Campus n°116

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Régions de montagne: vers la fin du consensus

Les montagnes occupent une place centrale dans la politique suisse depuis les origines de l’état moderne. deux géographes retracent l’histoire d’une relation qui est passée de la nécessaire solidarité à la course à la compétitivité

De la publication, en 1779, du premier volume des Voyages dans les Alpes d’Horace-Bénédict de Saussure, ouvrage qui marque l’acte de naissance de la géologie alpine, aux travaux récents des chercheurs du programme de recherches ACQWA destinées à évaluer les ressources en eau dans les régions d’altitude à l’horizon 2050 (lire Campus 115), les montagnes suisses ont été étudiées sous toutes les coutures. Et si leur importance dans l’imaginaire national a été maintes fois relevée, rares restent les chercheurs qui se sont spécifiquement intéressés à la dimension politique de ces territoires. C’est le propos de l’ouvrage que viennent de signer Gilles Rudaz et Bernard Debarbieux, respectivement chargé de cours et professeur ordinaire au Département de géographie (Faculté des sciences de la société). Un petit livre qui montre que le consensus autour de la solidarité envers les populations de montagne qui a longtemps prévalu dans notre pays est aujourd’hui moribond.

Feu croisé Dans la plupart des pays européens, l’affirmation de l’Etat-nation s’est traduite par la mise en place de législations sur des domaines comme l’eau, le bois, l’énergie ou l’agriculture touchant de manière plus ou moins directe les régions de montagne. Les textes concernant spécifiquement l’espace montagnard sont cependant peu fréquents, hormis en Suisse où les régions d’altitude ont fait l’objet d’une attention récurrente du législateur depuis la naissance de l’Etat moderne dans la dernière partie du XIXe siècle.

La montagne se trouve alors sous un feu croisé. D’un côté, au travers des mythes fondateurs de la nation, le romantisme exalte l’indépendance et la combativité de ses habitants, incarnation de l’esprit national et dépositaires de la tradition. De l’autre, on reproche à ces derniers d’être incapables de gérer leur territoire. La plupart des gouvernements européens de l’époque sont en effet acquis à l’idée que les graves inondations qui surviennent dans une grande partie du continent européen vers 1850 sont la cause de la surexploitation des pâturages d’altitude et d’un déboisement excessif des forêts de montagne. Le raisonnement, appuyé notamment par les travaux de l’ingénieur français Alexandre Surrel (1813-1887), n’est pas totalement faux. L’exploitation forestière des versants, qui a explosé avec la révolution industrielle, perturbe en effet son rôle de régulation hydrique. Cette manière de voir les choses ne tient cependant pas compte de la part de ces ressources allouées à la consommation urbaine ainsi qu’au chemin de fer.

Conséquence: après un arrêté pris en 1871, qui marque la première intervention étatique dans ce domaine, l’attribution de la mission de surveillance de corrections des rivières et des forêts d’altitude à la Confédération est inscrite dans la Constitution en 1874. Cet article ouvre la voie à la Loi fédérale du 24 mars 1876 qui donne à la Confédération la haute main sur la police des forêts dans les régions élevées. Malgré les réticences des cantons directement concernés, les lois de 1897 et 1902 étendent cette compétence à l’ensemble des forêts du territoire suisse. Pour compléter le dispositif, une loi sur les eaux visant à mieux gérer les risques d’inondation est décrétée en 1877.

« Les dégâts imputés aux communautés montagnardes fournissent ainsi une justification à l’intervention de l’Etat central, au nom de l’intérêt général, écrivent les deux auteurs. Ainsi, les lois forestières de la seconde moitié du XIXe siècle stigmatisent les communautés montagnardes; elles visent à leur imposer des modes de gestion fondés sur une connaissance naturaliste et le savoir-faire des ingénieurs. »

L’exode et le refuge Dans les faits, ces mesures, qui tendent à discréditer les pratiques traditionnelles, contribuent à alimenter l’exode des populations alpines vers les centres urbains. Dès le début du XXe siècle, avec la montée en puissance du nationalisme, ce processus suscite l’inquiétude des pouvoirs publics. Dans un contexte marqué par une menace extérieure grandissante, qui se concrétise par le déclenchement des deux guerres mondiales, la montagne fait de plus en plus figure de refuge. Cette conception trouve son apogée avec la stratégie du « réduit alpin », qui consiste à abandonner le plateau en cas d’attaque extérieure pour concentrer la défense du pays sur ses hauteurs.

Au nom de la cohésion nationale et avec l’objectif avoué de maintenir les populations de montagne sur place – ce qui en ces temps de disette doit notamment contribuer à augmenter le potentiel de production des différentes régions du pays –, toute une série de mesures visant l’équipement et le développement des régions de montagne sont alors mises en place. Parmi celles-ci: le développement fulgurant du réseau routier qui couvre jusqu’aux vallées les plus reculées. Dans le même temps, des subventions spécifiquement destinées aux populations de montagne sont allouées dans des domaines aussi divers que le logement, l’hygiène ou l’agriculture, avec l’introduction de primes à la production augmentant avec l’altitude, par exemple.

Ce remarquable consensus basé sur l’idée d’une solidarité nécessaire envers les populations de montagne, sans qui la Suisse n’aurait plus tout à fait la même physionomie, estiment les pouvoirs publics, va perdurer jusque dans les années 1970. Dans le cadre de la nouvelle politique régionale mise en place par la Confédération, dont le but est d’assurer l’équilibre territorial du pays en développant les régions considérées comme défavorisées, s’opère un premier glissement vers des investissements de type structurel et l’encouragement des équipements collectifs au détriment des aides à la production. Le système de péréquation financière est également revu, privant la montagne de son statut exclusif.

Le règne du tourisme Devant le peu de résultats obtenus par cette politique, un nouveau virage est amorcé au début des années 1990 avec un nouveau train de mesures marqué par trois tendances lourdes: la disparition des politiques concernant spécifiquement l’espace montagnard au profit de mesures visant à contribuer à l’intérêt général, la promotion des activités multifonctionnelles, ainsi que la priorité donnée à l’innovation et à la compétitivité plutôt qu’à la redistribution des richesses au titre de la solidarité nationale. Destinée à toutes les régions rurales du pays, cette « Nouvelle politique régionale » concerne néanmoins la montagne au premier chef, par exemple pour ce qui est des produits de qualité à haute valeur ajoutée, puisqu’une législation est mise en place pour encadrer les problèmes liés à la labellisation de produits de montagne (AOC).

Incités à vendre moins, mais plus cher, les agriculteurs de montagne se voient par ailleurs chargés de nouvelles missions. Il leur incombe en effet désormais de contribuer à l’entretien du paysage et au maintien de la biodiversité. La gestion des forêts et l’agriculture, quant à elles, sont aujourd’hui considérées comme des activités parmi d’autres participant à l’économie rurale et touristique. Cette dernière est devenue dominante dans les régions de montagne puisqu’elles cumulent aujourd’hui 20 millions de nuitées sur les 36 millions du total national annuel. Les agriculteurs héritent donc d’un rôle d’agrément qui, comme le notent les auteurs du livre, est encore renforcé par la place essentielle que tient la montagne dans la politique environnementale de la Confédération, les parcs naturels d’importance nationale couvrant actuellement 21 % du territoire de ces régions.

Nouvelles tensions Comme l’ont bien montré les débats entourant la récente votation sur la construction de résidences secondaires, ce changement de cap ne va pas sans générer de tensions. « Une partie de la controverse tient à des tensions qui s’accentuent entre ceux qui appréhendent plutôt la montagne comme espace de nature et de loisir et des acteurs qui persistent à voir dans la montagne un espace de vie pour les populations qui y habitent, écrivent ainsi Gilles Rudaz et Bernard Debarbieux dans leur conclusion. Mais l’explication tient aussi, en fin de compte, à une divergence croissante dans les analyses et les stratégies parmi les représentants de la montagne. En arrière-plan de ces évolutions diverses, c’est peut-être la volonté de parvenir à une vision commune de la montagne qui s’est affaiblie ou la capacité des acteurs et des institutions suisses à s’en rapprocher. »

Vincent Monnet

« La montagne suisse en politique», par Gilles Rudaz ET Bernard Debarbieux, Presses polytechniques et universitaires romandes, 121 p.

Quand les montagnes jouent à saute-frontières

Dans la plupart des pays européens, les montagnes ont longtemps été perçues essentiellement comme des remparts naturels à l’abri desquels les populations pouvaient s’épanouir. La Suisse se distingue là encore. En se focalisant sur le contrôle des cols plutôt que des crêtes, en creusant des tunnels et en construisant des autoroutes, elle a en effet transformé ce qui était un obstacle en lieu de passage. Affirmée très tôt dans l’histoire de la Confédération, cette vocation d’ouverture a pris une dimension supplémentaire au cours de ces dernières décennies, à cause notamment de la montée en puissance des préoccupations écologiques. A l’échelle de la région comme de la planète, la montagne se trouve en effet au cœur de la politique étrangère de la Suisse. Elle sert ainsi de moteur à la stratégie de coopération et de développement menée par le Conseil fédéral en direction de pays comme le Népal, la Bolivie, le Pérou, le Bhoutan, le Lesotho, l’Ethiopie ou le Kirghizistan. C’est aussi l’un des principaux chevaux de bataille des émissaires helvétiques dans les grandes conférences comme le Sommet de la Terre, la Conférence de Rio ou celle de Johannesburg où la Suisse a largement contribué à la création d’un «Partenariat pour la montagne», considéré par de nombreux observateurs comme un grand succès diplomatique. VM