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Dossier | préhistoire
Plonjon hors du lac
Menacé par un projet de plage artificielle, un village lacustre de la rade genevoise datant de l’âge du Bronze est en passe d’être totalement fouillé. Petit plongeon dans l’histoire d’une population qui comptait d’excellents charpentiers et bijoutiers
L’opération de sauvetage du site lacustre du Plonjon, au large des Eaux-Vives à Genève, est sur le point de se terminer. De ce village littoral, composé de maisons sur pilotis, occupé entre 1070 et 858 av. J.-C., il ne reste aujourd’hui que des pieux enfoncés dans l’argile du Léman et quelques restes d’outillage en pierre ou en bronze dissimulés sous le sable. Ces vestiges, de première importance pour comprendre ce qui a représenté la toute première agglomération genevoise, sont menacés par le futur projet de la plage des Eaux-Vives qui prévoit de gagner beaucoup de terre sur le lac. C’est pourquoi une équipe d’archéologues-plongeurs dirigée par Pierre Corboud, adjoint scientifique au Laboratoire d’archéologie préhistorique et anthropologie de la Faculté des sciences, s’est lancée dans l’inventaire intégral du site avant que les remblais ne le recouvrent irrémédiablement. Les travaux ont commencé en 2009 et se terminent à la fin de cette année. L’analyse des données remontées à la surface (des centaines de pieux en bois ont été récupérés) occupera toute l’année 2013.
De quand datent les plus anciennes occupations littorales à Genève?
Pierre Corboud: En 4000 av. J.-C. déjà, des groupes profitent d’un retrait des eaux pour occuper la terrasse littorale ainsi libérée. Ensuite, au cours des millénaires, installations et abandons se succèdent au gré de la variation du niveau du lac. Quand l’eau est haute, les gens s’établissent sur des situations plus élevées mais de ces habitations, il ne reste quasiment plus rien. Nous avons toutefois trouvé récemment sous le parc La Grange des vestiges d’un de ces villages riverains, particulièrement bien conservé. La période entre -1070 et -858, celle qui concerne le site du Plonjon, à l’âge du bronze final, représente le dernier établissement construit et occupé dans la Rade.
A quoi ressemble la rade de Genève en l’an 1000 av. J.-C.?
A cette époque, pour des raisons climatiques, le niveau du lac est environ 3 m plus bas qu’aujourd’hui. Le Rhône ne s’écoule plus, ou alors seulement par quelques ruisseaux qui se jettent plus loin dans l’Arve. Il est arrêté par le Banc de Travers, ce haut-fond argileux d’origine glaciaire qui s’étend d’une rive à l’autre entre les jetées des Pâquis et des Eaux-Vives. C’est sur cette terrasse émergée que des villages sont installés. Le plus ancien établissement de cette époque, occupé vers 1070 av J.-C., est celui qui se trouve en face des Pâquis (appelé station des Pâquis A). Ensuite l’habitat se déplace un peu, vers la station des Pâquis B (totalement disparue aujourd’hui) et au Plonjon. C’est dans ce dernier endroit que l’occupation finit par se concentrer jusqu’en 858 av. J.-C.
Pourquoi les hommes se sont-ils installés si près de l’eau, à la merci des crues et des tempêtes?
Ces périodes durant lesquelles le niveau du lac est bas coïncident avec de relatives sécheresses. Les rivières coulant moins, il faut, pour subvenir aux besoins domestiques, se rapprocher de la seule réserve d’eau douce de la région, à savoir le lac. Ou plutôt les lacs, puisque plus de 756 sites palafittiques sont répertoriés dans tout l’espace de l’Arc alpin, en Suisse, en France, en Italie, en Allemagne, en Autriche et en Slovénie. Une petite soixantaine d’entre eux a été découverte dans le Léman. Et c’est évidemment pour se protéger des crues ou des vagues violentes que peut provoquer une forte bise que les maisons ont été surélevées.
Les maisons n’étaient donc pas construites au-dessus de l’eau, comme le montrent les premières représentations des cités lacustres du XIXe siècle?
Non. Plusieurs modèles circulent dans les milieux scientifiques mais en ce qui concerne le Léman, nous sommes persuadés que les gens se sont toujours établis sur sol sec. Les lacustres connaissaient la variabilité du niveau du lac et ses brusques sautes d’humeur. Ils ont donc toujours construit des maisons avec des planchers surélevés à une hauteur que j’estime entre 50 et 80 cm du sol. En l’an 1000 av. J.-C., l’architecture de ces maisons est nettement plus sophistiquée qu’au Néolithique (de 5500 à 2200 av. J.-C.). Leur largeur était de quatre rangées de pieux, les assemblages par tenons et mortaises dominent, le plancher est soutenu par des consoles insérées directement dans les pieux, etc. En d’autres termes, s’ils étaient capables de ces prouesses technologiques, c’est qu’ils les maîtrisaient et les utilisaient déjà auparavant, dans des zones dites terrestres. Vivre sur un plancher comporte des avantages sanitaires, comme celui d’éviter de vivre au contact de l’humidité du sol, de réduire l’accès à la vermine, etc. Ils ont simplement adapté leur technique en s’installant au bord de l’eau.
Quelle est la particularité du village du Plonjon?
La spécificité du Plonjon, c’est que le site a été habité sans interruption durant plus de deux siècles. En règle générale, les périodes d’occupation de villages littoraux sont des multiples de vingt ans. On pense que ce rythme est lié à la durée de vie des cabanes et peut-être aussi à la durée d’une génération. D’après les résultats obtenus grâce aux observations ethnoarchéologiques et à l’archéolgie expérimentale, une cabane construite avec une couverture en plaquettes de bois ou en chaume de blé ne tient pas plus de deux décennies. Passé ce délai, la maison est tellement abîmée qu’il faudrait entièrement la refaire. Les hommes de cette époque préféraient sans doute l’abandonner et en construire une autre. Cela dit, nous devons encore découvrir à quel genre d’occupation correspondent les positions des pilotis du Plonjon. Le village s’est-il déplacé à un certain moment? Y a-t-il eu deux hameaux contemporains qui se sont réunis en une seule agglomération? Ce sont des questions auxquelles la dendrochronologie, la technique qui nous permet de dater le bois en mesurant l’épaisseur des cernes, nous aidera à répondre.
De quoi vivaient les habitants du Plonjon?
C’étaient des agriculteurs. Ils élevaient des animaux domestiques et cultivaient des céréales. Pour compléter leur alimentation, ils chassaient et pratiquaient sans doute aussi la pêche mais, bizarrement, nous n’avons pas encore retrouvé de hameçon alors que l’on a récolté d’autres objets bien plus petits que cela. Nous devons encore tamiser certaines zones mais il semble que la pêche n’ait pas été leur activité favorite.
Ils avaient pourtant des pirogues, construites à partir de troncs évidés?
Oui, mais on en a retrouvé très peu. C’est un moyen de locomotion très instable et probablement assez rare. Il n’est pas sûr, d’ailleurs, qu’il ait servi pour pêcher puisqu’il est plus commode de le faire depuis le bord, en attendant la période de la fraie, puis de fumer le poisson pour le conserver. Ces pratiques étaient alors connues depuis longtemps.
En l’an -1000, ailleurs dans le monde, on construit des villes, des palais et bien d’autres constructions monumentales. En Suisse, on vit encore dans des cabanes en bois, même si elles sont sophistiquées. N’y a-t-il pas d’échanges entre ces civilisations?
Il est certain que des idées, des techniques et des objets circulent sur le continent européen. Mais on n’a pas trouvé en Suisse d’objets de prestige qui seraient venus du Proche-Orient. De temps en temps, on rencontre des éléments déroutants. L’un d’eux est une gravure rupestre retrouvée dans le Valais qui représente une peau de bovidé. Ce dessin ne symbolise rien de spécial ici tandis qu’il ressemble comme deux gouttes d’eau à la forme que l’on donnait à cette époque aux lingots de cuivre en Crête et en Turquie. Comment cette idée est -elle arrivée jusque dans les vallées alpines? Mystère! Cela dit, les habitants de la Rade avaient d’autres talents. Ils travaillaient notamment très bien le bronze. La précision des outils et la finesse des bijoux que nous avons trouvés, qui frisent parfois le kitch, n’ont rien à envier au reste du monde de cette époque.
Le site du Plonjon a soudainement été abandonné en 858 av. J.-C. Que s’est-il passé?
On pense que ce départ est lié à la remontée du niveau du lac mais nous n’en sommes pas encore totalement sûrs. Le village du Plonjon est en réalité plus concentré que prévu en direction du large. Nous avons découvert que les pilotis du côté du rivage sont relativement alignés et datent tous de la même année d’abattage. Nous en avons déduit qu’ils servaient à soutenir des chemins d’accès. Cela signifie que le terrain marécageux gagnait alors du terrain. L’eau commençait déjà à monter. Ensuite, en moins d’un demi-siècle, tous les villages littoraux du Léman ont été abandonnés au profit d’établissements plus élevés. Cela a touché tous les autres lacs de l’Arc alpin entre -858 pour la rade de Genève jusqu’en -813 pour le lac du Bourget. On pense que ce phénomène général et brutal est dû à des conditions climatiques défavorables. Cet épisode marque en tout cas la fin des habitats littoraux.
Les «lacustres» ont été idéalisés, surtout au XIXe siècle. Pour quelles raisons?
La Suisse, lorsqu’elle adopte sa nouvelle Constitution en 1848, se cherche en quelque sorte un ancêtre commun à tous ses citoyens afin de forger une identité nationale. Les lacustres, découverts en 1854, sont une véritable aubaine: on les trouve dans quasiment tous les lacs du plateau suisse, de Zurich à Genève, et ils possèdent une culture en commun. Ils sont alors récupérés pour alimenter le mythe identitaire national. On leur imagine une langue commune, on en a fait des hommes industrieux, sérieux et pacifiques. Ils vivent paisiblement sur leur plate-forme, à l’abri des étrangers. Il faut bien sûr relativiser tout cela. Il n’y a pratiquement aucune chance que ces hommes soient les ancêtres des Celtes qui ont suivi et encore moins des habitants de la Suisse d’aujourd’hui. Il y a eu tellement de mouvements de populations. Il faut également se méfier de la notion d’agressivité en préhistoire. Ces gens avaient sans doute tout ce qu’il fallait pour vivre tranquillement. Mais leur mode de vie demandait tout de même de contrôler et d’exploiter un certain territoire pour l’agriculture et la chasse. Il devait certainement exister des tensions entre les groupes. Elles pouvaient se résoudre par des mariages ou des alliances. Mais parfois aussi par la force.
La découverte des villages lacustresLes vestiges de pieux de bois plantés dans le sol des rives immergées sont connus de longue date des pêcheurs des lacs suisses. Ce n’est pourtant qu’en janvier 1854, lors d’une sécheresse hivernale exceptionnelle, que l’archéologue zurichois Ferdinand Keller fait le rapprochement entre ces pieux, apparus sur la rive émergée du village d’Obermeilen, au bord du lac de Zurich, et les images ethnographiques de villages indonésiens sur pilotis. Cette découverte va trouver un écho considérable dans le monde des archéologues. Ferdinand Keller est bientôt reconnu comme l’inventeur des premières «cités lacustres». Dans les mois qui suivent, des villages préhistoriques immergés sont découverts dans la plupart des lacs de Suisse. Dès les années 1860, de tels sites seront aussi signalés en Allemagne, en France et en Italie. Le premier site dans le Léman est découvert à Morges, au printemps 1854, par le géologue bernois Karl Adolf von Morlot. Avec un casque en fer sanglé sur ses épaules, il plonge et explore la cité lacustre, assisté par les scientifiques vaudois François Forel et Frédéric Troyon. A Genève, c’est le pharmacien et médecin Hippolyte-Jean Gosse qui signale, de 1854 à 1881, les premières stations lacustres du canton, situées dans la Rade sur les sites des Pâquis et des Eaux-Vives, puis sur la station de Versoix. |