année 2011 a failli battre tous les records de fonte. Le National Snow Ice Data Center des Etats-Unis la place en effet au deuxième rang en ce qui concerne la surface minimale de la banquise arctique avec 4330 millions de km2, soit à peine 160 000 km2 (0,003%) de plus qu’en 2007, le record absolu en la matière (les perspectives pour 2012 sont plus sombres encore). Au moment du voyage de Chamade, la limite de la banquise se trouve donc beaucoup plus au nord.

Ours polaire

Quoi qu’il en soit, après trois jours de navigation, le bateau s’engage enfin dans le détroit de Lancaster, l’entrée du passage du Nord-Ouest emprunté pour la première fois en 1903 par le navigateur norvégien Roald Amundsen. Soudain, après avoir jeté l’ancre dans l’anse de Dundas, l’équipage aperçoit un ours polaire nager à 50 m du voilier avant de se rendre à terre et de disparaître derrière une colline. L’honneur de la visite est éclipsé par l’impression que l’animal doit être passablement désorienté dans un paysage qui a subi de grandes transformations ces dernières années, transformations qui risquent de lui être fatales.

En entrant dans le passage, toute trace de glace ou de neige disparaît. Le paysage est désertique, pelé, rocailleux. Après quelques jours de voile, l’équipage fait escale dans le premier lieu habité du passage du Nord-Ouest, Resolute Bay, un village de 251 habitants, et décide d’y rester quelques jours. «Les habitants nous ont raconté qu’il y a seulement cinq ans, il fallait encore un brise-glace pour dégager le passage au bateau de ravitaillement qui venait une fois l’an en été, explique Stéphane Goyette. Aujourd’hui, il n’y a plus rien. A peine un fragment de glace perdu, pas plus grand que cette table de restaurant.»

Comme pour confirmer l’impression née dans l’anse de Dundas, les gens de Resolute Bay livrent un autre témoignage: le nombre de cadavres d’ours polaires, noyés, augmente de manière significative. «La banquise est leur bouée de sauvetage, précise Stéphane Goyette. Ils chassent depuis la banquise, se déplacent sur la banquise, etc. Sans ce support, les bêtes en sont réduites à chercher de la nourriture dans l’eau et à nager sur des kilomètres et des kilomètres. Ils meurent alors souvent de faim et d’épuisement.»

En piquant vers le sud, à travers le détroit de Peel, Chamade poursuit son périple somme toute assez tranquille. «Les plus grandes difficultés ont été les coups de vent soudains, se souvient le chercheur de Genève. Il faut être un marin confirmé pour négocier ces brusques coups de tabac. D’autres fois, au contraire, nous devions avancer au moteur.» Des bancs de brouillard entrecoupent de temps en temps le voyage.

Premier bateau suisse

En arrivant à Gjoa Haven, du nom du bateau de pêche utilisé il y a un siècle par Roald Amundsen pour le même voyage, l’équipage helvétique peut considérer avoir traversé sans encombre le passage clé du Nord-Ouest. Avec une eau constamment à 6°C, aucun morceau de glace n’a survécu pour les en empêcher. Chamade, qui a ensuite poursuivi sa route vers Cambridge Bay, Tuktoyaktuk, Herschel, Barrow et Nome en Alaska, est le 147e bateau à avoir officiellement parcouru le passage du Nord-Ouest mais c’est le premier à porter le pavillon suisse.

«Je ne peux rien conclure sur la base de mon seul voyage, analyse Stéphane Goyette. Il est possible que, durant l’été suivant, le détroit de Peel soit de nouveau pris dans la glace. Mais la tendance à long terme est inéluctable. L’épaisseur de la banquise s’amincit d’année en année, et la quantité de vieille glace, dans les régions plus proches du pôle, diminue. L’un dans l’autre, le passage du Nord-Ouest sera de plus en plus navigable.»

Anton Vos

Références: «Quand le Pôle perd le nord, le passage du Nord-Ouest à la voile», par Sylvie Cohen et Marc Decrey, Ed. Slatkine, 2012, q50 p, DVD inclus.