Campus n°117

Une brèche dans les défenses du paludisme

Une molécule essentielle à la survie du parasite responsable de la malaria présente une particularité qui pourrait être exploitée comme une nouvelle cible thérapeutique. Les premiers résultats obtenus sur des cellules en culture sont concluants

Le parasite de la malaria aurait-il enfin révélé un point faible qui pourrait lui être fatal? Un talon d’Achille qui permettrait de soigner les fièvres provoquées par ce protozoaire si habile jusqu’à présent à trouver une résistance à chaque nouveau traitement? C’est en tout cas l’espoir qu’éveille la découverte réalisée par l’équipe de Didier Picard, professeur au Département de biologie cellulaire (Faculté des sciences), et publiée le 3 mars dans la version en ligne du Journal of Medicinal Chemistry. Leur cible est une protéine, la HSP90, indispensable à la survie du parasite Plasmodium et que les chercheurs ont pu bloquer grâce à un composé chimique trouvé sur le marché. Ce dernier a été sélectionné parmi plus d’un million d’autres grâce à des calculs de simulations réalisés par des ordinateurs surpuissants. Des expériences préliminaires menées sur des levures génétiquement modifiées puis sur des globules rouges humains infectés ont produit des résultats encourageants. Ceux-ci pourraient ouvrir la voie au développement d’une nouvelle approche thérapeutique dont cette maladie orpheline a grand besoin, elle qui touche plusieurs millions de personnes chaque année à travers le monde.

La protéine HSP90 est connue depuis longtemps. Elle a été identifiée pour la première fois dans les années 1970 par Alfred Tissières, ancien professeur au Département de biologie moléculaire (Faculté des sciences) décédé en 2003. En étudiant les mouches drosophiles, le chercheur a remarqué que les insectes, lorsqu’ils sont soumis à un choc thermique, produisent un surplus de certaines protéines. Il les a donc appelées les Heat Shock Protein (HSP).

Par la suite, les chercheurs se sont rendus compte que la HSP90 est une des protéines les plus abondantes dans les cellules, même en l’absence de stress thermique. Il s’avère également qu’elle est indispensable à la survie de ces cellules et qu’elle existe sous une forme très semblables chez pratiquement toutes les espèces vivantes, des animaux aux plantes en passant par les champignons, les protozoaires et une grande partie des bactéries. La variante humaine et celle que l’on retrouve chez la bactérie Escherichia coli sont ainsi identiques à 40%, alors que des centaines de millions (voire des milliards) d’années d’évolution séparent ces deux espèces.

Chaperon moléculaire La HSP90 est ce que les biologistes appellent un chaperon moléculaire, un surnom qu’elle ne doit pas à sa forme, qui rappelle vaguement une capuche et dans laquelle viennent se fixer d’autres molécules, mais à l’une de ses fonctions principales. Elle se charge en effet d’empêcher les interactions «illégitimes» entre protéines tout en promouvant celles qui sont autorisées pour assurer un bon fonctionnement de la cellule.

Elle assure aussi des tâches de «mise en forme» en imprimant ou en maintenant une structure tridimensionnelle aux kinases, facteurs de transcription et autres ligases qui viennent la visiter. Sa clientèle est variée: elle compte plus de mille types de protéines différentes.

Le fait qu’une augmentation de la température provoque une surproduction de la HSP90 semble indiquer qu’elle joue aussi un rôle de protection. Les protéines évoluant dans les cellules du patient et celles du Plasmodium lui-même doivent probablement en bénéficier lors des fortes fièvres occasionnées par un épisode paludique.

Il existe un moyen de désactiver le chaperon. Il suffit pour cela de bloquer une «niche» aménagée dans ses circonvolutions moléculaires. Cette niche sert à réceptionner les petites molécules d’ATP (adénosine triphosphate) qui lui délivrent l’énergie nécessaire pour fonctionner. En l’occupant avec un autre composé, on lui coupe simplement les vivres.

Pire que la maladie Le problème, c’est que la configuration tridimensionnelle de cette niche est identique dans toutes les variantes de HSP90 connues dans le monde du vivant. En bloquant ainsi les chaperons moléculaires du Plasmodium on risque de faire de même avec ceux de la personne que l’on aimerait soigner, provoquant des effets secondaires potentiellement pires que la maladie elle-même. C’est pour cette raison qu’aucun des inhibiteurs de la HSP90 découverts à ce jour n’a pu faire l’objet de la moindre étude clinique.

La plupart des équipes actives dans l’étude de la HSP90 ont d’ailleurs renoncé à chercher une quelconque cible dans cette niche qui puisse aboutir à un traitement spécifique contre un agent infectieux (dont celui de la malaria) sans ravager par la même occasion toutes les cellules saines. Celle de Didier Picard, elle, n’a pas baissé les bras.

«Nous avions remarqué que l’efficacité de certains inhibiteurs variait légèrement selon qu’ils étaient employés sur des levures ou sur des protozoaires, explique le biologiste. Selon nous, la niche des HSP90 de ces deux espèces devait différer légèrement. Pour en avoir le cœur net, j’ai mis mon doctorant, Tai Wang, sur le coup.»

Jour et nuit Celui-ci a recréé sur ordinateur les diverses configurations 3D possibles du chaperon moléculaire du parasite. A l’aide d’outils informatiques de modélisation très sophistiqués, il a «navigué» des jours entiers à travers ces structures virtuelles. Selon son professeur, il y a peut-être aussi consacré ses rêves, tellement il s’est absorbé dans sa tâche. Ses efforts ont toutefois été récompensés car, un beau jour, il découvre, à l’entrée de la fameuse niche, une petite «extension» supplémentaire qui n’existe pas dans les variantes humaines ou de la levure. En revanche, elle est présente dans toutes les souches du Plasmodium. Bingo!

Les biologistes se lancent alors dans la recherche d’une molécule qui aurait juste la bonne taille pour se loger dans ce petit espace, bloquant ainsi, espèrent-ils, le passage à l’ATP (voire l’image en page XXX). Pour ce faire, ils exploitent une librairie d’un million de composés bien caractérisés par l’industrie chimique et la puissance du superordinateur Blue Gene de l’Ecole polytechnique fédérale de Lausanne. Après des jours de calcul intense, ils obtiennent un petit nombre de candidats.

Leur dévolu tombe finalement sur des composés dérivés du 7-azaindole. Toujours à l’aide d’ordinateurs puissants, ils vérifient plus en détail de quelle manière ces molécules pourraient se lier à la HSP90 avant de passer à l’expérimentation sur des cellules vivantes.

Stop au parasite Ils constatent alors avec satisfaction que l’informatique ne les a pas trahis: comme prévu, leurs composés se lient bien aux chaperons moléculaires du Plasmodium falciparum alors qu’ils sont sans effets sur ceux de la levure ou de l’être humain. Avançant pas à pas, les biologistes utilisent ensuite une levure génétiquement modifiée de telle façon qu’elle exprime la variante parasitaire de la HSP90 à la place de la sienne (les levures sont plus faciles à manipuler en laboratoire que les parasites). Là encore, l’azaindole parvient à stopper leur croissance. Finalement, dans une dernière expériences, les composés sont administrés directement à des globules rouges humains infectés par le parasite. Une fois de plus, la multiplication du protozoaire est stoppée.

«L’azaindole que nous avons utilisé est un composé de première génération, estime Didier Picard. Il s’agit désormais de perfectionner davantage notre inhibiteur avant de se lancer dans des tests sur des animaux de laboratoire comme les souris. Nous avons déposé des brevets sur nos découvertes, de manière à éveiller éventuellement l’intérêt de compagnies privées. Et il n’est pas exclu que nous créions notre propre start-up. Le problème, c’est que la suite du travail commence à ressembler à de la recherche appliquée, alors que je tiens à continuer à pratiquer la recherche fondamentale.»

Anton Vos

La Malaria, championne de la résistance

«Toute nouvelle stratégie de lutte contre la malaria est la bienvenue, estime François Chappuis, professeur associé au Département santé et médecine communautaire (Faculté de médecine). Même si la maladie est en recul, elle demeure un problème majeur de santé publique avec ses quelques 600 000 morts par année. Par ailleurs, Plasmodium falciparum, le parasite responsable de la malaria potentiellement mortelle, a prouvé sa capacité à développer des résistances aux médicaments existants.»

La chloroquine a ainsi perdu depuis longtemps de son efficacité, suivie en cela par le Fansidar, rendant ces traitements obsolètes. Et c’est maintenant au tour des dérivés de l’artémisinine, les traitements actuels de première ligne, d’être menacés.

«Même si les taux de guérison des combinaisons thérapeutiques à base de dérivés d’artémisinine demeurent élevés, on commence à observer, en Asie du Sud-Est, des fièvres qui durent plus longtemps, poursuit François Chappuis. C’est le signe qu’une résistance partielle s’installe. Le problème, c’est qu’il n’existerait pas d’alternatives thérapeutiques valables si les dérivé d’artémisinine devaient perdre leur efficacité.»

De nouveaux vaccins contre la malaria sont actuellement en développement. L’un d’entre eux semble montrer un certain niveau d’efficacité auprès des enfants. Cependant, le fait que les populations à risque sont en aussi les plus pauvres de la planète n’encourage pas les firmes pharmaceutiques à se lancer dans le développement, coûteux, de nouveaux médicaments.

Dans ce contexte, la nouvelle cible thérapeutique proposée par Didier Picard, professeur au Département de biologie cellulaire (Faculté des sciences), est une bonne nouvelle. Même si rien ne permet encore d’affirmer qu’elle aboutira un jour à un médicament - ni que celui-ci sera bon marché - elle peut d’ores et déjà se prévaloir de quelques avantages. Le premier est que cette cible est spécifique au parasite de la malaria et qu’on la trouve sur toutes les souches existantes. Un hypothétique médicament serait ainsi potentiellement efficace dans toutes les régions endémiques du globe, contrairement aux traitements actuels, qui varient d’une souche à l’autre. Le second, c’est que les risques d’apparition d’une résistance sont moindres. Selon le biologiste, la cible en question, la protéine HSP90 (lire l’article principal), est tellement essentielle à la survie du parasite qu’il est peu probable qu’elle puisse survivre à une mutation génétique.