Campus n°116

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La sécurité sociale, fragmentée et décentralisée

Mis en place à partir du XIXe siècle, Le système suisse de sécurité sociale est financé par des prélèvements réguliers et obligatoires. Un site Internet retrace son histoire

Fragmenté et décentralisé: c’est ainsi que l’on pourrait qualifier le système de sécurité sociale helvétique. Composé d’une ribambelle d’assurances différentes (vieillesse et survivants, chômage, invalidité, etc.), il doit sa complexité à son histoire. Et celle-ci est racontée par le menu sur le tout nouveau site Internet www.histoiredelasecuritesociale.ch, réalisé à l’occasion des 100 ans de l’Office fédéral des assurances sociales (OFAS, fondé en 1913). Conçu par un groupe de quatre historiens*, dont Matthieu Leimgruber, professeur à l’Institut d’histoire économique Paul Bairoch (Faculté des sciences de la société), il est disponible dans trois langues nationales et se veut ouvert au grand public, tout en offrant un contenu de qualité propre à éveiller la curiosité des scientifiques.

« Le système suisse de sécurité sociale a suivi une trajectoire générale typique pour un pays hautement industrialisé, note Matthieu Leimgruber. La force du fédéralisme, l’intensité de la démocratie directe ou encore le poids des acteurs privés ont toutefois beaucoup contribué à lui conférer sa structure fragmentée et décentralisée. Les régimes d’assurance actuels ont ainsi connu de nombreuses mutations et changements d’échelle au cours du XXe siècle. »

La palette des risques que couvre aujourd’hui la sécurité sociale est identifiée dès la fin du XIXe siècle. Ces risques apparaissent de plus en plus clairement avec l’industrialisation de la Suisse et le développement de nouvelles formes de pauvreté et de détresse qui touchent de larges couches de la société au gré des soubresauts économiques.

La séquence commence typiquement avec les accidents du travail, un sujet hautement conflictuel entre employeurs et salariés, une guerre qui se termine souvent au tribunal. L’idée d’une assurance (des caisses mutuelles au départ) qui remplacerait la responsabilité civile des employeurs est alors vue comme un gage de paix. A ce premier risque sont liées l’invalidité (conséquence potentielle d’un accident du travail) et la vieillesse puisqu’à cette époque commence à se développer de plus en plus une vie après le travail. Finalement, un ouvrier malade n’étant pas productif, autant s’assurer aussi contre cet aléa.

Par la suite, chaque risque est petit à petit fédéralisé mais à un rythme différent. Après la Caisse nationale suisse d’assurance en cas d’accidents (CNA/Suva) qui démarre ses activités en 1918, l’Assurance vieillesse et invalidité (AVS) passe par un long chemin semé d’embûches avant d’être accepté en 1947. Les assureurs, qui voient d’un mauvais œil l’Etat entrer sur un terrain qu’ils sont en train d’occuper, s’opposent au projet. Les patrons, soucieux de conserver leurs caisses de pension pour fidéliser leurs employés et investir une partie de leurs bénéfices, freinent eux aussi. Une votation populaire perdue en 1931, enfin, met un coup d’arrêt provisoire aux travaux législatifs d’autant plus qu’elle est suivie coup sur coup par la crise économique des années 1930 et la Deuxième Guerre mondiale.

Plébiscite populaire En pleine mobilisation générale, en raison de la guerre, on crée les Allocations pour perte de gain (APG) pour compenser les pertes de salaire des soldats (lire ci-contre). Ce système servira de modèle à la dernière mouture de l’AVS qui refait surface à la fin du conflit et est plébiscité dans les urnes en juillet 1947 par 80 % de oui et 80 % de participation.

L’Assurance invalidité (AI), créée en 1960, s’appuie à son tour sur le mode de financement (cotisations salariales complétées par des contributions des pouvoirs publics) et le système des rentes de l’AVS.

L’une des assurances les plus récentes, celle qui couvre le chômage (AC), illustre bien les mutations subies par le système suisse de sécurité sociale. Au début, le chômage est couvert par un ensemble de caisses et de mutuelles ouvrières mais aussi par des caisses d’entreprises ou encore des caisses locales et régionales organisées par les pouvoirs publics. Ces institutions couvrent cependant inégalement la population, et la crise des années 1970 pousse le législateur à rendre l’affiliation à l’AC obligatoire à l’ensemble du salariat. Mais les caisses de chômage subsistent. Aujourd’hui encore, il en existe plus de 150. Pionniers dans le domaine de l’assurance chômage, les syndicats ne contrôlent toutefois plus leurs caisses et se limitent, en l’occurrence, à la gestion quotidienne de l’assurance sociale.

Stabilisation à un niveau élevé L’assurance maladie, quant à elle, n’est devenue obligatoire que depuis 1996. Elle se distingue de toutes les autres assurances par le fait qu’elle a conservé son système de prime par tête et qu’elle n’est jamais passée à un mode de cotisation salariale. Récemment, le débat autour d’une caisse unique a également ressurgi (une initiative allant dans ce sens a été rejetée en 2007, mais l’idée n’a pas été abandonnée pour autant). Ce projet, même s’il est vieux de plus d’un siècle, a la particularité d’être en phase avec les statistiques. Le nombre de caisses maladie est en effet en forte baisse depuis soixante ans: il en existait plus de 1100 en 1950, contre une soixantaine en 2014. Il est néanmoins combattu par les caisses maladie et les partis bourgeois qui estiment qu’il serait trop centralisateur et accorderait une influence excessive à l’Etat.

Pour le chercheur genevois, la sécurité sociale traverse actuellement une période de « stabilisation à un niveau élevé ». Il n’est plus question de développement à tout crin, comme cela a été le cas durant les Trente Glorieuses. L’architecture générale du système est en place, tout le monde (ou presque) est couvert : il s’agit maintenant de savoir comment le pérenniser tout en faisant face à de nouveaux risques liés aux mutations du travail ou à mieux prendre en compte les situations et les parcours des femmes.

* Urs Germann, Université de Berne, Matthieu Leimgruber, Université de Genève, Martin Lengwiler, Université de Bâle, Carola Togni, Haute école de travail social et de la santé (Lausanne)

Une dîme sans douleur

Qui se soucie encore des acronymes (AVS, AI, APG, AC, LPP) qui s’alignent chaque mois sur la fiche de paie? Ces prélèvements obligatoires dépassent 12 % du salaire (sans compter la part de l’employeur) et personne ne bronche! C’est qu’il ne s’agit pas à proprement parler d’un impôt, plus enclin à attirer les foudres du contribuable, mais de cotisations sociales qui assurent nos vieux jours et couvrent de nombreux aléas de la vie. Et, surtout, les recettes des assurances vieillesse et survivants (AVS), invalidité (AI) et chômage (AC) ainsi que celles des allocations pour perte de gain (APG) et de la prévoyance professionnelle (LPP, 2e pilier) ne sont pas versées dans le pot commun des finances publiques. Les dizaines de milliards de francs du système de la sécurité sociale suisse (qui comprennent aussi les primes des assurances maladie) sont en effet gérés secteur par secteur et, concrètement, par des institutions privées ou para-étatiques sans jamais passer entre les mains de l’Etat. Même si la Confédération et les cantons y contribuent pour une part non négligeable (17,9 % des dépenses publiques en 2011) par diverses subventions.

« Si l’on se préoccupe aussi peu du niveau des prélèvements de la sécurité sociale, c’est que celle-ci a atteint l’un de ses objectifs, estime Matthieu Leimgruber, professeur à l’Institut d’histoire économique Paul Bairoch (Faculté des sciences de la société). Celui de nous libérer de l’angoisse d’un certain nombre de risques liés au parcours de vie. »

De la défense de la nation au soutien de sa reproduction

Le régime d’assurance sociale le plus helvétique, car sans nul autre pareil, est celui des Allocations pour perte de gain (APG). Créées durant l’hiver 1939-1940, en pleine mobilisation générale, elles sont destinées à compenser une partie de la perte de salaire durant les périodes de service miliaire. Dès le milieu de la guerre, le succès des APG et l’efficacité de leur mode de financement par des cotisations salariales – qui permet le paiement de prestations ainsi que la constitution de réserves importantes – sont tels qu’elles vont servir de modèle pour l’Assurance vieillesse et survivants (AVS).

Ensuite, par le hasard de l’histoire, les APG, marquées par la baisse drastique des effectifs militaires depuis la fin de la Guerre froide, élargissent leur champ d’action au congé maternité, introduit au niveau fédéral dès 2004.

Après avoir cotisé durant soixante ans et subventionné les prestations de la population masculine, les femmes – celles qui exercent une activité lucrative du moins – ont à leur tour le droit à des allocations pour perte de gain. « De la défense de la nation au soutien de sa reproduction, la trajectoire historique des APG constitue un fil rouge étonnant du développement de la sécurité sociale en Suisse », commente Matthieu Leimgruber, professeur à l’Institut d’histoire économique Paul Bairoch.