Campus n°113

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Tête chercheuse | Jean Senebier

Jean senebier: de la confusion à la lumière

Savant aux multiples facettes, le genevois a découvert que les plantes fixent le gaz carbonique et en tirent leur nourriture. Avec lui commence véritablement l’étude de la physiologie des végétaux

Au XVIIIe siècle, on ignore encore comment les plantes se nourrissent. L’alchimiste flamand Jean-Baptiste van Helmont a posé de manière scientifique, plus d’un siècle auparavant, les bases du problème : après avoir planté un saule dans un pot et l’avoir arrosé régulièrement durant cinq ans, il a mesuré une augmentation du poids du végétal sans commune mesure avec la faible diminution du poids de la terre. Van Helmont attribue ce gain de masse à l’eau. L’air, transparent et de composition inconnue, ne pourrait à ses yeux jouer ce rôle.

C’est Jean Senebier (1742-1809), pasteur et bibliothécaire genevois, qui, le premier, suggère la bonne réponse dans son ouvrage encyclopédique Physiologie végétale : Selon lui, ce sont les feuilles qui, sous l’action de la lumière, capturent le gaz carbonique contenu dans l’atmosphère pour l’utiliser comme nourriture et rejettent de l’oxygène. Non content d’apporter un élément essentiel à la compréhension du processus qu’on appelle aujourd’hui la photosynthèse, il offre aussi une description du cycle du carbone : «Les végétaux morts déposent encore dans la terre leurs débris qui forment la plus grande partie des engrais par la fermentation qu’ils éprouvent, et ils rendent ainsi à la terre et à l’air ce qu’ils lui ont pris.»

La performance du savant genevois est d’autant plus méritoire que la chimie moderne développée par le Français Antoine Lavoisier n’a pas encore supplanté le concept de phlogistique – erroné mais très répandu dans les milieux savants – qui sert alors à décrire les différentes propriétés de l’air. Parmi les naturalistes, l’oxygène est ainsi encore appelé « air déphlogistiqué » et le gaz carbonique, « air fixe ». Senebier, dont la vie et l’œuvre ont donné lieu à un colloque international qui s’est tenu à Genève en décembre 2009*, fait d’ailleurs partie des premiers à utiliser le vocabulaire de Lavoisier, encore en vogue aujourd’hui, qui traduit dans des termes plus accessibles le jargon archaïque utilisé alors dans la chimie.

Malgré ce fait d’arme et la réputation d’érudit dont il jouit de son vivant en Europe, le savant genevois est resté dans l’ombre de l’histoire des sciences. Il faut dire que, ne serait-ce qu’au niveau local, il vit à la même époque que des géants de la science genevoise comme le naturaliste Charles Bonnet (1720-1793), le géologue Horace-Bénédict de Saussure (1740-1799) ou encore le botaniste Augustin-Pyramus de Candolle (1778-1841). Et même s’il apprend du premier l’art d’observer, qu’il côtoie le deuxième dans le cadre de ses fonctions de bibliothécaire et qu’il correspond durant dix ans avec le troisième, il ne rivalisera jamais avec leurs talents respectifs tant du point de vue de la méthode scientifique que de celui de la rédaction de ses œuvres.

Augustin-Pyramus de Candolle résume le personnage en deux phrases : «Senebier était un homme d’une instruction variée mais peu profonde, qui a fait un grand nombre de livres diffus et incohérents, sans clarté de style, sans logique serrée et d’une composition lâche et fatigante. Mais avec ses défauts […], je reconnus aussi que sa découverte de la décomposition du gaz acide carbonique par les plantes était la base de la physiologie végétale.»

Défi majeur

Il faut dire que la compréhension du mécanisme de la nutrition végétale, à l’image de la reproduction des plantes, est l’un des défis majeurs de la science à l’époque des Lumières. Les premiers indices d’échange gazeux entre les végétaux et leur environnement sont révélés par un autre Genevois. Charles Bonnet observe en 1754 que des feuilles plongées dans de l’eau produisent de petites bulles de gaz. En 1771, le pasteur anglais Joseph Priestley découvre que les plantes sont capables de « régénérer » l’air vicié. Il y parvient en introduisant un pied de menthe dans un bocal fermé où une souris est morte d’asphyxie et en observant qu’il est possible d’y faire vivre de nouveau un autre rongeur.

Jan Ingelhousz, un médecin britannique d’origine néerlandaise, prolonge ces recherches et montre en 1779 que les plantes ne produisent de l’air déphlogistiqué (de l’oxygène) seulement si elles sont exposées à la lumière. Le problème, c’est que Jean Senebier parvient à la même conclusion à peu près à la même époque tout en la publiant après Ingelhousz. Commence alors une controverse acerbe et interminable entre les deux hommes. Le Genevois aura beau affirmer maintes fois qu’il a eu l’idée avant, il ne pourra jamais le démontrer. La dispute, réglée à coups d’articles dans le Journal de physique (les deux savants ne se rencontrent jamais), durera des années, rythmée par des accusations de vol, d’incompétence, de droit de réponse, etc.

Aujourd’hui, Nicolas Robin, professeur à la Haute Ecole pédagogique de Saint Gall, qui a étudié le sujet et présenté ses conclusions lors du colloque sur Senebier en 2009, estime qu’il faut reconnaître la priorité de la découverte du rôle de la lumière dans la nutrition végétale à Jan Ingelhousz. A Jean Senebier revient en revanche la découverte de la capture du gaz carbonique par les feuilles et l’émission d’oxygène. Le bibliothécaire genevois se distingue également en rédigeant en 1800 son Physiologie végétale en cinq volumes qui constitue une ambitieuse synthèse du savoir sur les plantes à cette époque.

Quatre ans après, un autre Genevois, Nicolas-Théodore de Saussure, démontre l’importance de l’eau dans le processus de nutrition végétale, notamment dans la production d’oxygène. Le fils d’Horace-Bénédict reprend l’ensemble du problème de la physiologie végétale et clarifie, voire corrige, les propos de Jean Senebier, ce qui contribue à reléguer encore un petit peu ce dernier dans l’ombre de ses prestigieux collègues.

Pasteur à Chancy

En réalité, là où Jean Senebier excelle vraiment, c’est dans sa profession de bibliothécaire. Après une formation complète en théologie à l’Académie de Genève et un ministère pastoral de trois ans à Chancy, dans la campagne genevoise, il est en effet engagé en 1773 à la direction de la Bibliothèque de Genève. Il occupera ce poste jusqu’à sa mort. Il ne l’abandonne que temporairement en 1794 lorsque, sous la pression des remous révolutionnaires, il quitte durant quelques années Genève pour Rolle. Suivant les autres conservateurs de la ville, il ne rentrera qu’en 1799.

Au cours de son mandat, qu’il remplit avec rigueur et efficacité, il publie en 1779 le Catalogue raisonné des manuscrits conservés dans la Bibliothèque de la Ville et République de Genève. Cet ouvrage de 478 pages est le premier catalogue imprimé de la Bibliothèque et représente l’un des ouvrages les plus connus de Jean Senebier. Une grande partie des numéros qu’il a attribués alors aux manuscrits survivent aujourd’hui encore en tant que cote.

En marge de cette activité, Jean Senebier s’éparpille. Outre ses nombreux écrits sur la physiologie végétale, il rédige sur des sujets aussi variés que la polygamie, la théologie, la morale, l’art d’observer, la digestion, l’histoire littéraire de Genève, la fabrication du savon, l’archéologie, la météorologie, le bois et les forêts, etc. Sans parler de ses nombreuses traductions, notamment celle du biologiste italien Lazzaro Spallanzani.

Anton Vos

Dates clés

1742 : Naissance
1769 : Epouse Jacqueline-Henriette-élisabeth de Morsier
1770 : Pasteur à Chancy
1773 : Bibliothécaire à la Bibliothèque de Genève
1775 : « L’Art d’observer »
1779 : « Catalogue raisonné des manuscrits conservés dans la Bibliothèque de la Ville et République de Genève »
1783 : « Recherches sur l’influence de la lumière solaire pour métamorphoser l’air fixe en air pur par la végétation »
1800 : « Physiologie végétale » en 5 volumes
1809 : Mort