Dieu, l'honneur et l'injure
Péché suprême dans les sociétés qui font de l’honneur une valeur centrale, le blasphème a joué un rôle important dans le développement de la chrétienté jusqu’à ce que la liberté de conscience et la laïcité ne rendent le concept obsolète
Le 28 février 1766, le chevalier François-Jean Lefebvre de La Barre est condamné par le tribunal d’Abbeville pour « impiété, blasphèmes, sacrilèges exécrables et abominables » à avoir la langue tranchée avant d’être décapité, puis brûlé. La sanction est exécutée le 1er juillet de la même année, même si, devant le courage montré par le jeune homme, âgé de tout juste 20 ans, on renonce finalement à lui couper la langue. Son forfait? Avoir chanté des chansons impies et être passé devant une procession de capucins sans avoir ôté son chapeau.
Sur le moment, l’affaire, qui sera la dernière à connaître une telle issue en France, suscite une vive émotion. Depuis Rolle, où il prend les eaux, Voltaire s’insurge contre ce qu’il considère comme le symbole de l’arbitraire de la justice et de l’obscurantisme religieux.
Avec deux siècles et demi de recul, dans une société où il est permis d’aller jusqu’à uriner publiquement sur un livre saint sans encourir de peine de justice (voir page 28), difficile de donner tort au philosophe de Ferney et de ne pas voir dans le traitement infligé au chevalier de La Barre autre chose que la manifestation d’une brutalité appartenant à une époque heureusement révolue. S’en tenir là ne permet cependant de comprendre ni comment ni pourquoi la chrétienté a accepté durant près de mille ans l’idée que l’injure faite à Dieu constituait le pire des crimes possibles. Explications.
« En regard des valeurs qui prédominent aujourd’hui dans le monde occidental, la notion de blasphème n’a guère de sens, confirme Michel Grandjean, professeur ordinaire à la Faculté de théologie. En revanche, elle a joué un rôle tout à fait essentiel dans les sociétés d’Ancien Régime jusqu’à ce que, progressivement, le respect de l’autre devienne une valeur plus fondamentale que l’honneur. »
Existant dès l’Antiquité classique (le terme grec vient de blaptô, « injurier », et de phêmê, « parole », ou « réputation »), le blasphème joue alors un rôle secondaire dans les délits et ne fait l’objet d’aucune loi spécifique.
Son importance croît toutefois avec l’essor des religions monothéistes : dans les Dix commandements (Exode, Deutéronome), l’interdit de l’usage abusif du nom de Dieu figure ainsi en seconde position, juste après le commandement portant sur l’adoration d’une divinité unique. De la même manière, pour Thomas d’Aquin (1224-1274), qui se fait en cela le reflet de l’esprit de son époque, l’injure faite à Dieu constitue le pire des péchés et un acte bien plus grave que l’homicide.
« Le raisonnement de l’auteur de la Somme de théologie est le suivant, explique Michel Grandjean : celui qui tue son voisin lui porte incontestablement une très grosse atteinte, tandis que celui qui s’en prend à la dignité de Dieu ne peut en réalité faire aucun mal au Créateur. Cependant, ce qui compte aux yeux de Thomas, ce n’est pas tant les conséquences du délit que les intentions de celui qui le commet. De la même manière que les tribunaux punissent aujourd’hui plus sévèrement une tentative d’homicide, qu’un homicide par négligence (le Code pénal suisse prévoit respectivement des peines de dix et de trois ans de réclusion, ndlr), il n’y a pas à l’époque de faute plus grave que de remettre en cause l’autorité divine. Et cela, pour tout un ensemble de raisons. »
La première et sans doute la plus fondamentale est l’importance accordée à l’honneur qui, dans le monde féodal, constitue le bien le plus précieux qu’un individu puisse posséder. Tout ce qui porte atteinte à la dignité et à la renommée d’une personne, et a fortiori du roi, de la nation ou de Dieu lui-même, est donc considéré comme un fait extrêmement grave qui exige réparation (il s’agit littéralement de « sauver l’honneur », selon l’expression consacrée).
Entre chevaliers, l’affaire peut se régler par un duel, lequel suffit généralement à « sauver l’honneur » de la personne lésée et donc à classer le différend. Il en va cependant autrement pour ce qui est du commerce avec le Tout-Puissant. « Si vous entendez aujourd’hui quelqu’un mettre en cause la virginité de Marie à la sortie d’un café, vous passeriez pour un fou furieux si vous vous rendiez au poste de police pour déposer une dénonciation, explique Michel Grandjean. Mais dans la Genève du XVIe siècle, il était impensable de ne pas poursuivre un tel comportement, car si les autorités n’intervenaient pas, elles se feraient concrètement les complices du blasphémateur, au risque de faire subir les pires tourments à l’ensemble de la communauté. »
Dieu jaloux L’image que l’on se fait alors de Dieu est en effet celle d’une puissance certes miséricordieuse (pour autant que l’on implore son pardon), mais dans tous les cas jalouse et vengeresse. Provoquer sa colère revient donc à exposer l’ensemble de la société au châtiment des quatre cavaliers de l’Apocalypse que sont la guerre, la famine, les épidémies et les bêtes sauvages. C’est pourquoi, en 1528, il ne fait guère de doute aux yeux de François Ier que le « pullulement des blasphèmes » est la principale cause des « guerres, pestes, stérillitez [sic] » qui affectent alors le royaume de France.
Et la Réforme ne va, de ce point de vue là, rien arranger. Entre le XVIe et le XVIIe siècle, l’arsenal législatif répressif relatif au blasphème se développe en effet considérablement dans l’ensemble de l’Europe occidentale, traduisant une sensibilité accrue au sujet chez les hommes de loi de la chrétienté. « A l’époque, on ne parvient pas à imaginer que, Dieu étant unique, la vérité puisse être multiple, explique Michel Grandjean. Dès lors qu’il y a deux façons d’être chrétien sur le même territoire, l’une est donc forcément fausse aux yeux de l’autre sans qu’il y ait d’accommodement possible puisque la vérité des Ecritures (telle que chacun la comprend) est aussi peu contestable que ne l’est pour nous un théorème arithmétique.»
Selon le professeur, c’est dans ce contexte qu’il faut relire un sombre épisode de l’histoire de Genève et de la biographie de Jean Calvin : l’exécution du médecin et théologien espagnol Michel Servet, emprisonné puis brûlé vif sur ordre du Petit Conseil de Genève le 27 octobre 1553 pour avoir nié la divinité de Jésus et refusé le baptême des nouveau-nés.
Gangrène morale Face à cet acte parfaitement courant au XVIe siècle (Servet n’aurait certainement pas eu la vie sauve ailleurs en Europe) mais qui paraît aujourd’hui totalement disproportionné, on peut estimer, comme le fait déjà sur le moment le théologien français Sébastien Castellion, qu’« on ne prouve pas sa foi en brûlant un homme mais en se faisant brûler pour elle ». A l’inverse, la majorité des contemporains estime que si le blasphème « infecte le monde », comme l’a écrit lui-même Servet, il est du devoir du magistrat d’empêcher sa prolifération, thèse qui est d’ailleurs celle soutenue par Théodore de Bèze.
« Là encore, il est possible de faire une analogie avec le raisonnement médical qui est le nôtre aujourd’hui, complète Michel Grandjean. Lorsqu’une jambe est gangrenée, tout le monde est en effet d’accord pour dire qu’il vaut à tout prendre mieux la couper que de laisser mourir le patient. Il en va de même pour le blasphème, sauf qu’il s’agit non pas de la santé du corps individuel, mais de celle du corps collectif. Selon cette logique, dès le IVe siècle, l’image de la brebis galeuse a été utilisée pour justifier la répression de ceux qui menacent de détruire le corps social en contaminant les esprits par la parole. Et elle est encore très largement partagée au moment de l’exécution de Michel Servet.»
La condamnation du théologien espagnol a par ailleurs une dimension éminemment politique. Remettre en cause l’autorité de Dieu dans une société fondée sur le droit divin équivaut en effet à contester celle de son représentant sur Terre : le prince, le pape ou, dans le cas de Servet, les pasteurs de Genève, à la tête desquels Calvin a une position encore fragile (la majorité du Petit Conseil lui est hostile). En plaidant pour la condamnation de Servet (en l’occurrence par une décapitation plutôt que par le feu), Calvin veut apparaître du côté de ceux qui défendent la vraie foi.
Signe que la sensibilité au blasphème est intimement liée au contexte politique, les choses vont d’ailleurs évoluer avec la fin des guerres de religion et la montée en puissance de la théorie du droit naturel.
Ainsi, à partir du XVIIIe siècle, ce n’est plus tant parce qu’il porte atteinte à l’honneur de Dieu que le blasphème est poursuivi que parce qu’il affecte la sainteté des mœurs et la morale dont la religion est garante, qu’il délite les rapports sociaux ou qu’il amoindrit le principe d’obéissance.
Autant d’arguments qui appartiennent non plus au registre spirituel, mais bien au champ de l’ordre terrestre. Conséquence : la pratique s’assouplit progressivement et, hormis quelques cas restés célèbres, comme celui du chevalier de La Barre, les peines infligées sont essentiellement spirituelles (célébration de messe, aumône, etc.) puisqu’au final on pense désormais que c’est à Dieu lui-même qu’il reviendra de désigner les coupables au moment du Jugement dernier.
« Ce qui change fondamentalement avec la Révolution française et la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789, c’est le principe d’égalité, complète Michel Grandjean. Désormais, toutes les opinions peuvent s’exprimer, y compris en matière de religion. Au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, la Déclaration universelle des droits de l’homme visera à établir la liberté religieuse et donc à rendre caduque la notion de blasphème.
Dans une société démocratique et laïque, chacun est ainsi libre non seulement de croire comme il l’entend mais de s’exprimer librement, dans les limites du respect de l’ordre public. Quand le magazine satirique Charlie Hebdo publie des caricatures de Mahomet dans le but avoué de faire réagir certains musulmans ou quand des Femen manifestent à moitié nues dans des églises parisiennes, on peut juger qu’il y a ou non atteinte à l’ordre public et au respect d’autrui, mais on ne peut en aucun cas parler de blasphème.»
LES NOUVEAUX BLASPHEMATEURS23 octobre 1988 : Des catholiques traditionalistes déclenchent un incendie dans une salle de cinéma à Paris projetant le film « La dernière tentation du Christ » de Martin Scorsese. L’attentat fait 14 blessés. 14 février 1989 : L’ayatollah Khomeini prononce une fatwa contre l’ouvrage de Salman Rusdhie Les Versets sataniques. 30 septembre 2005 : Le journal danois Jyllands-Posten publie la première d’une série de caricatures de Mahomet qui suscitent l’indignation dans le monde musulman. 17 avril 2011 : A Avignon, un tirage de Piss Christ ainsi qu’une autre œuvre de l’artiste américain Andres Serrano, Sœur Jeanne Myriam, tous deux considérés comme blasphématoires par certaines associations, sont vandalisés à coups de marteau et de tournevis par des catholiques « traditionalistes ». Plusieurs gardiens sont agressés et menacés. 24 octobre 2011 : En Alsace, seule région de France où le blasphème constitue encore un délit, le tribunal de Strasbourg confirme la relaxe d’un individu ayant posté sur le Net une vidéo le montrant en train d’uriner sur le Coran. 25 octobre 2013 : Le journal Charlie Hebdo est assigné pour blasphème devant le tribunal de Strasbourg, suite à une Une titrée : « Le Coran, c’est de la merde, ça n’arrête pas les balles ». 20 décembre 2013 : Un membre du mouvement Femen manifeste sur l’autel de l’Eglise de la Madeleine à Paris pour protester contre la position de l’Eglise catholique sur l’avortement. Jugée en juillet 2014 pour « exhibition sexuelle », son procès était encore en cours au moment de mettre sous presse. |