Campus n°111

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«Wir sprechen Deutsch»

Même s’il n’a pas toujours bonne réputation, l’allemand est aujourd’hui une discipline phare de la formation scolaire. Une thèse retrace sa lente maturation depuis le premier cours public proposé en 1790 à Neuchâtel

Quel écolier n’a jamais pesté contre les subtilités du génitif, cette grammaire alambiquée ou ces listes de vocabulaires si fastidieuses à assimiler? Malgré sa mauvaise réputation, l’allemand occupe pourtant aujourd’hui une place de choix dans les programmes scolaires romands. Atout important sur le marché du travail (sa maîtrise pouvant rapporter 14% de salaire supplémentaire selon les calculs de François Grin, professeur à la Faculté de traduction et d’interprétation), la langue de Goethe aurait même le vent en poupe auprès des jeunes générations. En 2011, pour la première fois de l’histoire, il y a ainsi eu plus de Romandes au pair à Zurich que l’inverse.

Paradoxal? Pas tant que cela selon Blaise Extermann, historien de l’éducation, enseignant au Collège Voltaire et chargé d’enseignement à l’Institut universitaire de formation des enseignants (IUFE). Dans une thèse de doctorat qui fera l’objet d’une prochaine publication aux éditions Alphil, le chercheur genevois montre en effet que c’est en large partie grâce à sa complexité que l’allemand est parvenu à faire son nid au sein de l’Instruction publique. Le processus a cependant été long et -complexe, puisque plus d’un siècle sépare les premiers cours proposés à Neuchâtel (vers 1790) de la reconnaissance du statut des professeurs d’allemand à l’égal de leurs collègues dans les années 1940. Explications.

Une affaire privée

«Bien que cela puisse paraître difficile à concevoir aujourd’hui, l’enseignement public de l’allemand en Suisse romande n’avait rien d’une évidence jusqu’au milieu du XIXe siècle, explique Blaise Extermann. L’apprentissage des langues vivantes est en effet longtemps resté une affaire privée. Au sein des élites aristocratiques suisses, traditionnellement bilingues, l’usage était de se former au travers de séjours à l’étranger ou par l’intermédiaire d’une jeune fille au pair germanophone, voire d’un précepteur.»

Accompagnée par l’émergence de nouvelles institutions démocratiques et assignant un rôle plus large à l’Instruction publique, la Révolution française va sensiblement changer la donne. Et ce d’autant que la demande se fait de plus en plus forte, notamment au sein de couches de la population relativement modestes, pour qui le modèle traditionnel suppose d’importants sacrifices financiers.

Une éducation citoyenne

Sous tutelle prussienne entre 1707 et 1848, Neuchâtel est, somme toute assez logiquement, le premier canton à se lancer dans l’aventure en introduisant des cours publics d’allemand au collège dès les dernières années du XVIIIe siècle. C’est cependant sous l’impulsion des régimes radicaux (notamment dans les cantons de Vaud et de Genève), qui estiment qu’il est du devoir de l’Etat d’assumer l’éducation des citoyens, que le mouvement va se développer.

A l’inverse, les régions proches des frontières linguistiques (Valais, Fribourg, Jura actuel), qui sont aussi plus rurales et généralement catholiques, demeurent quelque peu à la traîne. Globalement, il faut attendre 1840 pour que tous les grands établissements romands proposent des cours d’allemand dans leurs programmes.

Erigé au rang d’idiome national de par son institutionnalisation au sein de l’Instruction publique, l’allemand est alors encore une discipline en gestation. Beaucoup reste à faire pour que son enseignement corresponde pleinement aux canons du collège classique et permette l’élaboration d’un plan d’études suivi sur plusieurs années.

L’étalon latin

Les langues vivantes, estiment en effet leurs détracteurs, n’ont pas leur place en classe. Selon eux, ce type de savoir essentiellement pratique est l’affaire des valets et des bonnes d’enfants. Et, de par la facilité avec laquelle il peut être acquis, il ne contribue en rien à «former l’honnête homme.»

L’allemand, répondent ses promoteurs, échappe à ce reproche. Et c’est sa chance. A l’image des langues classiques, il repose sur une grammaire solidement structurée, disposant de sa propre écriture (dite «gothique») et d’une solide assise littéraire incarnée par des auteurs comme Goethe ou Schiller.

Adoptant les méthodes et les pratiques utilisées en latin, discipline alors à la pointe de la modernité du point de vue scientifique, les premiers maîtres d’allemand – qui sont encore en majorité germanophones – vont s’efforcer de cultiver ces particularités comme autant d’atouts.

C’est donc en mettant un fort accent sur la grammaire et la littérature que la jeune discipline commence à se structurer. «Dans un premier temps, résume Blaise Extermann, il s’agit d’étudier l’allemand davantage que de le parler. Et pour ce faire, les enseignants se doivent de tenir un double discours en affirmant, d’une part, que leur discipline est suffisamment complexe pour être digne d’être étudiée et, d’autre part, que leur méthode est suffisamment facile pour garantir le succès.»

Transformer une pratique sociale en discipline scolaire n’est toutefois pas une entreprise aisée. Profitant de la large autonomie qui leur est laissée pour compléter leurs modestes revenus, les professeurs publient de nombreux manuels dans lesquels ils présentent leur méthode. Cependant, même lorsqu’ils sont de la même plume, ces ouvrages s’accordent mal entre eux et composent, au final, un ensemble plutôt hétéroclite.

Intervenant à partir des dernières années du XIXe siècle et à l’échelle européenne, la vaste réforme de l’enseignement des langues vivantes qui se concrétise sous le label de «méthode directe» a pour ambition de mettre de l’ordre dans ce paysage tourmenté. Basé sur l’idée qu’il faut privilégier l’apprentissage par imitation et l’expression orale, ce courant pédagogique va développer un discours d’une ampleur sans précédent sur la manière d’enseigner les langues vivantes.

Cela sous le regard bienveillant des responsables de l’Instruction publique, qui cherchent à rendre les programmes plus homogènes afin de pouvoir disposer de la même méthode pour l’école primaire, les écoles de jeunes filles, les formations commerciales et le collège.

Crise du bilinguisme

La situation évolue cependant une nouvelle fois avec le déclenchement de la Première Guerre mondiale. Sur le plan de la méthode se dessine alors une forme de -compromis entre les principes de la méthode directe et une approche plus théorique. Mêlant des récits, des illustrations, une grammaire savamment dosée et un vocabulaire ordonné de façon thématique, de nouveaux types de manuels font leur apparition. Ceux-ci se rapprochent de plus en plus du fameux Wir Spechen Deutsch auquel auront affaire plusieurs générations d’écoliers romands à partir de la fin des années 1950.

Mais la guerre ouvre aussi une grave période de crise entre les régions linguistiques du pays qui n’est pas sans conséquences sur le devenir de l’enseignement de l’allemand. Pourtant largement reconnu comme nécessaire à la culture générale, le bilinguisme subit alors un rejet massif. La montée du nationalisme suscite certes un regain d’intérêt pour les auteurs de langue allemande, mais celui-ci peine à compenser la hantise croissante des Romands de voir leur langue corrompue par des germanismes. Ce mouvement, qui prend parfois une tournure passionnelle, ne suffit toutefois pas à faire vaciller un édifice qui s’est entre-temps considérablement renforcé.

A l’aube des années 1920, l’allemand figure ainsi au plan d’étude de toutes les écoles d’enseignement général de Suisse romande. Il a également réussi à faire sa place au sein de l’université, tandis que le corps des maîtres d’allemand peut désormais s’appuyer sur une solide organisation et des associations professionnelles fortes, ce qui facilite grandement les échanges entre les représentants de l’enseignement secondaire et ceux de l’enseignement supérieur.

«Tout au long de la période étudiée, conclut Blaise Extermann, l’allemand reste une institution vive: ses enjeux complexes, ses liens multiples avec les disciplines académiques et avec les pratiques sociales lui impriment un mouvement constant. Le mandat des professeurs qui se chargent de l’enseigner en est d’autant plus crucial.»

Vincent Monnet

«Une Langue étrangère et nationale: histoire de l’enseignement de l’allemand en Suisse romande (1790-1940)», par Blaise Extermann, thèse de doctorat UNIGE 2012, n° FPSE 500. A paraître aux Editions Alphil, Presses universitaires suisses, mai 2013.