Campus n°119

Les mondes selon Harps

Le spectrographe genevois, installé sur un télescope au Chili, est l’instrument le plus précis du monde dans sa catégorie. Il a permis de découvrir des centaines d’exoplanètes. En construction, son successeur, ESPRESSO, est appelé à faire encore mieux

«Nous avons pris beaucoup de risques en nous lançant dans l’aventure de HARPS», explique Francesco Pepe, professeur au Département d’astronomie (Faculté des sciences), qui a suivi depuis le début, il y a quinze ans, la fabrication du spectrographe, la star actuelle dans la détection des exoplanètes par la technique de la vitesse radiale (lire en page 38). Installé sur le télescope de 3,6 mètres de diamètre de l’ESO (Observatoire européen austral) à La Silla au Chili, l’appareil a été conçu et monté à l’Université de Genève. «Mais le risque a été payant, poursuit l’astronome. HARPS est aujourd’hui encore l’instrument le plus précis du monde dans sa catégorie.» Récit.

En 1998, l’ESO lance un appel à propositions pour la construction d’un spectrographe de haute précision. La chasse aux exoplanètes bat alors son plein et l’organisation européenne veut prendre le train en marche. Le meilleur appareil du moment est le HIRES installé sur le télescope Keck à Hawaï. Il est capable de mesurer une vitesse de déplacement d’une étoile par rapport à la Terre aussi fine que 3 mètres par seconde. Michel Mayor et Didier Queloz ont, quant à eux, réalisé en 1995 la découverte de la première exoplanète (51 Peg) grâce au spectrographe ELODIE, connecté au télescope de 193 cm de Haute-Provence, et dont la précision atteint 15 m/s.

«Avec HARPS (High Accuracy Radial Velocity Planet Searcher), nous proposions de construire un appareil trois fois plus performant que les modèles existants, poursuit Francesco Pepe. L’objectif était de mesurer des vitesses radiales avec une précision de 1 m/s. Nous avions une idée sur la manière d’y arriver, mais nous n’étions pas sûrs que cela soit possible. Mais comme nous étions les seuls à avoir osé répondre à la demande de l’ESO, nous avons remporté la mise.»

Pas une minute de plus Avec Michel Mayor comme responsable principal et Francesco Pepe comme project manager et system engineer, le projet démarre immédiatement. C’est qu’il ne faut pas perdre de temps. Les conditions imposées par l’ESO sont drastiques. Les Genevois ont trois ans pour fabriquer HARPS. Pas une minute de plus. S’ils tiennent les délais, ils ont droit à 100 nuits d’observation par année durant cinq ans. Chaque jour de retard correspond cependant à une nuit d’observation en moins.

HARPS est installé sur le télescope de 3,6 mètres de diamètre de l’ESO à La Silla le 11 février 2003, trois jours avant le terme contractuel, et mis à la disposition de la communauté scientifique le 1er octobre. «Nous pouvons être fiers, souligne Francesco Pepe. Nous avons respecté les délais et le budget. Nous avons même dépassé les promesses de performance puisque le spectrographe atteint une précision de 0,5 m/s. Depuis onze ans, personne n’a fait mieux.»

Le rôle de HARPS consiste à décomposer la lumière d’une étoile et à classer les photons qui lui parviennent selon leur longueur d’onde. Il en résulte un spectre qui est une courbe émaillée d’un certain nombre de «raies». Celles-ci sont des creux correspondant à des longueurs d’onde absorbées par des éléments ou des composés chimiques présents dans l’étoile étudiée ou situés sur la trajectoire de la lumière.

HARPS a été conçu pour être intrinsèquement stable dans ses mesures. Il est monté sous vide et maintenu à une température constante, à un millième de degré près, évitant ainsi que les variations météorologiques n’aient un impact sur les résultats. La lumière entre dans l’appareil par une fibre optique de la taille d’un cheveu et longue de 40 mètres, assurant une illumination très stable du spectrographe. La calibration est, quant à elle, fournie par une source spectrale (une lampe au thorium) intégrée dans le dispositif. L’appareil est tellement fiable qu’il est possible de tirer des informations non seulement de la position des raies (qui renseigne sur la vitesse d’éloignement ou de rapprochement de l’astre) mais aussi de leur forme et de leur profondeur (qui fournissent des indications sur la vitesse de rotation et la température de l’étoile). La résolution spectrale, elle aussi très importante, permet de décomposer la lumière en un très grand nombre de longueurs d’onde.

Le palmarès de HARPS compte des centaines de découvertes d’exoplanètes. Il est à l’origine de la découverte des deux tiers des planètes moins massives que Neptune. Il a également déniché des dizaines de super-Terre, dont certaines proches de la zone habitable autour d’étoiles de type solaire. Pour l’ESO, HARPS est l’instrument qui est à l’origine du plus grand nombre de communiqués de presse et d’une liste impressionnante d’articles scientifiques.

En 2012, un appareil similaire, HARPS-N, également conçu par les astronomes genevois mais au sein d’un autre consortium international, a été installé sur le Télescope italien Galileo de 3,58 mètres à La Palma dans les îles Canaries. Il permet de couvrir l’hémisphère Nord et, surtout, de confirmer certaines découvertes parmi les milliers réalisées par la mission KEPLER (spécialisée dans la méthode dite du transit, lire en page 38) dans une petite région de la Constellation du Cygne.

Le successeur de HARPS s’appelle ESPRESSO. Le projet, porté par les astronomes genevois, a déjà été accepté par l’ESO et se trouve désormais en phase de réalisation. La salle d’intégration est sur le point d’être construite à l’Observatoire de Genève. L’instrument est destiné à être installé en 2017 sur le VLT (Very Large Telescope) dans le désert d’Atacama au Chili. Il pourra se brancher sur n’importe lequel des quatre télescopes de 8 mètres de ce complexe, voire même sur les quatre à la fois et cumuler ainsi leur lumière. Ce sera donc le premier spectrographe connecté à l’équivalent d’un télescope de 16 mètres de diamètre.

Un grand ESPRESSO «Nous avons présenté ESPRESSO comme un HARPS adapté au VLT capable de mesurer des vitesses aussi petites que 10 cm/s, explique Francesco Pepe. La mission première d’ESPRESSO sera la traque aux planètes encore plus petites qu’aujourd’hui. Mais étant donné l’essor que prennent les mesures d’atmosphères d’exoplanètes, il n’est pas exclu que l’on consacre aussi l’appareil à cette activité.»

Les astronomes genevois participent également au développement d’un spectrographe (SPIROU) fonctionnant non pas dans la lumière visible mais dans le proche infrarouge et qui devrait être installé sur le Télescope Canada-France-Hawaï (CFHT) à Hawaï en 2017. En collaboration avec le Brésil, ils travaillent aussi sur un projet équivalent mais destiné à un télescope de l’hémisphère Sud (le NTT à La Silla au Chili).

Histoire d’ancrer l’astronomie genevoise dans le futur de la recherche et de la caractérisation d’exoplanètes, Francesco Pepe et son équipe participent par ailleurs à l’étude d’un spectrographe qui pourrait prendre place sur l’E-ELT (European Extremely Large Telescope) de l’ESO dont le début de la construction est prévu pour 2014, sur le Cerro Armazones dans le désert d’Atacama au Chili. Le spectrographe branché sur un tel monstre pourra réaliser le même travail qu’ESPRESSO avec 5 fois plus de précision ou en 25 fois moins de temps.