Campus n°114

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Dossier | Santé globale

Hygiène des mains: Le succès universel du modèle genevois

Professeur à la Faculté de médecine et responsable du service de prévention des infections aux HUG, Didier Pittet a lancé au début des années 1990 une idée qui a révolutionné l’hygiène médicale : remplacer le lavage des mains au savon par l’utilisation d’une solution hydro-alcoolique

Adoptée par 170 Etats, élue au rang de standard universel par l’Organisation mondiale de la santé (OMS), l’opération « mains propres » lancée au début des années 1990 par le professeur Didier Pittet (Faculté de médecine) concerne aujourd’hui un peu plus de 90% de la population mondiale. Contrairement à la justice italienne, le médecin genevois ne traque pas le crime organisé mais les germes susceptibles de propager des infections en milieu hospitalier. Pour en venir à bout, il a mis au point une stratégie fondée sur l’utilisation d’une solution à base d’alcool plutôt que sur le traditionnel usage du savon. Pratique, simple, peu coûteuse et applicable partout, sa méthode a obtenu des résultats spectaculaires autant à Genève que dans les zones les plus pauvres de la planète. Récit.

Consignes intenables Cette incroyable succes story commence au début des années 1990. Fraîchement nommé à la direction du programme de prévention des infections des HUG, Didier Pittet lance une enquête afin d’avoir une image précise de la situation qui prévaut dans les murs de l’hôpital. Il constate notamment que les recommandations en matière d’hygiène des mains ne sont pas respectées très scrupuleusement. « Selon les standards de l’époque, il faut en effet aller au lavabo, se savonner, se rincer, puis se sécher les mains, explique-t-il. Or même si ledit lavabo ne se trouve qu’à quelques mètres, ces opérations deviennent vite chronophages. Nous avons calculé, montre en main, que si une infirmière des soins intensifs souhaitait respecter ces consignes, elle y consacrerait plus de la moitié de son temps de travail, ce qui est tout à fait impossible à imaginer dans un monde médical où le temps dédié aux soins est fortement limité. »

Pour avoir souvent travaillé en laboratoire, Didier Pittet sait qu’on y utilise des solutions d’alcool pour éviter la propagation de germes résistants. D’où l’idée de fournir le même type de produits au personnel soignant, sous la forme de petits flacons qui peuvent être déposés partout y compris dans une poche ou au pied du lit d’un malade.

Beaucoup plus rapide que le lavage des mains traditionnel (une vingtaine de secondes contre une minute à une minute trente), cette façon de faire permet, en outre, d’éviter les risques liés à l’usage d’une eau de mauvaise qualité, ce qui n’est pas rare dans les pays pauvres.

Informer et éduquer « Les solutions hydro-alcooliques agissent en explosant la paroi des bactéries, ce qui, contrairement au savon (antiseptique ou non) ne leur laisse aucune chance de survie, complète Didier Pittet. Cependant, pour être efficaces, ces gels doivent être composés d’un mélange d’alcool (à hauteur de 75 à 80 %) et d’eau. S’il n’y a pas d’eau, cela ne fonctionne pas et, inversement, s’il y a trop ou pas assez d’alcool le résultat ne sera pas non plus concluant. » Différents adjuvants peuvent par ailleurs y être ajoutés, par exemple pour éviter d’assécher les mains, sans que l’efficacité du produit ne s’en trouve altérée.

Conditionnés sous l’appellation « Hopigel » ou « Hopirub », une multitude de petits flacons sont ensuite distribués aux quatre coins de l’Hôpital. Pour faire passer le message, une campagne d’affichage et d’information est lancée avant de procéder à une première évaluation. « Afin de faire changer les comportements en profondeur, une équipe d’une quarantaine de personnes a été mobilisée durant plusieurs années pour assurer le suivi du projet et éduquer le personnel soignant », raconte Didier Pittet. Résultat : une chute de 50 % des infections au sein de l’hôpital après quatre ans d’utilisation, soit une économie de 24 millions de francs par année, sans parler du bien-être des patients.

Publiés dans la revue The Lancet du 14 octobre 2000, les résultats obtenus à Genève ne tardent pas à attirer l’attention. La stratégie est d’abord répliquée en Belgique, en Australie et aux Etats-Unis par des collègues de Didier Pittet. Le médecin reçoit ensuite la visite d’une importante délégation britannique souhaitant généraliser le Geneva model à l’échelle nationale avec la mise en place d’un système centralisé incluant la production et la distribution de l’alcool mais aussi la fabrication des posters et autres outils pédagogiques.

« Egalement intéressée par la démarche, l’OMS nous a dans un premier temps demandé de réaliser des marches à suivre pour l’hygiène des mains utilisables dans le monde entier, poursuit Didier Pittet. Puis en 2005, l’organisation a lancé l’initiative Clean Care is Safer Care et publié un document faisant de la friction hydro-alcoolique la méthode universellement recommandée pour l’hygiène des mains.»

Faux ongles et docteurs de la foi Mener à bien ce véritable changement de paradigme n’a pas été sans poser quelques difficultés. Aux Etats-Unis, il a ainsi fallu batailler ferme avec certains Fire Marshall peu enclins à stocker des flacons d’alcool au sein de l’hôpital dont ils avaient à assurer la sécurité. Des infirmières se sont également élevées contre l’usage de cette substance qui délogeait les faux ongles, depuis bannis des soins pour des raisons évidentes d’hygiène.

Un problème plus sérieux est apparu en Grande-Bretagne lorsqu’une jeune infirmière musulmane a été expulsée de son domicile par ses parents sous prétexte qu’elle était exposée à l’alcool en se servant d’un gel hydro-alcoolique, ce qui n’est pas conforme à la religion. « Cette histoire n’avait rien d’anecdotique dans la mesure où elle aurait pu conduire à un rejet de la stratégie que nous avions développée dans une grande partie du monde musulman, explique Didier Pittet. Nous avons donc mis sur pied une task force avec les docteurs de la foi du clergé musulman qui ont relu le Coran avant de conclure que l’utilisation d’une friction hydro-alcoolique ne brisait pas l’interdit posé sur la consommation d’alcool. Parallèlement, nous avons tout de même mis au point une formule alternative de notre solution basée sur un type d’alcool, isopropylique, qui n’est pas absorbé à travers la peau. Depuis, grâce notamment au soutien de la Ligue musulmane, c’est dans cette région du monde que le décollage de notre initiative est le plus impressionnant. »

Une autre difficulté est apparue lorsqu’il s’est avéré que dans certains pays africains un flacon pouvait coûter jusqu’à deux fois et demie plus cher qu’à Boston ou à Genève. L’équipe de Didier Pittet a alors décidé d’en donner la recette à l’OMS afin d’éviter toute spéculation abusive de la part d’entreprises privées. Si bien qu’aujourd’hui près de 40 pays produisent localement les stocks dont ils ont besoin à partir de matières premières comme la canne à sucre, le manioc ou la noix.

« Dans tous les pays où ce dispositif a été adopté, on constate une chute spectaculaire des taux d’infection, conclut Didier Pittet. Au Bénin, par exemple, la campagne en faveur de la friction hydro-alcoolique a été introduite dans un tiers du pays. Depuis, les taux d’infection pour cette région sont passés de près de 30 %, ce qui est la moyenne nationale, à 12 %. En Ouganda, l’introduction de ce programme a permis de réduire la mortalité des suites de couches de plus de 80 % en six mois tandis que la septicémie post-chirurgicale, mortelle une fois sur trois, a chuté de plus de 70 %.»

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