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Dossier | Santé globale
Vers une santé à l'échelle de la planète
La santé globale est un concept qui renvoie à tout ce qui influence de façon directe ou indirecte la santé des individus et de la population en transcendant les frontières nationales. L’Université dispose d’une solide expertise dans ce domaine. Présentation
Capitale mondiale de la santé globale. Un titre auquel Genève peut prétendre. La présence sur son territoire d’un nombre impressionnant d’organisations (internationales, non gouvernementales, professionnelles…) actives dans ce domaine le justifie aisément. La santé globale, qui conçoit la santé dans la perspective d’un monde plus interdépendant que jamais, intègre en effet dans son champ d’action non seulement la médecine mais aussi toutes les autres dimensions de la société (le travail, le commerce, l’environnement, le droit, l’urbanisation, etc.).
L’actualité n’est pas avare d’exemples de problèmes de santé contre lesquels il ne suffit plus d’apporter des réponses nationales mais globales. En se bornant aux maladies infectieuses, la communauté internationale a dû faire face ces derniers mois à la diffusion d’au moins deux nouveaux virus, le H7N9 qui a fait irruption en Chine en mars 2013, et le Middle East respiratory syndrome coronavirus, apparu en Arabie saoudite fin 2012.
Cela fait plusieurs années déjà que de nombreuses universités aux Etats-Unis et en Europe ont choisi de développer une telle approche transdisciplinaire et transnationale de la santé. L’Université de Genève a décidé de leur emboîter le pas. En réalité, l’alma mater est active en santé globale depuis longtemps. Une cartographie couvrant toute l’institution ainsi que les Hôpitaux universitaires genevois (HUG) a été réalisée sur la question et vient d’être publiée. Il se trouve que toutes les structures académiques de l’Université touchent de près ou de loin à la santé globale. L’expertise est donc là. Encore faut-il la mettre en réseau et favoriser les projets d’enseignement et de recherches transdisciplinaires. C’est d’ailleurs à cette fin qu’a été mise en place la plateforme internet globalhealthforum.net (lire en page 41).
Depuis une année, les étudiants en médecine ont également la possibilité de suivre un parcours spécial qui leur permet d’obtenir une maîtrise universitaire avec la mention santé globale et médecine humanitaire. La Faculté de médecine entend bien renforcer cette filière avec la création récente d’un Institut de santé globale pour lequel un poste de professeur est actuellement mis au concours.
Parallèlement, créé en septembre 2012 et dirigé par le professeur de droit Nicolas Levrat, l’Institut d’études globales, porté par les Facultés de droit, des lettres et des sciences économiques et sociales, réunit dans un premier temps le baccalauréat universitaire en relations internationales ainsi que la maîtrise universitaire en études européennes aujourd’hui dispensée par l’Institut européen. Il est prévu qu’il accueille un pôle dédié à la santé globale dès cet automne.
Louis Loutan, professeur et directeur du Service de médecine internationale et humanitaire aux HUG et au Département de santé et médecine communautaires (Faculté de médecine), est l’un des principaux acteurs en santé Globale à l’Université de Genève. Entretien.
Campus : Qu’est-ce que la santé globale ?
Louis Loutan : En deux mots, le terme renvoie aux questions et aux facteurs qui influencent de façon directe ou indirecte la santé des individus et de la population en transcendant les frontières nationales. La santé globale s’inscrit dans la perspective de la mondialisation des échanges, qui se caractérise par des mouvements de personnes, d’êtres vivants et de biens de plus en plus intenses sur toute la surface de la planète. L’expression de santé globale comprend les problèmes de santé qui, de plus en plus souvent, ne peuvent être abordés de manière efficace sur le seul plan local, ni même national, mais uniquement international, voire global. Du fait de l’interdépendance croissante de nos sociétés, ces problèmes requièrent une approche interdisciplinaire qui inclut la médecine, mais aussi la politique, le commerce, le droit, l’environnement, etc. Ce n’est pas un concept nouveau mais il devient de plus en plus présent à tous les niveaux de la société, y compris bien sûr à l’Université de Genève, qui l’a intégré depuis plusieurs années dans un grand nombre de ses projets de recherche et d’enseignement.
Comment le concept de santé globale s’est-il forgé ?
Dès que les échanges internationaux se sont développés, le potentiel de circulation des maladies transmissibles a augmenté. On pense à la peste, à la fièvre jaune, au choléra. Puis, pendant la période coloniale, le phénomène s’est encore accentué. Les Européens sont alors confrontés à des maladies qu’ils ne connaissent pas ou mal, comme la malaria, la dysenterie ou encore la trypanosomiase. C’est dans ce contexte d’intensification des échanges commerciaux et, parallèlement d’augmentation du risque d’importer des maladies en provenance du Sud, qu’apparaît, au XIXe siècle, la médecine tropicale. Son objectif est d’étudier, de contrôler et de traiter les maladies spécifiques aux pays tropicaux. Par la suite, les médecins se sont rendu compte qu’en réalité, les causes principales de mortalité au sein de ces populations, surtout chez les enfants, étaient avant tout les diarrhées et les maladies respiratoires (rougeole, pneumonie et bien d’autres). Autant d’affections qui ne sont pas spécifiquement tropicales, mais liées à la pauvreté et à des conditions d’hygiène défectueuses, et donc cosmopolites. C’est suite à cette prise de conscience qu’est né, dans les années 1960, le concept de santé internationale. Concentré sur les problèmes de santé dans les pays à faible revenu, ce domaine est à l’origine des grands programmes lancés par l’Unicef (Fonds des Nations unies pour l’enfance): campagnes de vaccination pour assurer une couverture de base contre un grand nombre de maladies infantiles comme la rougeole, le tétanos ou la polio, lutte contre la diarrhée et la déshydratation par administration d’eau salée et sucrée aux enfants, promotion de l’allaitement maternel, lutte contre le paludisme… C’est une période placée sous le signe de l’aide au développement des pays pauvres, une aide unilatérale ou multilatérale, mais toujours dirigée du Nord vers le Sud.
Et ensuite ?
Petit à petit, le concept de santé internationale a, à son tour, évolué en celui de santé globale qui considère que certains problèmes de santé ont une dimension planétaire. Les exemples les plus frappants sont le syndrome respiratoire aigu sévère (SRAS), dû à un coronavirus qui a provoqué une épidémie en 2003 et dont un variant a fait son apparition en 2012 en Arabie saoudite, ou encore les virus de la grippe aviaire ou porcine passés à l’homme (H5N1, H1N1, H7N9…). Quand on a une frontière comme celle du canton de Genève qui est franchie 500 000 fois par jour, quand on possède un aéroport comme celui de Cointrin qui voit passer plus de 10 millions de voyageurs par année, quand on est un pôle d’attraction pour les migrants venus des quatre coins de la planète, alors le problème d’un patient du Sud-Est asiatique contaminé par un virus très contagieux et létal devient rapidement le problème de toute la population genevoise, de la Suisse, mais aussi de la France voisine. Il est aisé de comprendre que ce genre d’épidémies ne peut plus être traité par le seul médecin cantonal. La stratégie qu’il faut mettre en place, impliquant partage de l’information, coordination des interventions, surveillance, négociation au niveau national et international, devient alors forcément globale.
Comment avez-vous vécu dans votre carrière cette émergence progressive de la santé globale ?
Quand on se réfère à la santé globale, on pense bien souvent à la dimension internationale de la santé publique. Or notre pratique clinique est elle aussi largement modifiée par la globalisation. Lorsque je me suis installé à Genève il y a vingt-cinq ans, après un séjour aux Etats-Unis, j’étais un spécialiste de médecine tropicale et de médecine des voyages. A cette époque, chaque fois qu’un patient africain ou un Latino-Américain se présentait avec de la fièvre, on appelait mon service. Les médecins des autres spécialités craignaient de passer à côté d’un diagnostic. Prenez par exemple la maladie de Chagas, une trypanosomiase qui sévit en Amérique du Sud et qui peut provoquer des arrêts cardiaques. Les cardiologues ignoraient l’existence même de cette affection qui peut avoir des conséquences graves voire mortelles en cas de troubles du rythme cardiaque ou lors de transplantation du cœur. Ou alors la neurocysticercose, causée par des kystes dans le cerveau, eux-mêmes provoqués par le ténia du porc. Cette maladie, cause de crises d’épilepsie, a totalement disparu chez nous mais dans les régions où le porc représente le seul capital des familles pauvres et où l’hygiène est mauvaise, elle infecte des populations à large échelle. Aujourd’hui, les choses ont bien changé. Le développement des transports et l’immigration ont apporté tellement de ressortissants de pays lointains dans les couloirs de l’hôpital que les spécialistes ont désormais intégré les maladies « exotiques » dans leur pratique quotidienne. Mais pas seulement. Avec les migrants, il a fallu aussi s’adapter à leurs problèmes spécifiques.
C’est-à-dire ?
Quand des demandeurs d’asile du Congo ou d’autres pays africains tropicaux ont commencé à arriver à Genève, les autorités ont d’abord eu peur qu’ils apportent avec eux des maladies tropicales à la fois transmissibles et dangereuses. La réalité est sensiblement différente. Si ces migrants étaient en effet souvent porteurs de parasites intestinaux, le risque de transmission locale était, lui, pratiquement inexistant. En fait, les problèmes de santé qu’ils présentaient étaient beaucoup plus d’ordre psychologique, liés à l’exposition à la violence de la guerre, à la torture en prison ou encore à la peur constante d’être renvoyés chez eux et de retrouver l’insécurité qu’ils avaient fuie. Par ailleurs, nombre d’entre eux se sont réfugiés dans la clandestinité, traînant derrière eux des parcours de vie terribles qui provoquent stress et dépression.
La santé globale ne concerne donc pas seulement les maladies infectieuses ?
Non, le concept est beaucoup plus large. Il comprend notamment les maladies non transmissibles, liées par exemple au mode de vie. Le tabagisme, l’urbanisation, la sédentarité, l’alimentation excessive, le vieillissement des populations sont des tendances que l’on rencontre désormais partout dans le monde. Les maladies et les complications qui leur sont associées (diabète, maladies cardiovasculaires…) sont devenues des problèmes de santé publique d’envergure planétaire. Les réponses à ces problèmes dépassent largement le domaine médical et imposent une approche interdisciplinaire. Les changements climatiques, la pollution et l’urbanisation exercent une influence majeure sur certaines maladies, en particulier pulmonaires. Les accords commerciaux internationaux peuvent jouer eux aussi un rôle indirect sur la santé de populations entières. Pensez au prix des céréales ou des médicaments, leur impact peut être majeur. A cet égard, une équipe de la Faculté de médecine vient d’ailleurs de démontrer, chiffres à l’appui, que certaines maladies comme le noma sont ainsi typiquement liées à la pauvreté (lire ci-contre). Enfin, la santé globale se retrouve aussi de facto au cœur de nombreuses négociations menées au plus haut niveau. (propriété intellectuelle, gestion des pandémies de grippe, lutte contre le tabagisme…)
Le sida a-t-il joué un rôle dans la prise de conscience que les pays ne parviendront pas seuls à combattre ce genre d’épidémies ?
Cette maladie a joué un grand rôle dans la politique d’accès aux médicaments et aux soins, grâce notamment à la bataille menée par l’Afrique du Sud auprès des firmes pharmaceutiques pour bénéficier de traitements antirétroviraux meilleur marché. Là aussi, il était devenu politiquement inacceptable que les populations les plus touchées par le VIH étaient aussi celles qui avaient le moins accès aux médicaments. J’ajoute que le sida est arrivé à un moment intéressant dans l’histoire de la médecine.
Pouvez-vous préciser ?
Dans les années 1970 et au début des années 1980, la médecine vivait dans une certaine euphorie grâce aux succès fulgurants des antibiotiques et des vaccins. Certains médecins pensaient vraiment qu’ils allaient gagner la bataille contre les maladies infectieuses. Ils ont déchanté depuis. Non seulement le sida est survenu mais, en plus, de nouvelles maladies sont apparues ou ont rebondi, sans parler de l’émergence des souches de bactéries résistantes aux antibiotiques.
La résistance aux antibiotiques est-elle aussi devenue un problème global ?
Bien sûr. Cette résistance provient de la mauvaise utilisation des antibiotiques et celle-ci est omniprésente. La faute en incombe à certains médecins, qui prescrivent mal ou trop d’antibiotiques, et aux patients, qui ne terminent pas leur traitement. Mais pas seulement. Les antibiotiques sont aujourd’hui utilisés massivement dans l’élevage, qu’il s’agisse de bétail, de volaille ou encore de poissons. Ils permettent d’augmenter les rendements mais les éleveurs utilisent les mêmes produits que ceux destinés à l’être humain. Et à cela s’ajoute le fait que l’on peut se procurer des antibiotiques librement sur le marché dans de nombreux pays, en Afrique ou en Inde, par exemple. Les gens les consomment sans respecter ni les doses ni la durée de traitement. Tous ces éléments contribuent à l’émergence de résistances. Et le phénomène est accentué par l’explosion des contrefaçons, un marché mafieux extrêmement lucratif de médicaments ne contenant pas de produits actifs, voire sous dosés ou même toxiques. Dans ce domaine également, il n’y aura pas de solution sans une approche globale, négociée et concertée.
N’est-ce pas là le rôle de l’Organisation mondiale de la santé (OMS) ?
L’OMS est une institution essentielle en santé globale, particulièrement lorsqu’il s’agit de coordonner les efforts de lutte contre une épidémie ou une maladie en voie d’éradication comme la poliomyélite. De même, elle joue un rôle clé dans la standardisation des approches diagnostiques, thérapeutiques ou de contrôle de nombreuses maladies. Elle s’est également engagée dans de nombreux programmes de prévention et de contrôle de maladies, s’impliquant directement au niveau opérationnel. Certains pensent que ce n’est pas son rôle et désirent voir l’institution se recentrer sur ses attributions fondamentales. Quoi qu’il en soit, structurellement, l’OMS dépend des Etats membres. Elle n’a de comptes à rendre, officiellement du moins, qu’aux Ministères de la santé de ces pays. Ce sont eux qui composent l’assemblée générale et qui prennent, in fine, toutes les décisions. En 1948, lors de sa création, une telle structure était logique. Les seuls experts de la santé publique se trouvaient justement dans ces ministères. Mais les choses ont beaucoup évolué. Aujourd’hui, on trouve des compétences en matière de santé dans des ONG, au sein de la société civile, dans des entreprises pharmaceutiques, des universités ou encore des associations professionnelles de médecins, de pharmaciens ou d’infirmières. Toutes ces entités, impliquées dans la santé globale, ne sont pas représentées à l’OMS alors qu’elles contribuent largement à l’amélioration de la santé dans le monde. Comment adapter et redéfinir la gouvernance mondiale en matière de santé, quel rôle pour l’OMS dans un monde multipolaire avec une foison d’acteurs non gouvernementaux, comment repenser un modèle qui date à un moment où la globalisation et l’interconnexion du monde imposent des règles et une coordination des efforts pour répondre aux défis de santé actuels ?
Les débats sont en cours.
NOMA: LE MAL DU PAUVRELe noma n’est pas causé par une bactérie ou un virus, mais par la pauvreté. Le développement de cette terrible nécrose foudroyante du visage qui frappe chaque année entre 30 000 et 140 000 enfants, principalement en Afrique, est lié à une modification de la flore buccale. C’est ce que démontrent les résultats d’une étude menée par une équipe réunissant des chercheurs de la Faculté de médecine et des Hôpitaux universitaires de Genève. Publiés online dans la revue médicale The Lancet Global Health du 5 juillet, les travaux de l’équipe GESNOMA (Geneva Study Group on Noma) reposent sur une étude longitudinale d’une ampleur inédite. Basés au Niger, les chercheurs ont en effet suivi durant sept ans près de 400 enfants de moins de 12 ans, dont 85 atteints par le noma. Chez ces derniers, ils ont constaté une perte de diversité de la flore buccale qui, associée à la malnutrition et à une baisse des défenses immunitaires liée aux naissances rapprochées, serait la principale cause du développement de la maladie. Selon les auteurs de l’article, le meilleur moyen de lutter contre le noma, qui apparaît selon eux comme « la face immergée de l’iceberg de la pauvreté », est donc de miser sur la prévention en développant l’information des populations touchées pour dépister la maladie dès ses premiers signes et en encourageant une alimentation équilibrée ainsi qu’une bonne hygiène buccale. « Risk factors for noma disease : a 6-year, prospective, matched case-control study in Niger » par Denise Barratti-Meyeer et al., The Lancet Global Health |