Campus n°116

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Dossier | Impôts

David Hiler: «Genève a besoin d’un Etat fort»

Responsable des finances genevoises durant huit ans, l’ancien argentier de la république renoue aujourd’hui avec son premier métier pour évoquer l’histoire de l’impôt genevois et les grands défis qui attendent le canton sur le plan de la fiscalité

Sous son ministère, Genève a retrouvé le chemin des comptes équilibrés. Grand argentier de la République de Genève entre 2005 et 2013, David Hiler peut ajouter à son bilan la modernisation et la rationalisation de l’administration cantonale, l’assainissement des caisses de pension publiques ainsi qu’une profonde réforme de la fiscalité en faveur des familles et des classes moyennes. Loué pour son «sens politique hors du commun» par les uns et salué par les autres pour son « pragmatisme créatif », l’ancien conseiller d’Etat évoque pour Campus les récents bouleversements qu’a connus la fiscalité genevoise et les principaux défis qui l’attendent. Renouant avec son métier d’historien, discipline qu’il a enseignée, notamment, à l’Université jusqu’à son entrée en politique, il revient également sur l’origine et les fondements du système d’imposition que l’on connaît aujourd’hui. Entretien.

Campus: Depuis quelques années, la fiscalité est en première ligne dans l’agenda politique. D’où vient ce regain d’intérêt pour ce qui touche à l’impôt ?

David Hiler : L’impôt tel qu’on l’a connu jusqu’ici est un système extrêmement territorial qui s’accommode mal avec la complexification des échanges économiques et des mouvements de personnes caractéristiques de la mondialisation. Il s’agit donc d’adapter des systèmes qui ont été pensés à l’échelle nationale à la réalité d’aujourd’hui. Ce qui ne va pas sans difficultés.

Certains historiens considèrent que l’impôt n’est rien d’autre qu’une forme de pillage organisé. Partagez-vous ce point de vue ?

A l’époque féodale, l’impôt est constitué de taxes en nature et droits seigneuriaux (qui sont souvent des corvées) qui peuvent être appréciés différemment. La vision optimiste considère que l’impôt est dû en contrepartie à la protection du seigneur contre les agressions extérieures. Les pessimistes estiment au contraire qu’il s’agit d’une forme de racket. Profitant d’un rapport de force nettement en sa faveur, le seigneur, qui dispose d’un pouvoir de nuisance évident, se restreint de l’exercer moyennant une contrepartie, ce qui ressemble en effet beaucoup au fonctionnement des clans mafieux. C’est cependant un modèle qui ne peut fonctionner qu’à petite échelle.

A partir de quand se dessine le système d’impôt moderne ?

Un premier basculement s’opère au Moyen Age avec le passage de l’homme rare, ce qui le rend précieux et donne lieu au servage, à un monde plein (selon l’expression du grand historien français Fernand Braudel) où c’est la terre qui devient l’enjeu principal, les droits seigneuriaux devenant de plus en plus fortement attachés au sol. Dans une ville comme Genève s’y ajoutent, dès la Réforme, des impôts sur la consommation de certaines denrées comme le sel, la viande, le vin ou le café, ainsi qu’une forme d’ancêtre de l’impôt direct, qui touche une certaine capacité financière («les grandes et petites gardes»). Il existe également des droits de douane (le droit des halles) et des droits de mutation sur la propriété et sur les ventes (lots). La règle générale, c’est que l’on prélève là où c’est facile de le faire.

A quoi sont destinés ces prélèvements ?

Cet argent est utilisé essentiellement pour des tâches de sécurité interne, de police au sens large, de défense et d’hygiène publique. Dans le cas genevois, on voit aussi apparaître plus rapidement qu’ailleurs des tâches d’instruction publique liées notamment à l’Université.

Dans quelle mesure l’avènement progressif des démocraties a-t-il modifié le rapport à l’impôt ?

Dans l’ensemble de l’Europe, il y a une relation étroite entre le système démocratique et l’impôt. Les démocraties modernes sont en effet nées d’une double aspiration. Concrétisée par la Déclaration des droits de l’homme de 1789, la première visait à garantir la liberté et l’égalité de tous les citoyens devant la loi. Destinée à donner au peuple les moyens de contrôler l’usage fait par le souverain des deniers publics, la seconde a, quant à elle, débouché sur la mise en place de systèmes parlementaires dans l’ensemble du monde occidental. Cela ne s’est cependant pas fait du jour au lendemain puisque la fiscalité directe telle qu’on la connaît aujourd’hui ne commence qu’avec l’instauration de l’impôt sur la fortune, à l’issue d’un long processus.

Quelles en sont les principales étapes ?

Malgré les réticences de la population, l’impôt sur le revenu, dont on trouve les racines au XIXe siècle, devient une réalité pour les classes moyennes vers 1920 seulement. Mais ce qu’il faut surtout garder en tête, c’est que jusqu’à la fin du XIXe siècle les prélèvements ne sont pas très importants dans la mesure où une bonne partie de la population doit se contenter du minimum vital. L’impôt sert alors essentiellement à assurer des fonctions de défense et de police. Ce qui change ensuite, c’est le développement d’une deuxième fonction essentielle qui est l’instruction publique et dont l’importance ne va cesser de croître jusqu’à aujourd’hui. Ensuite les choses ne vont plus beaucoup bouger jusqu’à la Deuxième Guerre mondiale et la création de l’impôt sur la défense nationale, devenu aujourd’hui l’impôt fédéral direct (lire en page 26).

Qu’est-ce qui caractérise ce nouvel impôt ?

Dès l’origine, il est fortement progressif. Donc plus les revenus sont élevés, plus on paie, ce qui va devenir une des caractéristiques majeures du système fiscal au cours des années 1950.

Pourquoi ?

On s’est aperçu que la longue crise des années 1930 était non seulement due à l’attitude particulièrement non interventionniste des Etats, mais également au fait que la distribution des revenus dans la société était très mauvaise. Conséquence: le pouvoir d’achat des consommateurs était trop faible pour stimuler le marché intérieur. De plus, l’évolution de la société fait qu’il n’est plus tolérable qu’un certain nombre d’individus n’aient aucune progression de leur niveau de vie alors que la richesse générale augmente constamment. Dès lors, l’idée de mieux partager les revenus va s’imposer comme une priorité pour les pouvoirs publics. Aux Etats-Unis, les mesures qui ont été prises ont surtout visé une augmentation des salaires, qui étaient extrêmement élevés durant les années 1950. En Europe, les choses sont davantage passées par l’élargissement du rayon d’action de l’Etat.

Comment ce développement a-t-il été financé ?

Par le biais d’un mécanisme assez simple qui est celui de la progression à froid. Abrogé à la fin des années 1980, ce dernier repose sur le fait que le barème d’imposition n’est pas indexé en fonction de l’inflation (qui est à l’époque de 5 à 6 % par année pendant les années 1960) comme le sont les salaires. Le résultat, c’est qu’avec les années et l’augmentation globale des richesses dans les sociétés, qui est considérable au cours des Trente Glorieuses, il y a toujours plus de gens qui paient des sommes toujours plus élevées à l’Etat. Ce qui fait qu’au bout du compte, on se retrouve avec des contribuables disposant d’un salaire moyen imposés comme des personnes riches. Le système a perduré tant que l’augmentation globale du pouvoir d’achat restait importante, ce qui a permis à l’Etat de faire face à toute une série de nouveaux besoins.

Lesquels ?

Une partie de cet argent a permis de financer une revendication exprimée à la fois par les milieux économiques et la majorité de la population, à savoir la démocratisation des études et leur gratuité jusqu’à l’université. A lui seul, le boom de la formation représente 20 à 30 % des dépenses. A quoi il faut ajouter les crèches, une multiplication des tâches parascolaires (protection des mineurs, office médico-pédagogique, logopédie…) et bien sûr les dépenses de santé liées au vieillissement de la population. Enfin, l’assistance au sens large a explosé depuis les années 1990 notamment au travers des prestations complémentaires versées par l’Etat aux personnes qui perçoivent une rente AVS insuffisante ou à celles qui ne peuvent pas payer leur loyer.

La fin de la progression à froid et la crise immobilière qui a frappé Genève dans les années 1980 ont entraîné une baisse drastique des recettes fiscales. Durant votre mandat à la tête des finances genevoises, vous avez pourtant pris une série de mesures ayant conduit à une baisse globale d’impôt de 400 millions par an. Qu’est-ce qui a motivé ce choix ?

Il y a eu une forte tendance aux baisses d’impôts dans l’ensemble de la Suisse au même moment. Dans le cas de certains cantons comme Genève ou Vaud, cette réforme se justifiait par le fait qu’on était monté très haut et qu’on y est resté pendant très longtemps. Il s’agissait donc d’une sorte de retour à la normale. Ce qui ne fut pas le cas partout.

C’est-à-dire ?

En Suisse alémanique, cette tendance à une fiscalité plus basse a été accentuée par un certain nombre de petits cantons menacés de perdre toute substance en devenant soit les EMS de la Suisse, soit des déserts. Du coup, on a vu se développer des politiques extrêmement agressives. A Schwyz, par exemple, les catégories élevées paient 30 à 50 % de moins qu’à Zurich, alors qu’on se trouve à un quart d’heure de voiture.

Le système de redistribution intercantonal pour la période 2016-2020 sera mis en consultation ce printemps. Or, certains cantons comme Zoug ont déjà fait part de leur mécontentement. Partagez-vous leur irritation ?

Depuis la mise en œuvre du nouveau système de péréquation financière en 2008, certains cantons, dont Genève fait partie, en subventionnent d’autres dont les ressources ont diminué à la suite de baisses d’impôts spectaculaires. Certains cantons comme Lucerne, qui a baissé le taux d’imposition sur les bénéfices de moitié au cours des dix dernières années, sont allés trop loin, mais les choses sont en train de se rééquilibrer.

A l’échelle de la Suisse, Genève est toujours largement en tête pour ce qui est du taux d’imposition global. Pourtant 30 % des Genevois ne paient pas d’impôt sur le revenu. Comment s’explique ce paradoxe ?

A Genève, les loyers et l’assurance maladie sont tellement élevés qu’après les avoir payés, il ne reste pratiquement rien à une famille disposant d’un revenu de 5000 francs par mois. A côté de cela, c’est une ville qui dispose d’un volume de fiscalité sur les entreprises invraisemblable et qui abrite une grande proportion de gens riches dont la contribution à l’impôt est extrêmement importante. Et c’est tant mieux, parce que Genève a besoin d’un Etat fort.

Pour quelle raison ?

Genève est une ville d’immigration. Quand on met ensemble des gens d’horizons très différents qui ne maîtrisent pas forcément la langue de leur terre d’accueil, la structure intermédiaire entre l’individu et l’Etat est forcément plus lâche que dans une société homogène. C’est donc à l’Etat qu’il revient de nourrir les liens communautaires, travail qui doit se faire à chaque génération et qui passe par le sport, l’éducation, la santé. Et c’est aussi l’Etat qui a charge de soutenir les laissés-pour-compte qui, dans un monde de migration, ne peuvent souvent pas compter sur le soutien de leur famille.

Cela n’empêche pas certaines voix de réclamer la suppression de l’impôt sur la fortune. Quel est votre point de vue sur la question ?

Ce que l’on ne dit pas en général sur ce sujet, c’est que les pays qui ont abrogé cet impôt, comme l’Allemagne par exemple, l’ont remplacé par un autre qui touche les gains en capitaux. Dans le cas de Genève, l’impôt sur la fortune pose surtout problème lorsque cette dernière rapporte peu. Typiquement dans le cas d’une grande société familiale non cotée en Bourse ou d’une maison patricienne à la campagne, le système peut être défavorable et créer des situations difficiles.

Face aux pressions extérieures, l’abandon des statuts spéciaux pour les holdings étrangères semble aujourd’hui programmé. Vous avez proposé d’appliquer un taux uniforme de 13 % pour toutes les entreprises. Pourquoi ce choix ?

Le départ de ces entreprises entraînerait la perte de 50 000 postes à plein-temps et une perte de recette fiscale de plus d’un milliard de francs. Ce qui serait proprement catastrophique. Selon nos estimations, la mise en place d’un seuil général de 13 % coûterait environ 450 millions à Genève, ce qui devrait être gérable si la Confédération accepte de prendre en charge la moitié comme nous l’avons proposé. Et en contrepartie, la plupart des entreprises devraient rester. Cela étant, la balle est désormais dans le camp du Conseil fédéral, à qui il revient de trouver un terrain d’entente avec l’Europe sur le sujet.

Une unification fiscale du « Grand Genève » est-elle imaginable dans un futur proche ?

C’est souhaitable, mais impossible. Nos homologues français sont prêts à accepter l’idée de zones franches à l’intérieur desquelles c’est le droit fiscal suisse qui serait appliqué. En revanche, personne ne veut entendre parler de l’application du droit du travail suisse qui s’imposerait également dans ce cas. Cela étant, je pense qu’un jour ou l’autre, il faudra un impôt européen qui permettrait par exemple d’investir pour harmoniser certains secteurs. Parce qu’une Europe avec des systèmes sociaux non connectés va vite devenir difficile à gérer.

Bio express

Nom : David Hiler

Naissance : 18 juin 1955, Reno (Etats-Unis)

Nationalité : Suisso- Américain

Formation : Licence en sciences économiques et sociales, mention histoire économique à l’Université de Genève.

Parcours : Après avoir enseigné l’histoire au Cycle d’orientation, puis à l’Université en tant que chargé d’enseignement, David Hiler s’engage en politique auprès des Verts. Elu conseiller municipal de la ville de Genève, il devient député au Grand Conseil entre 1993 et 2005. Entré au Conseil d’Etat la même année, il dirige le Département des finances jusqu’à l’automne 2013 après avoir annoncé qu’il renonçait à briguer un troisième mandat.