Campus n°117

Un XIXe siècle plus suisse que suisse

Dès son entrée dans la Confédération, Genève a beaucoup contribué à la cohésion nationale et joué un rôle moteur dans la construction de l’Etat moderne. Le canton multiplie les gages de bonne volonté envers sa nouvelle patrie qu’elle connaît pourtant à peine

Quand Genève demande à entrer dans le giron de la Confédération, certains cantons se méfient. Farouchement indépendante, volontiers émeutière et attachée à son identité, la ville du bout du lac est précédée par sa réputation de trublion. Sa vie politique et sociale a en effet été agitée durant tout le XVIIIe siècle et rien ne laisse alors penser que cela se calmera. S’adaptant à une donne politique qui la place dans cette nouvelle patrie qu’elle connaît à peine et après des premières années timides, Genève décide de jouer à fond le jeu helvétique. «On pourrait même dire que le canton est parmi les plus patriotes de la Confédération durant tout le XIXe siècle», estime Olivier Perroux, maître assistant à la Maison de l’histoire (Faculté des lettres).

Les premiers gestes sont symboliques. Des chansons sont composées à la gloire des valeureux montagnards représentants de la Suisse primitive venus saluer les citadins genevois en débarquant le 1er juin au Port Noir. Jean-François Chaponnière (1769-1856), révolutionnaire, peintre et chansonnier genevois, connu pour avoir écrit la célèbre C’est la faute à Voltaire, se fend ainsi pour l’occasion d’une chanson, Les Genevois aux Suisses , dans la quelle il clame: «Enfants de Tell, soyez les bienvenus» (lire les paroles en page 35).

En fait d’«Enfants de Tell», ce sont deux contingents des cantons catholiques de Soleure et de Fribourg qui débarquent ce jour-là, histoire de signifier à la Rome protestante qu’elle devra désormais composer avec d’autres confessions que la sienne. Mais qu’importe. La liesse populaire est énorme. Genève accueille à bras ouverts ses nouveaux compatriotes et toute la mythologie helvétique qui leur est associée. A la fin des années 1820, deux rues du tout nouveau quartier des Bergues et les premiers bateaux à vapeur inaugurés sur le lac Léman sont ainsi baptisées du nom de deux héros suisses: Arnold de Winkelried et Guillaume Tell.

Le couac du jeûne fédéral Désireuse de bien faire, Genève accepte même en 1832 de renoncer au Jeûne genevois et de le remplacer par le Jeûne fédéral, une idée venue d’Argovie censée instaurer un jour de célébration commun à tous les cantons. «Ce changement est toutefois mal vécu par un groupe de pasteurs de la cité de Calvin, explique Olivier Perroux. Ils parviennent à rallier assez de paroissiens à leur cause, à faire plier les autorités et à rétablir le Jeûne genevois en 1838.» Faire les yeux doux à la Suisse, d’accord, mais il y a des limites à ne pas franchir.

Gouvernement et population feront bloc, en revanche, et se comporteront en Suisses modèles au cours de l’affaire de Louis-Napoléon Bonaparte. Neveu de l’Empereur et citoyen de Thurgovie par sa mère, celui-ci se trouve en Suisse lorsqu’il est condamné par la France en 1837 pour des activités séditieuses contre la monarchie. La puissance voisine exige son extradition et, pour bien se faire comprendre, masse des troupes aux frontières genevoises et vaudoises. La demande fait l’objet de vifs débats à la Diète. La position de Genève, pourtant directement menacée, est claire: la Suisse n’expulse pas ses propres ressortissants, quoiqu’ils aient fait. La situation est très tendue durant plusieurs semaines. On surveille les bacs, on fortifie les villes, on achète des canons, etc. Les banquiers proposent même de dédommager les paysans souffrant d’un manque à gagner en raison de la fermeture des frontières. A la Diète, où le vote est serré, la position est tenue jusqu’au bout. Finalement, Louis-Napoléon Bonaparte décide de se rendre volontairement aux autorités françaises, préservant l’honneur de la Suisse.

Au cours de cet épisode, celui qui est chargé de mettre la ville en état de défense n’est autre que le général Guillaume-Henri Dufour (ami personnel de Louis-Napoléon Bonaparte soit dit en passant). Cette figure, dont une statue équestre trône aujourd’hui sur la Place Neuve, représente sans doute la contribution la plus significative de Genève à la notion naissante de cohésion nationale. Drôle de cadeau à première vue. Ce Genevois, formé à l’Ecole polytechnique de Paris, puis à celle d’application du génie de Metz, sert en effet dans l’armée française de 1811 à 1817. En 1814, tandis que les Confédérés débarquent en grandes pompes au Port Noir, il est promu capitaine d’état-major et participe à la campagne de France sous les couleurs de Napoléon. En 1815, il reprend même du service durant les Cent-Jours. Au moment même où est signée l’entrée de Genève dans la Confédération suisse, le capitaine Dufour est ainsi en train de réorganiser les défenses de Lyon.

Cela dit, avant d’être militaire, Guillaume-Henri Dufour est surtout un ingénieur très bien formé, denrée rare dans la Suisse de l’époque. Esprit libéral, il est favorable au progrès technique et sera impliqué dans les grands défis du siècle que sont la construction des villes et des réseaux techniques (gaz, chemins de fer). Tout en soutenant aussi les progrès politiques, il demeure très respectueux des institutions. Bref, c’est un homme pragmatique et mesuré, une passerelle entre la Genève d’antan et celle de l’avenir. La Suisse lui doit d’abord l’idée du drapeau national. Dufour en dessine en effet une première version (un carré rouge divisé en neuf secteurs dont les cinq centraux sont blancs) en 1817. Cette esquisse sera légèrement modifiée avant d’être consacrée dans la première constitution fédérale de 1848. Le général participe également à la fondation de l’Ecole militaire centrale fédérale de Thoune (1819). Dans ces années-là, Genève, la plus grande ville de Suisse, compte plusieurs brillants officiers. Il est le plus représenté au sein de l’Etat-major général.

Dufour fonde ensuite le Bureau topographique fédéral en 1838 et dirige les travaux de triangulation qui aboutiront à l’établissement de la première carte de la Suisse au 100 000e, achevée en 1864. Une œuvre qui lui vaudra de donner son nom au point culminant de la Suisse, la pointe Dufour (4634 mètres). Et c’est encore lui qui est choisi en 1847 pour mener les troupes fédérales contre les cantons catholiques du Sonderbund (lire encadré en page 35).

Industriels et exportateurs Peu avant cet épisode, Genève compte un autre homme, moins connu mais tout aussi opiniâtre dans sa volonté de faire progresser la construction de la Suisse moderne. C’est Jean-Jacques Rigaud, un conservateur éclairé, huit fois député à Berne (de 1830 à 1841). «Il mène un travail constant auprès de la Diète afin qu’elle adopte une Constitution fédérale pour remplacer le Pacte fédéral alors en vigueur, explique Olivier Perroux. Il milite pour un Etat fort. Grâce à lui, Genève est l’un des premiers cantons à demander l’union monétaire, des finances communes, une poste unique, la construction d’un réseau de routes efficace, etc. Il ne faut pas oublier qu’à cette époque, Genève est un canton d’industriels dépendant des exportations. C’est dans son intérêt que de tenter d’abolir toutes ces frontières

Dans sa quête de construction d’un Etat moderne, Jean-Jacques Rigaud est bien entouré, notamment par Pellegrino Rossi (lire son portrait dans le Campus n° 114). Cet Italien de naissance et Genevois d’adoption, d’une énergie débordante et avocat de formation, passe près de vingt ans en Suisse. Premier professeur catholique à l’Académie, élu au Parlement cantonal en 1820, il représente le canton à la Diète dès 1832. Ayant vite compris ce qui fait la spécificité de la Confédération (l’imbrication entre liberté politique et principe fédéral), il en appelle régulièrement à l’idée de «patrie commune».

L’opportunité de contribuer à la concrétisation de ce concept se présente lorsqu’il est nommé rapporteur de la commission chargée de la révision du Pacte fédéral. Les travaux aboutissent à un «projet d’Acte fédéral» qui prend finalement le nom de Pacte Rossi. Ce texte introduit deux idées clés: celle d’un Conseil fédéral composé de cinq membres et celle d’une Cour de justice placée sous l’égide de la Confédération. Le projet consacre également la liberté d’établissement et la libre circulation des hommes et des marchandises, la centralisation des douanes et des postes, l’unité monétaire, l’unification des poids et des mesures. Sans doute trop ambitieux pour l’époque, il est finalement rejeté en juillet 1833.

Malgré le fait qu’il quitte la Suisse après ce revers, Pellegrino Rossi est considéré comme un «jalon capital dans l’évolution de notre pays vers l’avènement de l’Etat fédératif de 1848», selon Alfred Dufour, professeur honoraire à la faculté de droit et grand spécialiste du personnage.

Rayonnement humanitaire Genève, qui est pourtant la plus grande ville de Suisse tout au long du XIXe siècle, doit attendre 1864 pour que soit élu son premier Conseiller fédéral: Jean-Jacques Challet-Venel (jusqu’en 1872). On lui doit notamment la création de l’Union postale universelle. Opposé à un projet de nouvelle constitution en 1872, il quitte la scène politique par la petite porte. Aucune rue ne porte son nom à Genève malgré le poste prestigieux qu’il a occupé.

La ville du bout du Lac apporte aussi à la Suisse une longue tradition humanitaire. Son rayonnement dans ce domaine connaît un développement important avec la création en 1863 du Comité international de secours aux militaires blessés, futur Comité international de la Croix-Rouge (CICR), et dont le premier président n’est autre que le général Dufour (1863-1864). Comme pour faire rejaillir son prestige naissant sur son pays d’accueil, l’organisation se choisit comme emblème le drapeau suisse dont les couleurs sont inversées (une croix rouge sur fond blanc).

Quelques années plus tard, en 1872, c’est encore à Genève qu’a lieu le règlement pacifique d’un conflit opposant deux grandes puissances et qui inaugure la politique des bons office de la Suisse. Il s’agit de l’arbitrage de l’Alabama. Ce tribunal arbitral, réuni dans la ville du bout du lac, condamne la Grande-Bretagne à verser aux Etats-Unis une très lourde indemnité pour avoir manqué à ses obligations internationales de stricte neutralité durant la guerre de Sécession en tolérant la livraison, à partir de son territoire, d’une vingtaine de bateaux armés – dont la corvette Alabama – aux rebelles sudistes.

En s’approchant du tournant du siècle, qu’est-ce que la Cité de Calvin pourrait faire de plus pour affirmer son attachement sincère à la Suisse? Elle peut se parer des atours architecturaux de sa nouvelle patrie, par exemple. Genève adopte en effet la même période l’Heimatstil. Ce style patriotique, qui lui est pourtant totalement étranger, est ainsi utilisé dans la construction d’un grand nombre de bâtiments publics dont des écoles primaires que l’on peut encore admirer de nos jours (Roseraie, Sécheron, Saint-Jean…).

Et, pour enfoncer le clou, Genève organise l’exposition nationale de 1896. A cette occasion, on construit un village suisse d’un réalisme époustouflant. On reconstitue des fermes, des montagnes et même un torrent de montagne et sa cascade plus vraie que nature. Des vaches sont sorties de l’étable quotidiennement. Ces scènes seront filmées, photographiées et transformées en cartes postales contribuant au mythe d’une Suisse traditionnelle rurale et immuable.

Le «pacificateur» et la guerre civile

Dans les années 1840, sept cantons conservateurs (Lucerne, Uri, Schwytz, Unterwald, Zoug, Fribourg et le Valais), craignant pour la sauvegarde de la religion catholique, concluent une alliance séparée, le Sonderbund. Mis devant le fait accompli, les autres cantons exigent que cette dernière soit dissoute. A cette occasion, Genève tient le rôle d’arbitre: c’est sa voix qui fait pencher la balance de la Diète en faveur des radicaux, hostiles au Sonderbund. A l’issue de ce vote, face au refus d’obéir des cantons catholiques, la crise dégénère en guerre civile.

A la tête d’une armée de 60 000 hommes, le général genevois Guillaume-Henri Dufour obtient la capitulation des cantons dissidents en seulement trois semaines. Sa guerre rapide se solde par un minimum de sang versé (93 morts et 510 blessés). Le grand mérite du «Pacificateur», comme le qualifie la Diète, n’est pas tant d’avoir remporté la campagne mais de l’avoir menée de telle sorte que les dégâts soient minimes et que l’unité suisse ressorte grandie de l’épreuve.