Campus n°117

Le cerveau aime être excité mais pas trop

L’activité neuronale stimule les connexions tout en provoquant, simultanément, la mise en place automatique d’un système d’inhibition qui évite la surchauffe. Ce thermostat cérébral a été mis en évidence par une équipe genevoise

Le cerveau humain est constitué de quelques 100 milliards de neurones qui peuvent chacun former des dizaines de milliers de connexions. Le nombre de combinaisons possibles est extravagant. Comment la nature parvient-elle à réaliser un câblage aussi complexe sans se tromper? En suivant un mode d’emploi diablement efficace que des centaines de millions d’années d’évolution ont perfectionné et adapté, explique Denis Jabaudon, professeur-assistant au Département de neurosciences fondamentales (Faculté de médecine). Un mode d’emploi que lui et son équipe cherchent à mieux comprendre. Dans un article paru le 5 mars dans la revue Neuron, ils révèlent ainsi un des mécanismes mis en œuvre lors de la composition des circuits cérébraux impliqués dans la vision. Il s’agit d’une régulation fine, gérée par les neurones eux-mêmes, que les auteurs comparent à un thermostat. Explications.

«Quand l’ambiance d’une pièce est fraîche, le radiateur se met à chauffer, explique le chercheur. Et quand la température dépasse une certaine limite, il s’éteint. Bref, le thermostat du radiateur tente de maintenir constamment la bonne température dans la pièce. Quelque chose de similaire se passe dans le cerveau, où la température est remplacée par l’activité neuronale et le radiateur (ou plutôt le ventilateur si l’on veut rester cohérent) par des neurones dits inhibiteurs

Le cerveau est en effet actif par défaut. La tendance naturelle est son excitation générale. D’où le rôle essentiel des neurones inhibiteurs. Comme leur nom l’indique, ceux-ci ont le pouvoir de désactiver les autres neurones auxquels ils sont branchés. En agissant ainsi, ils maintiennent un équilibre sain dans l’activité cérébrale, autrement dit un niveau d’excitabilité permettant une certaine plasticité (pour créer ou modifier des connexions en cas de besoin) tout en évitant qu’il ne devienne toxique. La suractivité cérébrale est en effet l’une des caractéristiques des crises d’épilepsie.

Sa propre sécurité La question est de savoir ce qui gère la mobilisation et l’entrée en action des neurones inhibiteurs. Selon l’article qui vient de paraître, ce rôle est en partie dévolu à l’activité neuronale elle-même, provoquée et entretenue par des signaux venus de la périphérie. En d’autres termes, le système contient sa propre sécurité.

Pour arriver à ce résultat, les chercheurs ont étudié la fonction visuelle de souris venant de naître. Au cours des deux premières semaines de leur vie, les yeux des rongeurs sont encore clos mais les rétines sont déjà actives. Ces petits tapis couvrant les fonds des yeux sont constitués des terminaisons des centaines de milliers de neurones composant les nerfs optiques, eux-même reliés au système nerveux central.

De manière aléatoire, certaines de ces extrémités se «dépolarisent», c’est-à-dire qu’elles s’activent spontanément, communiquant leur excitation à leurs voisines. Des vagues électriques se propagent alors de temps à autre sur la rétine, un peu comme celles provoquées par la chute d’un caillou sur la surface d’un étang. Cette activité est transmise, via le nerf optique, aux zones du cerveau dédiées à la vision. Ce processus permet au cerveau d’enregistrer la position relative des neurones qui captent la lumière et, par conséquent, de préparer la gestion de la vision (en particulier la vision stéréoscopique) dès que s’ouvriront les paupières des petites souris.

Les chercheurs ont exploité ce phénomène pour leurs travaux. Ils ont d’abord remarqué que lorsque les vagues rétiniennes se propagent naturellement, les signaux électriques transmis au cerveau entraînent la migration de neurones inhibiteurs vers les zones excitées. C’est-à-dire que ces cellules régulatrices font pousser des prolongements (axones) en direction de ces régions pour y créer des synapses (connexions entre deux neurones). Résultat : toute la région étudiée, située dans le thalamus, est uniformément pourvue de neurones inhibiteurs.

Vagues rétiniennes Les scientifiques ont ensuite perturbé la cohérence de ces vagues, soit en administrant une substance pharmacologique aux rougeurs, soit en utilisant des souris génétiquement modifiées. Les vagues rétiniennes s’estompent alors fortement et le signal résiduel se transforme en une sorte de bruit de fond chaotique. Dans ces cas-là, la migration des neurones inhibiteurs est incomplète. Ceux-ci se concentrent dans certaines régions et sont absentes dans d’autres. De larges portions de l’aire cérébrale échappent ainsi à leur action régulatrice.

«Ces résultats signifient que la mobilisation des neurones inhibiteurs est déclenché par des signaux envoyés par les nerfs afférents (le nerf optique en l’occurrence) mais pas seulement, explique Denis Jabaudon. Il faut également que ces signaux soient instructifs, c’est-à-dire qu’ils possèdent une valeur informative qui, dans ce cas, a trait à la disposition spatiale des neurones les uns par rapport aux autres.»

Anton Vos