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Hassan Fathy et le mythe de l’architecte aux pieds nus

Connu internationalement pour le village modèle qu’il a érigé près de louxor, Hassan Fathy a longtemps été perçu comme un génie « hors sol ». une conception que contredit l’imposante biographie dirigée par leïla el-wakil

Couvert d’honneurs et de récompenses durant les deux dernières décennies de sa vie, Hassan Fathy demeure sans doute l’architecte égyptien contemporain le plus connu hors de son pays. Rendu célèbre en Occident par la publication de Construire avec le peuple, au début des années 1970, son nom est depuis associé au village modèle de Nouveau Gourna, ensemble commencé en 1945 et présenté par de nombreux spécialistes comme l’une des premières réalisations répondant aux critères de ce que l’on appelle aujourd’hui le développement durable. Un projet audacieux et controversé autour duquel s’est forgé un mythe : celui de « l’architecte aux pieds nus », autrement dit d’une sorte de gourou porté par la vision prophétique d’une architecture au service des plus démunis.

Or, tout comme la figure de Shakespeare ne se limite pas à ses pièces de théâtre (lire en page 14), Hassan Fathy est un personnage plus complexe que ne le suggère l’image bâtie par ses admirateurs occidentaux. Tel est le constat qui s’impose à la lecture de l’imposante biographie réalisée sous l’égide de Leïla el-Wakil, professeure associée à l’Unité d’histoire de l’art (Faculté des lettres), sur la base de l’ensemble des sources aujourd’hui disponibles sur l’architecte.

Le poids des origines « Fathy a toujours été considéré comme un être d’exception et étudié pour sa singularité, explique Leïla el-Wakil. La plupart des ouvrages et des articles qui lui sont dévolus l’ont déraciné de son époque et de son milieu. On pourrait ainsi croire qu’il fut un génie surgi par génération spontanée, l’inventeur d’un système architectural en marge des sentiers battus de la modernité occidentale et orientale. » Le parcours de Fathy doit pourtant beaucoup à ses origines. Dans l’Egypte des années 1930, la profession d’architecte n’est effectivement pas à la portée du premier venu. Hassan Fathy a cependant la chance de ne pas être n’importe qui. Fils du juge responsable du Tribunal d’Alexandrie, il appartient à la grande bourgeoisie égyptienne.

Cultivée et ouverte sur l’Occident, sa famille pratique trois langues (l’arabe, l’anglais et le français), apprécie la musique classique, le théâtre, la peinture et la littérature, genres auxquels Hassan Fathy s’adonnera occasionnellement tout au long de sa vie et qui influenceront durablement sa conception du bâti.

Art déco et modernité douce Condition sine qua non d’un parcours académique, la position sociale de Hassan Fathy est également un atout précieux sur le marché du travail. Ses premières commandes sont ainsi des ouvrages résidentiels au style raffiné situés pour la plupart dans les nouveaux quartiers de la capitale égyptienne. Engagé au sein du Département des affaires municipales du Caire, il travaille ensuite sur des projets d’école et d’hôpitaux avant de concevoir un casino, des immeubles et quelques stands d’exposition dans un style mélangeant Art déco et modernité douce qui ne le distingue encore en rien de ses confrères.

Même si l’intérêt de Fathy pour la campagne remonte assez loin, comme en témoigne sa tentative avortée d’intégrer une école d’agriculture au début de sa carrière, son approche du monde rural sera longue à se préciser. Durant sa jeunesse, son expérience en la matière se limite aux paysages aperçus depuis le train pour Alexandrie que la famille prend chaque année entre lors des vacances d’été. « Son éducation européanisée et ses goûts éclectiques l’ont éloigné du petit peuple des fellahs auquel il ambitionne de s’adresser », résume Leïla el-Wakil.

Il serait pourtant faux d’affirmer que Fathy est un novice en matière d’aménagements ruraux lorsque s’ouvre le chantier qui va le rendre célèbre. « Fathy dispose à ce moment-là d’une solide expérience en matière de projets ruraux, poursuit la professeure. Commande après commande, il s’est taillé auprès des spécialistes et des élites la réputation d’expert de la question architecturale rurale. Loin d’être le fruit d’une génération spontanée, comme on l’a souvent présenté, Nouveau Gourna est donc le résultat d’expérimentations technologiques, typologiques et formelles renouvelées durant une décennie. »

« Relever les fellahs » C’est d’autant plus vrai que Fathy n’est pas seul à s’intéresser au sujet. Depuis que l’Egypte s’est libérée de la domination britannique en 1936, dans tout le pays, ethnologues, anthropologues et sociologues mènent des recherches qui vont dans le même sens, à savoir résoudre le problème crucial et très débattu de l’habitat rural. Un thème dont le pouvoir royal a également fait une priorité en lançant un vaste programme de « relèvement des fellahs » visant à améliorer les conditions d’éducation, d’hygiène et de santé des villageois, ainsi qu’à valoriser leurs activités et à augmenter leur niveau de vie. C’est d’ailleurs dans cette perspective que Fathy se voit confier le projet de Nouveau Gourna, destiné aux yeux du roi à servir de pilote à un nouveau type d’unité de logement rural qu’il est prévu de répliquer aux quatre coins du pays.

Les tergiversations du pouvoir, le manque de moyens et les réticences des habitants qui ne veulent pas de ces maisons « en boue » auront cependant raison des espoirs de Fathy. Arrêté après trois ans de travaux, le chantier, inachevé, est un fiasco complet aux yeux des Egyptiens.

Comment dès lors expliquer qu’il ait suscité un tel enthousiasme en Occident ? La réponse tient en partie à une coïncidence chronologique, selon Leïla el-Wakil, puisqu’il se trouve que Construire avec le peuple, qui est un vibrant plaidoyer pour une architecture au service des couches défavorisées, est traduit en français puis en anglais au moment même où, pour différentes raisons, l’Europe et les Etats-Unis s’éveillent aux questions de l’écologie et de l’architecture vernaculaire.

Un héritage à sauver Mais l’engouement autour de Fathy repose aussi sur la valeur intrinsèque de l’ensemble qu’il a imaginé. « Ce projet constitue une saga inégalée dans l’histoire de l’architecture mondiale, conclut la professeure. Mais au-delà de la très vive controverse qu’il a suscitée, Nouveau Gourna, de par ses qualités formelles et ses nombreuses références modernes, reste une expérience qui a été vécue comme un tournant majeur dans l’histoire de l’architecture non seulement de l’Egypte, mais du monde entier. Certaines des idées présentées par Fathy sur ce site ont d’ailleurs été reprises dans toutes sortes d’expériences architecturales, qui vont de la valorisation de l’oasis de Siwa à la construction de logements d’urgence à Gaza, en passant par l’utilisation de la voûte nubienne qui connaît actuellement de beaux jours en Afrique subsaharienne. »

Une raison supplémentaire de poursuivre les efforts entamés depuis 2008 par l’association Save The Heritage of Hassan Fathy, créée à l’initiative de Leïla el-Wakil, afin d’éviter que le chef-d’œuvre de « l’architecte aux pieds nus » ne tombe définitivement en poussière.

Vincent Monnet

« Hassan Fathy dans son temps », ouvrage collectif réalisé sous la direction de Leïla el-Wakil, Infolio, 415 p.