Campus n°118

Les truculences oubliées du Moyen-âge

Le côté grossier du passé

On s’insultait vertement dans les rues de Genève au moyen âge. Les archives judiciaires ont même gardé la mémoire des mots et du métier des personnes qui les ont proférés. Analyse

Latro ! Ribauda ! Ruffians ! Estranglator ! Carnacier ! Truanda ! Les archives judiciaires résonnent encore des noms d’oiseaux que les Genevois ont coutume de se lancer au visage aux XIVe et XVe siècles. Ces injures se retrouvent inscrites en toutes lettres dans des documents de l’époque car elles ont dégénéré en rixes qui se sont elles-mêmes soldées par une amende officielle. « La consignation de ces petits délits joue le rôle de caisse enregistreuse d’une oralité qui, sans cela, aurait été perdue à jamais », commente Frédéric Elsig, professeur associé au Département d’histoire de l’art et de musicologie (Faculté des lettres) et l’organisateur d’une journée d’étude au mois d’avril dernier sur le thème de l’injure au Moyen Age.

Les différentes contributions à cette journée d’étude, qui s’inscrit dans le cadre du Certificat interdisciplinaire en études médiévales, ont montré que si les invectives ont changé sur la forme, elles ressemblent, sur le fond, à celles d’aujourd’hui. « Quand c’est un homme qui est visé, on porte atteinte à sa virilité ou à sa naissance, explique Frédéric Elsig. Le « fils de pute » d’aujourd’hui se disait alors « fils de prêtre », par exemple, mais les deux insultes suggèrent la même chose, à savoir que la personne attaquée n’a pas de parents connus. Très souvent, on tente aussi d’amoindrir l’adversaire en utilisant des qualificatifs désignant les marginaux de la société (les prostituées surtout) ou des animaux. Le registre scatologique n’apparaît, quant à lui, que plus tard, à partir du XVIe siècle.»

Le travail exploratoire de Franco Morenzoni, professeur au Département d’histoire générale, porte sur les documents du vidomne. Ce dernier est une particularité genevoise et désigne, pour simplifier, un officier savoyard qui préside, au nom de l’évêque de Genève, une cour de justice chargée de traiter les petites infractions. Il s’agit de procédures orales durant lesquelles les parties se mettent d’accord sur le montant d’une amende (s’il y en a une) censée effacer le tort commis. Les comptes du vidomnat conservent le montant de ces sommes et la raison pour laquelle elles ont été versées.

Selon ces documents, les principales victimes des injures de cette époque sont les femmes, plus particulièrement les prostituées. En même temps, ce sont elles aussi qui en profèrent le plus et, dans plus de la moitié des cas, contre leurs propres collègues. « L’autre population particulièrement touchée est celle des juifs, précise Franco Morenzoni. Ils sont non seulement injuriés plus souvent mais doivent aussi payer plus d’amendes pour injure que les autres. Ces deux exemples me font penser que ces cas découlent la plupart du temps de dénonciations par des tiers. Notamment parce que je vois mal des prostituées s’insultant réciproquement porter plainte.»

A cette époque, la ville est de petite taille et confinée dans ses murailles. Il existe une promiscuité géographique entre les classes sociales. « Comme dans la plupart des villes européennes, les filles de joie travaillent à proximité de la cathédrale, les chanoines étant des célibataires riches, explique Frédéric Elsig. On trouve aussi des prostituées dans la bien nommée rue des Belles-Filles, l’actuelle rue Etienne-Dumont.»

Qualificatifs bien sentis Les servants et servantes en prennent eux aussi pour leur – modeste – grade bien qu’ils ne soient pas en reste quand il s’agit de distribuer quelques qualificatifs bien sentis. Loin derrière, dans la liste des prévenus, arrivent les artisans. Les plus virulents semblent être les pelletiers (qui travaillent les peaux pour en tirer du cuir ou des fourrures). Le charretier, dont le langage fleuri a pourtant donné naissance à une maxime bien connue, semble, quant à lui, avoir le bon goût de ne pas s’adresser à ses congénères de la même manière qu’à ses mules. Mais, selon Franco Morenzoni, il ne faut pas en tirer de conclusions trop hâtives. Le nombre de cas demeure trop faible pour en tirer des statistiques fiables.

La quantité d’amendes pour injures augmente cependant avec l’essor des foires genevoises dont l’âge d’or se situe précisément au cours de la première moitié du XVe siècle. Durant cette période faste, la ville voit affluer des quantités de marchands venus de toute l’Europe, générant une intense activité économique qui ne manque pas d’attirer à son tour une population bigarrée, dont les prostituées, cherchant à en tirer profit et causant quelques troubles à l’ordre public.

La littérature médiévale sert elle aussi de support aux injures. L’un des exemples les plus frappants est le Roman de la rose. La première partie, écrite autour de 1230 par Guillaume de Lorris, est très élaborée. Elle parle d’un amoureux qui entre dans un jardin cueillir une fleur dans une allégorie savante de l’acte sexuel. La seconde, en revanche, est plus truculente. Rédigée vers 1270 par Jean de Meung, elle compte 18 000 vers qui n’y vont pas par quatre chemins.

« C’est un texte savoureux d’une violence phénoménale, soutient Frédéric Elsig. Carmen Decu Teodorescu, assistante à l’Unité d’histoire de l’art (Faculté des lettres), a présenté le passage du mari jaloux qui injurie sa femme car il la croit volage. Les insultes sont du même acabit que celles rapportées par les procès genevois, ce qui nous permet de penser qu’elles ne sont pas des inventions de l’auteur

Panier de phallus On peut y lire notamment, à propos des femmes et en vieux français : « Toutes estes, serez ou fustes / De fait ou de voulenté, pustes.» Dans un exemplaire du Roman de la rose conservé à la Bibliothèque nationale de France, on peut même trouver une illustration dans une marge qui n’a rien à voir avec le texte mais qui représente une insulte destinée aux membres de l’ordre franciscain. On y voit représenté une religieuse cueillant un plein panier de phallus sur un arbre qui croule sous leur poids (voir ci-dessus).

« C’est un dessin réalisé au XIVe siècle par Jeanne de Monbaston, qui tenait une librairie à Paris avec son mari, explique Frédéric Elsig. Le couple vendait des livres aux universitaires parmi lesquels il y avait beaucoup de dominicains qui détestaient leurs coreligionnaires se réclamant de saint François. La religieuse en question, soupçonnée de ne penser qu’à ça, est une Clarisse, de l’ordre de sainte Claire, qui est l’équivalent féminin des franciscains. Il s’agit donc d’une attaque détournée, et ce d’autant plus que les franciscains ne risquaient pas de tomber sur ce livre.»

Il n’en reste pas moins que la caricature est une manière très prisée de véhiculer l’injure. Ce mode d’expression existe certes depuis longtemps mais il sort du cercle très restreint des manuscrits et atteint véritablement sa cible avec l’apparition de l’estampe, ces gravures reproduites à des centaines d’exemplaires qui circulent à grande échelle à travers le continent. Cette histoire a été retracée par l’exposition Enfer ou paradis : aux sources de la caricature (XVIe-XVIIIe siècle), qui s’est tenue jusqu’en février dernier au Musée international de la Réforme. La journée d’étude du mois d’avril en est d’ailleurs un prolongement.

Le Christ face à l’antéchrist La guerre des caricatures commence en 1521 et c’est Luther qui ouvre les feux. Après avoir été excommunié et ayant rompu définitivement avec l’Eglise catholique, il publie un pamphlet intitulé Passional Christi und Antichristi. Sur chaque double page, il représente, grâce aux talents du peintre et graveur Lucas Cranach, les scènes de la vie du Christ face à celle de l’antéchrist personnifié par le pape.

« Les images, féroces, atteignent leur objectif et les catholiques se sentent agressés, note Frédéric Elsig. Ils répondent de la même manière mais avec beaucoup moins de mordant, se bornant à retourner le compliment aux protestants.»

« Ce phénomène de propagande ne fait que s’amplifier entre 1520 et 1560 et mène aux guerres de religion», estime Frédéric Eslig. A Genève, certains acteurs de cette pièce dramatique n’hésitent pas à jeter de l’huile sur le feu. Pierre Eskrich, un graveur lyonnais, ami de Théodore de Bèze, produit dans la Cité de Calvin au début des années 1560 une adaptation du Passional de Luther, L’Antithèse, qui connaît un franc succès. En 1566, il grave une série de grandes estampes que l’on peut assembler pour former une imposante Mappemonde nouvelle papistique, qui est en réalité une carte de l’enfer peuplé par des catholiques où l’on trouve une profusion de démons et d’allusions au sexe et à l’animalité.