Campus n°117

L'Allemagne sous le feu des bombes volantes

Les raids aériens conduits par les alliés contre le IIIe Reich ont aboutit à la destruction quasi totale de 80% des villes allemandes. Très controversées, ces opérations s’expliquent par un réseau complexe de facteurs dont certains remontent aux origines de l’aviation

Le bombardement systématique des villes allemandes au cours des derniers mois de la Deuxième Guerre mondiale n’a été dicté ni par une volonté de représailles ni par des nécessités stratégiques. Ces opérations ne peuvent pas non plus être imputées totalement au comportement d’un petit groupe d’individus. Comme le montre Pierre-Etienne Bourneuf, chercheur associé à la Fondation Pierre du Bois pour l’histoire du temps présent, dans un récent ouvrage issu d’une thèse de doctorat menée à l’Institut des hautes études internationales et du développement, elles sont le fruit d’une conjonction complexe de facteurs, dont certains remontent aux premières heures de l’aéronautique.

Des intentions aux actes Le 3 mai 1945, six jours avant la reddition de l’Allemagne, Kiel est bombardée pour la 90e fois par l’aviation anglo-américaine. L’opération met un terme à une offensive aérienne qui s’est soldée par la destruction systématique des villes allemandes de plus de 100 000 habitants et qui a fait au moins 300 000 victimes parmi lesquelles une immense majorité de non-combattants.

Au premier jour de la guerre, le 1er septembre 1939, le président américain Franklin D. Roosevelt appelait pourtant l’ensemble des belligérants à renoncer aux bombardements contre les civils. Quelques jours plus tard il était suivi par le Premier ministre britannique Neville Chamberlain qui déclarait à son tour, devant le Parlement de Westminstrer, que la Grande-Bretagne n’aurait jamais recours à des bombardements visant à terroriser des civils, quels que soient les moyens employés par ses adversaires.

Comment expliquer dès lors que les Alliés, qui se considéraient comme les bastions de la civilisation contre la barbarie nazie, aient pu devenir les partisans d’une telle stratégie de terreur?

Un nouveau dogme Le premier élément mis en évidence par Pierre-Etienne Bourneuf est lié à l’évaluation longtemps approximative qui a été faite du potentiel de l’aviation militaire. Cette nouvelle arme suscite en effet de nombreux fantasmes dès son apparition. On lui prête en particulier la capacité d’anéantir la volonté de combattre de l’ennemi.Relayée par les médias et la littérature cette perception apocalyptique ne cessera de se renforcer dans les décennies qui suivent, alors même qu’elle n’est étayée par aucune donnée objective.

C’est particulièrement vrai en Grande-Bretagne, dont l’insularité a été brisée par les attaques aériennes allemandes lors de la Première Guerre mondiale. Marquant profondément l’opinion publique, ces événements provoquent en réponse la création de la Royal Air Force (RAF), au sein de laquelle une unité (l’Independent Air Force) a pour objectif spécifique de «mener des bombardements à grande échelle contre l’Allemagne». Théorisée par différents stratèges au cours de l’entre-deux guerre, l’idée selon laquelle l’offensive terrestre classique n’est plus envisageable dans les guerres modernes apparaît ainsi, aux yeux des aviateurs, comme un véritable dogme au moment ou la Wehrmacht pénètre en Pologne.

La surrenchère Planifiée depuis 1937, l’offensive aérienne britannique contre l’Allemagne ne se passera cependant pas comme prévu. Malgré l’importance des moyens déployés, le bilan des premières années de guerre est en effet très maigre. Au cours de l’été 1941, le Rapport Butt montre ainsi que sur 6000 bombardiers ayant attaqué la région de la Rhur, seuls 1200 ont réussi à larguer leurs bombes dans un périmètre de 120 km2 autour de leur cible. Les pertes sont par ailleurs très élevées, puisque lors de certains raids menés dans les premiers mois du conflit, elles avoisinent 50% des appareils engagés.

Plutôt que d’amorcer une remise en cause des idées poursuivies jusque-là, cette absence de résultats positifs va pousser les responsables de la RAF – et, dans une moindre mesure, leurs homologues américains de l’USAAF – à tout mettre en œuvre pour prouver l’efficacité de leurs contingens. Se résolvant à opérer de nuit afin de limiter les pertes, les forces britanniques adoptent dès lors une tactique qui consiste à détruire les cibles visées en saturant de bombes explosives et incendiaires les zones où elles étaient situées. Ces frappes aveugles, dont l’échelle ne cessera d’augmenter, deviennent la règle durant l’hiver 1944 et ne seront pas remises en cause par le retour des beaux jours.

Même s’ils persistent à vouloir opérer de jour afin d’obtenir une meilleure précision, les Américains glissent, eux aussi, vers des attaques de plus en plus indiscriminées. La faute notamment au manque de moyens et à une météo exécrable.

«L’importance accordée à l’effet moral des raids n’a pas uniquement permis de masquer l’imprécision des bombardements, complète Pierre-Etienne Bourneuf. Elle a aussi prédisposé les dirigeants de l’aviation anglo-américaine aux frappes contres les civils, en habituant les aviateurs à l’idée que les bombardements devaient faire pression sur l’ensemble de la société ennemie.»

«Dommages collatéraux» Si cette évolution a été possible, c’est aussi parce que le cadre juridique qui prévalait en 1939 était extrêmement lâche. Les seuls textes qui réglementent alors le recours aux bombardements sont issus des conférences tenues à La Haye en 1899 et en 1907. Ils consacrent notmment deux grands principes. Le premier est la reconnaissance du droit d’utiliser ce type d’armement pour des opérations offensives pour autant que les objectifs choisis aient une valeur militaire, terme que le texte ne définit précisément et qui sera interprété de façon très large au cours de la Deuxième Guerre mondiale. Le second renvoie à la notion de «dommages collatéraux» et entérine l’idée que les victimes civiles représentent un prix à payer inhérent au déroulement des opérations de guerre et à l’imprécision de l’armement.

A plusieurs égards, le déroulement de la guerre a également eut une influence significative sur les objectifs poursuivis par le commandement allié. Selon Pierre-Etienne Bourneuf, les attaques sur Londres ou Coventry (quasiment rasée le 14 novembre 1940 dans le cadre du Blitz) ont non seulement réduit les réticences des britanniques à frapper des civils allemands, mais également offerts à la RAF un modus operandi que cette dernière n’a pas tardé à s’approprier.

En faisant planer la menace d’un prolongement de la guerre de plusieurs mois, la bataille des Ardennes a, elle aussi, contribué à la radicalisation des opérations en donnant du crédit à l’idée qu’il ne fallait pas laisser passer l’opportunité de porter le coup de grâce au régime nazi. «De fait, la nécessité, désormais perçue comme impérieuse, d’abréger la guerre prime sur toute autre considération», résume Pierre-Etienne Bourneuf.

Dans un tel contexte, l’attitude du responsable du Bomber command de la RAF, Arthur Harris, n’a évidemment rien arrangé. Obsédé par la volonté de bombarder l’ensemble des villes du Reich, il n’a pas hésité à contourner certains ordres pour s’attaquer à des centres urbains plutôt qu’à des objectifs purement stratégiques. Fréquemment en conflit avec la vision défendues par les responsables américains, son attitude a, par ailleurs, entravé la coordination entre la RAF et l’USAAF et réduit l’impact des bombardements, notamment au plus fort de la campagne contre les réserves de carburant qui, de l’avis de Pierre-Etienne Bourneuf, aurait pu s’avérer décisive. Quoi qu’il en soit, malgré sa détermination et le peu d’égards qu’il accordait au sort des populations civiles allemandes, Harris The Butcher (le boucher) ne saurait porter à lui seul la responsabilité des excès commis par les Alliés.

Démonstration de force Dissimulant la réalité de leurs agissements sous un épais vernis doctrinal, les Américains étaient ainsi parfaitement conscients des pertes humaines induites par leurs choix stratégiques et ils n’ont jamais exclus la possibilité de recourir à des frappes indiscriminées. Winston Churchill, quant à lui, ne s’est distancé que très tardivement de ce type de pratique qui, sur le plan politique, n’était pas dénuée d’avantages. Jusqu’au débarquement en Normandie, les raids aériens constituent en effet le seul moyen d’appuyer Staline en retenant des troupes et des ressources sur le front occidental. Figurant parmi les rares points d’accord avec l’URSS, ces opérations sont d’ailleurs fréquemment justifiées par la nécessité d’assister l’avancée russe en Allemagne. De manière plus cynique, c’est sans doute aussi pour le Premier ministre britannique un moyen unique d’affirmer sa puissance alors que l’issue de la guerre ne fait plus de doute et que se profile la Conférence de Yalta. A cet égard, au-delà du discours officiel, on peut également comprendre les raids menés sur Berlin, Leipzig ou Dresde au printemps 1945 comme une démonstration de force à l’attention de l’URSS. Tout comme on peut penser que les deux bombes atomiques lâchées, à l’aube de la Guerre froide, sur Hiroshima et Nagasaki avaient valeur d’avertissement pour les Soviétiques.

Vincent Monnet

«Bombarder l’Allemagne. L’offensive alliée sur les villes pendant la Deuxième Guerre mondiale», par Pierre-Etienne Bourneuf, PUF, Graduate Institute Publications, 342 p.